C. Concepts transversaux : la carrière de l’objet technique pendant l’utilisation

1. Différences et similarités entre la France et la Chine

Il est possible de distinguer deux formes d’utilisation des véhicules : la gestion logistique d’une flotte et l’usage d’un camion par son chauffeur. Ces deux formes sont fortement liées. Ainsi, le retour d’expérience pour la flotte de véhicule se fait au travers de l’utilisation des véhicules par les chauffeurs, ce qui pose problème lorsque les entreprises cherchent à évaluer leurs camions. Par ailleurs, les chauffeurs sont dépendants de l’organisation du transport qui est mise en place au niveau de la flotte de véhicules.

L’utilisation de la flotte est marquée par trois étapes : la modification du véhicule, l’attribution a priori à une tâche et les éventuels changements de tâches en fonction des expériences d’utilisation.

Au moment de la livraison du véhicule, trois formes de l’objet co-existent : la représentation que le transporteur a du véhicule dont il a besoin, la représentation issu de l’objet intermédiaire créé pendant le processus de vente et l’objet matériel qui a été livré. L’adaptation permet de conduire un rapprochement entre ces trois formes par le biais de modifications éventuelles de l’objet matériel ou des représentations de l’objet. La deuxième étape consiste à attribuer une tâche à un véhicule lors de sa livraison dans l’entreprise. Dans un troisième temps, les employés des entreprises de transport routier de marchandises construisent des prises sur le couple que forment le chauffeur et son véhicule, parfois en les différenciant et parfois en les confondant, pour évaluer les véhicules.

La première différence entre la carrière de l’objet dans les deux pays concerne l’étape de modification des véhicules. En France, se sont essentiellement les deux représentations de l'objet qui sont rapproché au travers des modifications de l’objet matériel. En Chine, il s’agit avant tout de remédier aux différences entre l’objet matériel d’une part et les deux représentations de l'objet d’autre part.

La deuxième différence est que les objets matériels sont évalués individuellement en Chine alors que les représentations de l'objet portent sur l’ensemble des objets d’un même modèle en France.

La troisième différence porte sur l’importance accordée à la dernière étape : le retour d’expérience. En Chine, à la livraison du véhicule, les représentations de l'objet en lien avec une perception du contexte permettent de construire une première hiérarchisation des objets matériels. Les tâches les plus importantes sont affectées aux véhicules considérés comme les meilleurs. Les critères de hiérarchisation varient entre les entreprises qui utilisent des véhicules équipés de moteur dCi 11. Certaines entreprises attribuent les tâches selon la criticité des marchandises à transporter. Pour d’autres entreprises, c’est l’importance du client qui est prise en compte. Enfin, pour les entreprises étrangères et les joint-ventures, le point central est de diminuer leur sentiment d’insécurité. Cette première hiérarchisation est sommaire. Généralement, a priori, les entreprises de transport distinguent seulement les véhicules importés, les véhicules utilisant des technologies étrangères et les véhicules chinois. Cette hiérarchie est affinée au cours de l’usage, les entreprises évaluant le véhicule seul ou le couple qu’il forme avec le chauffeur.

En France, généralement, dans le cas des véhicules équipés de moteurs dCi 11, l’organisation des missions préexiste à l’objet matériel. Deux types de véhicules sont distingués gamme « grand routier » et gamme « routier économique » a priori. Les missions de transport à la demande tendent à être attribués aux premiers tandis que le transport organisé est réalisé par les seconds. Dès lors, les véhicules équipés de moteurs dCi 11, qui appartiennent à la gamme des routiers économiques, sont assigné à une ligne de transport définie auparavant en fonction de la volonté de maximiser les temps de travail des chauffeurs et l’utilisation des camions. Lors de l’usage, les entreprises de transport françaises construisent également des prises sur l’objet technique, néanmoins, elles ne les utilisent pas pour modifier l’attribution des tâches. Les grandes entreprises de transport mettent en place des prises objectivées moyennes pour chaque modèle de véhicule et évaluent leur coût de revient pour orienter leurs achats. Dans les petites entreprises, les prises construites sont orientées par la perception du contexte du transport et ne modifient pas les représentations de l'objet a priori (présupposés négatifs vis-à-vis des véhicules équipés de moteurs dCi 11 qui sont vus comme contraire aux valeurs du « mythe »). Seul les entreprises de transport en compte propre utilisent leurs expériences de l’objet matériel pour modifier leur représentation de l'objet et les tâches qu’elles leur attribuent.

L’utilisation du véhicule par le chauffeur nous a permis de distinguer deux idéaux-types de l’utilisation des objets techniques au sens de M. Weber424.

