C. De l’objet intermédiaire à l’objet matériel : la matérialisation et les trois rôles de l’objet technique

Le troisième type d’interactions entre les formes de l’objet concerne le passage de l’objet intermédiaire à l’objet physique. Il s’agit d’un processus de matérialisation. Lorsque les représentations sont traduites sous la forme d’une définition de l’objet, il s’agit de fabriquer un objet physique correspondant.

L’étude de l’étape d’innovation a permis de montrer que ce processus de matérialisation opérait une confrontation entre les attentes des acteurs du réseau d’un côté et le domaine physique et les systèmes techniques de l’autre.

Cette confrontation est réalisée par deux mécanismes. Il s’agit tout d’abord du passage de la solution technique théorique à l’objet technique. La question est alors de savoir si l’objet technique est fabricable. Le deuxième mécanisme est constitué par les tests permettant d’évaluer les caractéristiques techniques des objets physiques. Il s’agit alors de déterminer si l’objet technique fabriqué fonctionne.

La confrontation pose problème en raison des spécificités du domaine physique et des systèmes techniques. L’objet matériel impose des contraintes en raison de son ontologie physique. Les systèmes techniques ont également une influence. Avant l’innovation du moteur dCi 11, les moteurs de Renault Véhicules Industriels fonctionnaient comme les premiers moteurs basés sur la thermodynamique et l’énergétique. Les interactions entre les différentes structures étaient maîtrisées et ne posaient pas de problème. En ce sens, ces structures formaient un tout cohérent, un système particulier qui est généralement nommé « mécanique ». Dans le cas du moteur dCi 11, il existe des contraintes à cause de l’introduction de structures techniques issues d’un nouveau système nommé « électronique ». Ces structures ont un mode de fonctionnement particulier qui n’est pas observable à l’œil nu, ce qui modifie principalement les pratiques de réparation.

Il existe aussi des contraintes liées à la constitution d’ensembles composés de structures de différents systèmes techniques. Pendant l’innovation du moteur dCi 11 en France, les membres de l’équipe projet ont beaucoup travaillé sur la nécessité de mise en cohérence des structures du système électronique avec le reste du moteur. En effet, il existe des possibilités d’interférences entre les éléments de différents systèmes. L’équipe projet a, par exemple, mis en place des structures pour isoler le calculateur EECU des vibrations du reste du moteur. Enfin, il existe des contraintes pour transférer de l’information entre les structures des deux systèmes. Dans le système mécanique l’information était transportée parallèlement au canal d’énergie. L’électronique crée un nouveau canal pour le transfert d’information qui passe non plus par la force mais par sa modulation. Le transfert d’information d’une structure « mécanique » à une structure « électronique » est réalisé par le biais de capteurs. Le sens inverse est réalisé grâce à un dispositif de pilotage, comme par exemple l’électrovanne qui permet au calculateur de commander l’injection.

La matérialisation des solutions techniques entraîne une confrontation directe avec les contraintes propres au domaine physique et aux systèmes techniques. Dans ce processus, il n’est plus question d’entremêlement entre logiques sociales et techniques mais d’interactions et chaque domaine garde son indépendance. Dès lors, l’approche de la co-influence semble être la plus adaptée pour décrire la matérialisation. Néanmoins, l’étude de l’étape de la fabrication montre que le processus de passage entre l’objet intermédiaire et les objets physiques n’est pas aussi simple et qu’il implique également des phénomènes de co-construction. En effet, pour être matérialisé, un objet intermédiaire doit être intégré par un ensemble d’acteurs qui réalise l’action technique de fabrication. Le processus implique donc aussi des représentations.

