B. Des représentations de l'objet à l’objet intermédiaire : traduction et trahison

Le deuxième type de lien concerne le passage entre les représentations de l’objet et les objets intermédiaires. Ce lien prend la forme d’une traduction. Ce terme est utilisé pour marquer deux idées. La première est qu’il existe une différence de langage entre ces deux formes de l’objet technique. En effet, l’objet intermédiaire assurant le lien entre les représentations et l’objet physique, le langage utilisé pour le décrire doit permettre la matérialisation. Il doit être décrit de manière à pouvoir être fabriqué. La deuxième idée est que le terme de traduction renvoie également à l’idée de trahison. En effet, le passage du commun au collectif n’est pas automatique et entraîne une modification de la substance de l’objet technique. Il s’agit de négocier pour obtenir un accord sur le contenu de la définition du projet technique.

Dans le cadre de l’innovation, ce qui pose problème est essentiellement le changement de langage. Mais la construction d’un consensus ne va pas de soi. En France comme en Chine, l’innovation passe par la construction d’un consensus sur un premier objet intermédiaire en terme d’attentes vis-à-vis du moteur. Dans ce cadre, un élément crucial est la question de la taille du réseau.

Dans le cas de l’innovation du moteur en France, les membres de l’équipe projet étaient pris entre la nécessité d’augmenter la taille du réseau pour améliorer les chances de succès et les distorsions causées à l’objet technique pour faire entrer de nouveaux acteurs dans le réseau. Le projet a été mené dans trois réseaux différents, ce qui a entraîné des modifications de la définition du moteur. Le projet a d’abord été mené dans le cadre d’une alliance avec Volvo puis avec Mack, une filiale de Renault aux Etats-Unis. Il concernait alors un moteur de dix litres de cylindrée. Finalement devant des résistances internes au constructeur français, dont les employés étaient favorables à un moteur de 11 litres, le projet a été développé par le constructeur français seul, ce qui a entraîné la nécessité de baisser son coût.

Le processus de changement de langage intervient ensuite. Le premier objet intermédiaire en terme d’attentes vis-à-vis du moteur doit être traduit en terme technique. Les membres de l’équipe projet interrogent l’objet intermédiaire en anticipant les contraintes techniques et physiques. Ils sélectionnent ensuite des réponses techniques aux problèmes. Il est possible de distinguer deux types en ce qui concerne la manière de trouver des réponses techniques aux problèmes.

Le premier type découle d’une perception du contexte social et économique. Ainsi, chez Renault Véhicules Industriels, l’équipe projet tendait à sélectionner les réponses en fonction de sa compréhension du système technique. Il s’agit alors de sélectionner la technique la plus adaptée au problème que se pose l’équipe projet. Cette théorisation a priori et sa formalisation à ce stade rend le second objet intermédiaire construit plus rigide. 

Le deuxième type se base sur une évaluation des objets matériels. Par exemple, chez Dongfeng Limited, l’équipe projet tend à régler les problèmes techniques en sélectionnant les objets physiques disponibles localement. Plutôt que de sélectionner la réponse technique que l’on estime la plus appropriée, il s’agit d’essayer celles qui sont le plus immédiatement disponibles et de vérifier qu’elles conviennent par une procédure d’essais. Ce deuxième type de construction des solutions rend le second objet intermédiaire plus souple.

Dans le cadre de la vente, il s’agit également de réaliser une double opération. Il faut que les représentations de l'objet par les membres du réseau, qui est constitué d’au moins un vendeur et un transporteur, soient mises en commun pour construire un objet intermédiaire. Dans le même temps, ce dernier doit passer d’un langage en termes de besoins du client, aux caractéristiques techniques d’un camion et enfin à un modèle dans la gamme du constructeur. Ce changement de langage n’est pas sans enjeu, mais le problème principal de la vente est d’obtenir un accord entre des parties ayant des intérêts directement opposés puisqu’il s’agit de trouver un accord sur la définition et le prix d’un véhicule entre un vendeur et un transporteur.

