A. De l’objet matériel aux représentations de l’objet : les deux faces des prises

La carrière de l’objet technique débute avec la création de représentations à partir d’objets matériels. L’étape de l’innovation du moteur dCi 11 nous a permis de comprendre comment les acteurs construisent des prises sur des objets matériels qui intègrent leurs propres logiques d’action. Ces prises reposent sur l’objet matériel, dont l’ontologie technique et physique constitue un cadre pour les représentations. Néanmoins, ce cadre est réinterprété et médiatisé par une construction sociale qui intègre les logiques sociales des acteurs et notamment leur perception du contexte.

Par exemple, l’innovation du moteur dCi 11 en France a débuté par la constitution de jugements sur les gammes antérieures, perçues comme étant dépassées par la concurrence. Ces prises sur les moteurs existant à l’époque étaient également orientées par les logiques des acteurs. Les membres de la direction « stratégie produit » mettaient en cause la consommation pour renforcer la position spécifique du constructeur français : le routier économique. Ceux de la direction commerciale critiquaient le manque de puissance pour revendiquer un nouveau positionnement par rapport à la concurrence.

Les représentations de l’objet technique intègrent des perceptions du contexte social mais également technique comme le montre l’importance des « revers saillants », les perceptions du système technique, sur la constitution des premières représentations. En effet, la gestion électronique des moteurs, l’injection à haute pression et la mise en place de quatre soupapes par cylindre étaient perçues comme le « futur » des moteurs et ont été introduites dans le projet par peur d’être en retard vis-à-vis de la concurrence.

Le rôle joué par les objets matériels et les logiques des acteurs varie. Ainsi, au départ du projet moteur dCi 11 en France, les perceptions du contexte jouaient un rôle prépondérant. Puis, au cours du projet, les représentations de l'objet ont reposé de plus en plus sur les solutions techniques choisies, c’est-à-dire les objets matériels fabriqués (mulets et prototypes). Cette part est également variable selon les pays, les membres de l’équipe projet en France ayant tendance à accorder plus d’importance aux perceptions du contexte alors que leurs homologues chinois orientent leurs représentations avant tout à partir des objets matériels. Ainsi, au début du projet à Dongfeng Limited, les attentes vis-à-vis du nouveau moteur étaient peu précises. Seules deux caractéristiques ont été prises en compte à ce moment : la puissance et la norme de pollution. Ces attentes vis-à-vis de l’objet technique ont été précisées par l’évaluation des objets matériels, c’est-à-dire les différents moteurs existants.

L’étude de l’étape de l’utilisation a permis d’affiner la compréhension de ce processus de constitution des représentations de l'objet. Cette étape permet donc de montrer que la construction des représentations de l'objet n’est pas simplement basée sur l’objet matériel mais qu’il existe également une influence de certains objets intermédiaires. Les prises construites sur l’objet matériel sont également orientées en fonction de définitions de l’objet construites avant l’utilisation de l’objet matériel.

Par exemple, certains chauffeurs utilisent l’objet intermédiaire de la conduite rationnelle et les prises qui lui sont associées pour guider leur conduite. Cette utilisation n’est jamais une simple copie et les chauffeurs adaptent les principes qui correspondent le mieux à leurs attentes. Ainsi, les nouveaux chauffeurs chinois qui font carrière dans ce métier utilisent l’objet intermédiaire comme un moyen de se distinguer des autres chauffeurs. Néanmoins, s’ils utilisent la conduite rationnelle, c’est seulement lorsque les principes ne contreviennent pas à l’efficacité du transport et ne pénalisent pas leur vitesse. De même, les nouveaux types de chauffeurs en France utilisent la conduite rationnelle. Certains chauffeurs ne s’investissent pas dans leur métier et appliquent seulement les instructions. A l’inverse, d’autres chauffeurs revendiquent la constitution d’une nouvelle compétence professionnelle centrée sur la conduite et font également une application des principes de la conduite rationnelle. Les objets intermédiaires peuvent donc être repris par les acteurs, qui adaptent et utilisent certaines des prises qui en découlent, dans la construction de leurs représentations à partir des objets matériels.

Il est possible de distinguer deux idéaux-types de la construction de représentations de l'objet. Dans le premier, la construction de prises repose avant tout sur l’objet matériel. Dans le second idéal-type, des objets intermédiaires construits ou des perceptions du contexte jouent un rôle dominant dans la construction des représentations de l'objet.

Ces types reposent aussi sur la temporalité de la construction des représentations. En effet, dans le premier, les jugements sont construits pendant l’utilisation. Dans le second idéal-type, ce sont des objets intermédiaires et des perceptions du contexte, qui existaient avant l’utilisation de l’objet matériel, qui servent de base aux représentations.

Le premier type est généralement lié à l’utilisation que les « traditionnels » font de leurs objets matériels. Les prises reposent sur les sens des acteurs et reposent sur une technologie « a-scientifique », c’est-à-dire qu’elles sont construites sans théorisation. Ce type se traduit par un rapport d’emprise entre l’acteur et l’objet matériel, c’est-à-dire par l’absence de repère d’objectivité permettant de juger l’objet. L’acteur attribue alors à l’objet les mêmes caractéristiques qu’à un humain. Il en a généralement une connaissance très fine mais qui ne peut être formalisée.

A l’inverse, le deuxième idéal-type est rattaché aux « modernes » et à la volonté de rationaliser les usages. Les prises sont autant que possible objectivées, c’est-à-dire qu’elles reposent sur des critères extérieurs aux individus. Leur mise en place est basée sur une technologie « scientifique », c’est-à-dire qui repose sur une théorisation a priori ou a posteriori. Le second idéal-type se traduit par un régime d’objectivation dans lequel l’acteur met en place des repères d’objectivité pour pouvoir juger l’objet technique comme un objet et non comme un humain.

En ce qui concerne l’opposition entre les approches de la co-construction et de la co-influence, dans le chapitre dédié à l’innovation, nous avions argumenté que la construction des représentations de l'objet à partir des objets matériels était un phénomène mêlant aspects sociaux et techniques. Cette étape semble donc mieux décrite par les outils de la co-construction. Néanmoins, l’étude de l’étape de l’utilisation a permis d’affiner notre compréhension et de montrer comment combiner cette approche avec la co-influence.

Le concept de « prise » permet de rendre compte de la co-existence des deux approches. Les représentations sont construites sur un objet matériel. Les contraintes que ce dernier oppose sont liées à son appartenance au domaine physique et à un ou plusieurs systèmes techniques. Il constitue un cadre pour les représentations. Ce cadre est médiatisé par des logiques sociales lors de la constitution des prises mais celles-ci restent indépendantes de la construction sociale qui en est faite. La prise relie un acteur et un objet matériel. Elle a deux faces. La première repose sur l’objet matériel. Les contraintes imposées par ce dernier doivent appréhendées grâce aux outils de la co-influence notamment les notions de domaine physique et de système technique. La seconde face de la prise intègre les logiques sociales pour relier l’objet matériel à l’acteur. Logiques sociale et technique se mêlent alors sans distinction dans une co-construction et cette dernière approche est alors la plus adaptée.

En résumé, ce premier type de lien qui concerne le passage entre objet matériel et la représentation de l'objet fait également intervenir des logiques sociales, des perceptions du contexte, les contraintes physiques et techniques mais également des objets intermédiaires. Il est l’objet d’une double interaction entre technique et social. La première, qui rend compte du rôle des contraintes propres à l’objet matériel, relève de la co-influence. La seconde, qui concerne la manière dont les acteurs perçoivent ces contraintes en lien avec leurs propres logiques, relève de la co-construction.