En effet, pour être fabriqué l’objet intermédiaire matériel produit pendant l’innovation doit subir une double transformation. La définition de l’objet en termes de caractéristiques techniques doit tout d’abord être traduite dans une logique de fabrication. Elle est inscrite dans les procédures mais également dans les équipements. Cette traduction est également une trahison : elle intègre les logiques sociales des acteurs et modifie le contenu de l’objet technique. Dans le cas du moteur dCi 11, cette transformation a été influencée par les jugements portés par les membres de l’équipe projet sur le travail des opérateurs. Ainsi, l’équipe projet de Renault Trucks avait une méfiance importante vis-à-vis du travail humain, ce qui l’a conduit à privilégier a priori les opérations automatiques.

La deuxième transformation est issue du passage de l’objet intermédiaire aux représentations de l'objet des opérateurs et de leur encadrement. Ces représentations ne sont pas identiques à l’objet intermédiaire traduit dans une logique de fabrication. Elles se différencient en incluant les enjeux des acteurs. Dans le cas des usines de montage du moteur dCi 11 en France, il s’agissait de la nécessité de « faire avancer la chaîne ». En Chine, les opérateurs et leur encadrement avaient la volonté d’adapter une procédure jugée trop rigide pour diminuer le coût du produit. Ces représentations de l'objet, différentes de l’objet intermédiaire, sont testées par la pratique et lorsque aucun défaut n’est constaté sur les objets matériels, elles sont « validées ». Ce processus « d’essais et d’erreurs » éloigne progressivement les représentations qui guident la fabrication du produit de la définition qui en avait été faite pendant le processus d’innovation.

Ces deux transformations de l’objet technique sont limitées par les contraintes propres à l’objet matériel fabriqué. Ce dernier forme un cadre contraignant pour les représentations. Si une représentation va à l’encontre des contraintes de l’objet technique, l’objet matériel ne marchera pas selon les caractéristiques qui ont été déterminées comme étant le fonctionnement normal. Les contraintes imposées par l’objet technique ne sont néanmoins pas incontournables puisqu’il est possible de modifier la structure matérielle de l’objet technique. Ainsi, dans les deux usines de montage, les opérateurs fabriquent des objets matériels qui se différencient de l’objet intermédiaire et qui fonctionnent de manière différente. Ces modifications sont tolérées ou ignorées tant que l’objet continue de fonctionner de manière considérée comme acceptable.

L’objet technique joue donc un triple rôle. Le premier est auto-imposé. L’acteur va orienter son action technique en fonction de sa propre représentation de l'objet. Le second est imposé par le réseau ayant constitué une définition collective de l’objet. L’objet intermédiaire a une influence lorsque ce réseau l’impose à l’acteur menant l’action technique. Il s’agit alors d’imposer l’objet intermédiaire dans la représentation de cet acteur. Le troisième rôle est lié à l’objet matériel. En raison de son appartenance au domaine physique et à un ou plusieurs systèmes techniques, l’objet matériel impose des contraintes qui ne peuvent être dépassées qu’au prix d’une modification de sa forme physique.

Pour la matérialisation, comme pour la construction des prises et la traduction des représentations sous la forme d’objet intermédiaire, le rôle de l’objet technique dans l’action doit être analysé en combinant les outils de la co-construction et de la co-influence. Le passage de l’objet intermédiaire à l’objet matériel est marqué par une confrontation aux contraintes du domaine matériel et des systèmes techniques. Ce passage est médiatisé par une double transformation de l’objet intermédiaire, traduction dans une logique de fabrication et adaptation dans les représentations des acteurs menant l’action technique. Cette transformation est limitée par les contraintes imposées par l’objet matériel et ces limitations ne peuvent être dépassées qu’au prix de modifications de ce dernier. La confrontation aux contraintes du domaine technique et des systèmes techniques ainsi que les cadres contraignant de l’objet matériel sur les représentations peuvent être analysés grâce aux outils de la co-influence. La double transformation de l’objet intermédiaire, ainsi que la détermination de l’acceptabilité des modifications apportées à l’objet matériel, sont en revanche un processus mêlant indistinctement technique et social. Dès lors, l’approche de la co-influence est plus adaptée pour le décrire.