Différences culturelles et constitution des représentations de l'objet : l’objectivation française et l’emprise chinoise ?

Le premier temps de la boucle est centré sur la construction de représentations à partir d’un ou plusieurs objets matériels. Nous avons argumenté que les prises qui permettent aux acteurs de construire un jugement sur l’objet technique avaient deux faces. La première repose sur l’objet technique et doit être analysée avec les outils de la co-influence pour prendre en compte les spécificités de la technique, comme l’appartenance au domaine physique et à un ou plusieurs systèmes techniques. La seconde repose sur l’individu en intégrant ses logiques propres, notamment sa perception du contexte social et technique (les « revers saillants »). Des objets intermédiaires construits avant l’utilisation de l’objet technique peuvent influencer cette deuxième face ou être utilisés par les acteurs qui reprennent alors tout ou partie des prises qui sont liées à cette définition de l’objet.

Nous avons différencié deux idéaux-types de ce processus de construction de prises. Le premier est le rapport d’emprise. La première face de la prise qui repose sur l’objet matériel joue alors un rôle plus important dans la construction des représentations. Cet idéal type entraîne généralement une connaissance très fine de l’objet matériel. L’utilisateur met en place de prises subjectives et a recours à des technologies « a-scientifiques » au sens de B. Gille, c’est-à-dire purement empiriques. La première face est aussi marquée par un attachement de l’utilisateur vis-à-vis de l’objet qui ne peut plus être considéré comme une chose indifférenciée et qui acquière une individualité, c’est-à-dire qu’on lui attribue alors certaines caractéristiques de l’être humain.

Le second idéal type est le rapport d’objectivation. C’est la seconde face de la prise, qui intègre les objets intermédiaires préexistants et les logiques de l’utilisateur, qui domine alors dans la constitution des représentations. Cet idéal-type est marqué par la volonté de rationalisation des jugements qui se traduit par le recours à une technologie « scientifique » au sens de B. Gille, c’est-à-dire reposant sur une théorisation et sur des prises objectivées. Les savoirs techniques ne sont plus alors basés sur un objet matériel en particulier mais sur l’ensemble des objets techniques d’un même modèle ou type. Le rapport à l’objet technique est alors désenchanté. Celui-ci est considéré comme une chose indifférenciée.

Ces deux idéaux-types peuvent caractériser les modes de construction des représentations d’un objet technique aussi bien en France qu’en Chine. Néanmoins, les actions techniques sont majoritairement guidées par le rapport d’emprise en Chine et le rapport d’objectivation en France.

Ainsi, dans l’étape de l’innovation, les représentations qui guident le premier objet intermédiaire, les pré-requis, sont construites en croisant des jugements sur les gammes antérieures et en fonction de perception du contexte social et technique. Néanmoins, certains éléments de leur constitution diffèrent dans nos deux pays d’étude.

Chez Renault Véhicules Industriels, les membres des directions impliquées avaient des représentations détaillées de l’objet avant même le début du projet. Les logiques divergentes des deux directions représentant les transporteurs au sein du projet expliquent l’ambiguïté des premières définitions du moteur dCi 11. La direction « produit et stratégie » souhaitait renforcer le placement de la marque dans la gamme des véhicules routiers économiques et insistait sur la nécessité de diminuer la consommation. La direction « commerciale » voulait que Renault Véhicules Industriels se positionne mieux vis-à-vis des autres marques en montant de gamme et en augmentant la puissance. Les représentations étaient aussi orientées par la perception des équipes de « recherche et développement » sur le contexte technique. Ces dernières créent des « revers saillants », c’est-à-dire que certaines techniques sont perçues comme représentant le futur des moteurs ; l’idée étant que si la marque ne les développe pas, elle sera en retard sur ses concurrents.

Chez Dongfeng Limited, les représentations de l'objet technique avant le début du projet sont peu développées. Deux caractéristiques ont été prises en compte : la puissance et la norme de pollution. C’est la comparaison entre les différents moteurs existants qui va permettre d’affiner les représentations puis de créer des objets intermédiaires. Les représentations de l’équipe chinoise sont moins construites à partir de perceptions du contexte social et technique qu’à partir de jugements sur les objets matériels. Le choix est tout d’abord orienté vers les constructeurs européens, Renault Trucks et Volvo, pour obtenir un moteur de qualité supérieure. Entre ces deux marques, la question du coût a joué un rôle important en raison de la perception des transporteurs comme recherchant essentiellement des produits à bas coût. De même, la meilleure connaissance des techniques du moteur dCi 11, grâce à l’implantation en Chine du fournisseur d’injection Bosch, a favorisé ce choix.