Le premier idéal-type est construit à partir des anciens chauffeurs en Chine et des chauffeurs qui font référence au « mythe » de l’organisation traditionnel en France. L’élément central du type est le régime d’emprise qui entraîne une personnalisation du véhicule par le chauffeur. L’utilisation du véhicule est réalisée au moyen de prises propres à l’objet technique et au chauffeur que ce dernier construit à partir de ses perceptions. Les chauffeurs ont alors une connaissance fine de l’objet technique et de ses réactions. Ils cherchent à le comprendre et ont un rapport « enchanté » à l’objet technique. Dans ce cadre, l’action technique est construite sur un savoir « a-scientifique », par exemple, la « recette » pour la réparation ou le « geste et la parole » pour la conduite. La connaissance qui permet l’action technique est construite par une approche pragmatique sans théorisation.

Le second idéal-type est basé sur les types des nouveaux chauffeurs faisant carrières en Chine et les chauffeurs refusant les valeurs du « mythe » en France. Ce type est centré sur un régime d’objectivation au travers duquel les chauffeurs ne reconnaissent à l’objet aucun attribut des êtres humains. L’action technique est orientée par des prises qu’ils ont généralement apprises par une formation théorique et qu’ils appliquent au moyen d’indicateurs ne reposant pas sur leurs sens. Le type repose sur une technologie « scientifique » principalement au moyen d’une théorisation a priori. Le savoir qui guide l’action technique dépend, en effet, d’une volonté du chauffeur de rationaliser l’utilisation, c’est-à-dire de l’adapter à ses fins en fonction des perceptions des systèmes techniques et sociaux. Alors que le premier type est généralement associé à la tradition, le deuxième relèverait de la modernité. Ce dernier marque ainsi le « désenchantement » du rapport à l’objet technique qui n’est plus appréhendé que par ses aspects quantifiables.

L’utilisation des véhicules par les chauffeurs est guidée par la construction d’une représentation de l’objet technique par deux processus distincts. Dans le premier type, la construction de la représentation passe par la mise en place de prises par le chauffeur sur l’objet matériel à partir de ses sensations. Dans le second type, le chauffeur se réapproprie une définition de l’objet intermédiaire construite par un ensemble d’acteurs du secteur du transport routier de marchandises. Il utilise alors des prises construites avant l’utilisation pour construire sa représentation de l’objet.

Il existe également deux idéaux types en ce qui concerne la construction des représentations de l'objet qui vont guider la gestion logistique d’une flotte. Le premier repose sur une idéalisation du cas des entreprises chinoises. Ces dernières accordent beaucoup d’importance au retour d’expérience et attribue des tâches à des véhicules qu’ils jugent être les meilleurs en fonction de la manière dont ils ont remplis les missions précédentes. Le second est construit à partir du cas des entreprises de transport pour compte d’autrui en France. Celles-ci organisent leurs missions de transport avant la livraison du véhicule, par rapport à une volonté de maximiser l’usage des véhicules et des chauffeurs et en fonction d’une définition de l’objet préexistante à la livraison de l’objet matériel.

Relier la typologie des chauffeurs et celle de la gestion logistique d’une flotte de véhicule, permet de construire des idéaux types de l’utilisation des objets techniques. Il s’agit de distinguer deux manières de construire les représentations de l'objet qui vont guidées l’action technique. Dans le premier type, la construction des représentations de l'objet se déroule après la livraison de l’objet matériel. L’utilisateur construit des prises sur l’objet technique pendant son usage, ce qui lui permet d’affiner ses représentations et de lui attribuer des tâches mieux adaptées. Dans le second type, les représentations de l'objet sont construites avant la livraison de l’objet matériel. Il s’agit d’une volonté de théoriser a priori le contexte social en fonction d’une définition de l’objet technique construit avant la réception de l’objet matériel. L’analyse ne porte plus alors sur l’objet matériel utilisé mais sur l’ensemble des objets d’un même type. Il s’agit d’évaluer un modèle dans le cas des transporteurs pour compte d’autrui. Dans le cas de la conduite rationnelle, les principes sont sensées être valables pour l’ensemble des véhicules. Les prises construites sur l’objet matériel sont alors orientées par des perceptions du contexte ou par un objet intermédiaire préexistant. Cette théorisation se fait au détriment de la prise en compte des spécificités de l’objet matériel. Ce type tend à reposer sur un savoir scientifique et un rapport désenchanter à l’objet technique.

Notes
424.

WEBER M., essai sur la philosophie des sciences, Paris, Nathan, 1991.