Il est possible de distinguer trois types de traduction.

Dans le cas de la « traduction unilatérale », un acteur utilise son monopole sur la capacité de traduire d’un langage à l’autre pour imposer sa représentation de l'objet sur l’objet intermédiaire. Ainsi, en France, les transporteurs en compte propre sont souvent incapables de traduire leurs besoins en terme de caractéristiques techniques pour le véhicule et de modèle dans la gamme du constructeur. Le vendeur utilise sa compétence pour orienter la construction de l’objet intermédiaire de manière à ce qu’il corresponde à sa propre représentation du véhicule. La question de la compétence à traduire est stratégique, certains acteurs essaient de se revendiquer comme étant les seuls à la réaliser de manière correcte ou légitime. Ainsi, dans le cas de la maintenance et réparation, les constructeurs en France et en Chine souhaitent imposer leur réparateur comme les seuls ayant la capacité de traduire les symptômes en terme de problèmes techniques pour contrôler la constitution de la liste des pannes à réparer ou des opérations de maintenance à effectuer. Cette volonté soulève de nombreuses résistances de la part des transporteurs qui estiment être capables de réaliser eux-mêmes la traduction.

Le second type de traduction est une « négociation ». Dans ce cas, c’est un rapport de pouvoir préexistant au réseau sociotechnique qui influence le processus et détermine l’acteur qui va pouvoir imposer sa représentation de l'objet. Les ventes auprès d’un transporteur pour compte d’autrui en France et la relation entre chargeurs et transporteur en Chine correspondent à ce type. En France, les marques de camion se livrent une véritable lutte pour conquérir des parts de marché. La vente est perçue comme un moyen de se créer un « parc » de véhicule. Les constructeurs européens réalisent peu de marge sur la vente par rapport aux importantes marges des activités de réparation et de vente de pièce de rechange. Dès lors, le rapport de pouvoir qui se joue entre les vendeurs et les transporteurs est favorable à ces derniers lorsqu’ils sont capables de réaliser eux-mêmes le changement de langage. Dans le réseau sociotechnique, ils peuvent imposer leur représentation de l'objet dans la constitution de l’objet intermédiaire. En Chine, en raison de la surcapacité de transport et de l’organisation du transport sous la forme de « taxis de marchandises », les transporteurs sont souvent dépendants de leur chargeur. Dès lors, ce dernier peut imposer ses attentes en ce qui concerne le type de véhicule acheté.

Enfin, le troisième type de traduction est une « discussion ». Les rapports de pouvoir entre les membres du réseau sont maîtrisés et chaque acteur reconnaît à l’autre la compétence nécessaire au changement de langage. Par exemple, en Chine, il se produit une « discussion » lorsque le réseau sociotechnique correspond au cercle de connaissances du transporteur. Le concept de « face » permet de contrôler les rapports de force et de confronter plus ouvertement les différentes représentations de l’objet en présence.

L’étude de la vente de l’objet technique a permis de montrer qu’il existait une influence de l’objet matériel sur le passage des représentations de l'objet à l’objet intermédiaire. En effet, les définitions du véhicule dépendent aussi des possibilités de combinaisons, c’est-à-dire des contraintes techniques et physiques ainsi que des anticipations de ces contraintes par le constructeur. De même, lors de l’invention, la construction des objets intermédiaires repose sur une anticipation des contraintes techniques et physiques.

Le processus de construction des objets intermédiaires est centré autour de la co-construction du social et de la technique. Néanmoins, la définition du camion dépend aussi des possibilités de combinaison qui dépendent de contraintes techniques liées à l’objet matériel. Ces contraintes sont construites socialement lorsqu’elles sont prises en compte dans la traduction néanmoins elles restent en partie indépendantes de la construction sociale qui en est faite. Pour rendre compte de cette part, il faut avoir recours aux outils de l’approche de la co-influence. Le passage des représentations de l'objet à l’objet intermédiaire donne également un rôle à l’objet matériel et co-construction et co-influence doivent être combinées pour en rendre compte.