Dans l’étape d’utilisation, on trouve aussi cette tendance. Pour l’utilisation de la flotte, cette propension se retrouve dans la manière dont les tâches sont attribuées aux nouveaux véhicules et dans l’évolution de cette attribution des tâches.

En France, les tâches sont attribuées en fonction d’éléments préexistants à l’utilisation du véhicule. Les grandes entreprises de logistique ont mis en place une organisation des missions de transport qui préexiste à la livraison des véhicules et dépend peu de leurs caractéristiques techniques. En effet, ces transporteurs souhaitent maximiser l’utilisation des véhicules et des chauffeurs. Les petites entreprises de transport pour compte d’autrui organisent les tâches en fonction de présupposés sur le véhicule. Ainsi, les véhicules équipés des moteurs dCi 11, comme le Premium, ont une mauvaise image car ils sont perçus comme étant adaptés à la modernisation du transport routier de marchandises qui remet en cause l’organisation traditionnelle de ce secteur.

Dans ces deux types d’entreprises, l’utilisation du véhicule ne vient pas modifier l’organisation des tâches. Les grandes entreprises de transport mettent en place des prises moyennes sur le fonctionnement d’un type de véhicules (notamment son coût) mais utilisent ces données uniquement pour orienter les futurs achats. Ce n’est pas alors un véhicule particulier qui est jugé mais tous les véhicules d’un même modèle ou d’une même marque. Les petites entreprises de transport pour compte d’autrui ne remettent pas en cause leurs présupposés sur les véhicules, même lorsque leurs expériences d’utilisation du véhicule tendraient à les questionner.

En Chine, les missions de transport sont également organisées en fonction d’une représentation a priori des véhicules. Néanmoins, dès la livraison du véhicule, ces représentations sont remises en causes par une évaluation des caractéristiques de l’objet matériel. Ainsi, en Chine dès la phase d’adaptation, les transporteurs vérifient l’adéquation entre leur représentation de l’objet et l’objet matériel. Les véhicules sont alors hiérarchisés et les tâches les plus importantes sont attribuées aux meilleurs véhicules. Trois types d’entreprises utilisent des véhicules équipés de moteurs dCi 11 en Chine. Pour les entreprises étrangères, ces véhicules permettent de répondre à un sentiment d’insécurité. Les véhicules les plus sûrs sont alors utilisés pour les missions les plus critiques. Pour les grandes entreprises de logistique, il s’agit d’afficher leur réussite économique en achetant des véhicules utilisant des technologies étrangères. Ces véhicules sont alors rarement utilisés et seulement pour des missions de prestige, en fonction de l’importance des clients. Enfin certaines entreprises achètent ces véhicules en raison des spécificités de leur marchandise. Ce sont alors les véhicules les plus fiables et les plus rapides qui sont utilisés pour les marchandises les plus rapidement périssables.

Lors de l’utilisation, les transporteurs chinois utilisent leurs expériences des véhicules pour modifier la hiérarchisation et donc l’attribution des tâches. Les hautes attentes vis-à-vis des véhicules étrangers, conjuguées avec les problèmes rencontrés par ces derniers sur les routes chinoises, entraînent généralement une importante déception. Les véhicules sont alors souvent moins utilisés ou réservés à des missions de prestige.

En ce qui concerne l’utilisation des véhicules, dans les deux pays, il existe des chauffeurs qui se rapprochent des deux idéaux-types. Le rapport d’objectivation a été conçu sur les nouveaux chauffeurs qui font carrière en Chine et des chauffeurs qui se désengagent du « mythe » en France. Le rapport d’emprise a été construit à partir des observations des anciens chauffeurs en Chine et des chauffeurs qui font référence au « mythe » de l’organisation traditionnelle du secteur du transport en France. Il correspond également aux troisième type de chauffeur en Chine, ceux qui n’utilisent pas de véhicule dCi 11 : les nouveaux chauffeurs ne faisant pas carrière.

Les idéaux-types n’occupent la même place dans ces deux pays. Si le rapport d’emprise sert de référence à l’organisation traditionnelle du transport routier de marchandises en France et joue un rôle symbolique important, il est minoritaire en nombre. A l’inverse en Chine, le rapport d’emprise concerne la majorité des chauffeurs chinois.

En ce qui concerne la construction des représentations, les différences entre la France et la Chine correspondent à une tendance à privilégier l’un des deux idéaux-types. En France, l’équipe projet de Renault Trucks, les entreprises de transports et les chauffeurs tendent à construire leurs représentations de l'objet en privilégiant leurs perceptions du contexte ou les objets intermédiaires qui préexistaient. Ils se rapprochent donc du type de l’objectivation. A l’inverse, en Chine, les membres de Dongfeng Limited, les entreprises de transport et les chauffeurs privilégient l’objet matériel dans la construction des prises. Ils sont donc plus proches du type de l’emprise.