Différences culturelles et constitution des objets intermédiaires : traduction et système de normes et de sanctions

La constitution des objets intermédiaires à partir des représentations de l'objet prend la forme d’une double transformation. Elle est constituée d’une traduction (c’est-à-dire d’un changement de langage car l’objet intermédiaire doit être traduit en des termes qui permettent la matérialisation). L’objet matériel joue ainsi un rôle dans cette traduction ; il impose des contraintes qui limitent les possibilités de combinaison entre les différentes structures techniques disponibles. Cette constitution passe aussi par une modification de la « qualité » du social au sens de C. Giraud425 (du commun au collectif). Ce processus est une trahison au sens où le contenu même du projet est transformé. Dans notre recherche, nous avons relevé trois types pour ce processus.

Dans le premier, la « traduction unilatérale », un des acteurs impose sa représentation en utilisant son monopole en ce qui concerne la maîtrise des différents langages ou en s’imposant comme le seul légitime pour réaliser la traduction. Dans le second, « la négociation », c’est un rapport de force qui préexiste au réseau sociotechnique qui détermine l’acteur capable d’imposer sa représentation de l'objet. Dans le troisième, « la discussion », la maîtrise partagée des rapports de pouvoir permet une confrontation des représentations des différents acteurs.

La traduction unilatérale est particulièrement observable dans la politique de Renault Trucks en France. Le constructeur essaie de mettre en place des « traductions unilatérales » dans ses relations avec les transporteurs. Pendant la vente des véhicules, cette stratégie fonctionne seulement avec les transports en compte propre qui ont une moins bonne connaissance des véhicules et ne sont pas capables de traduire leurs besoins en terme de caractéristiques techniques pour un véhicule, ni en terme d’un type de véhicule dans la gamme d’un constructeur. La majorité des ventes se déroule dans un processus proche de la « négociation ». Les transporteurs profitent de la concurrence entre les différentes marques, qui crée un rapport de force qui leur est favorable, pour imposer leurs représentations de l'objet.

Pour les activités de maintenance et de réparation, cette stratégie provoque beaucoup de résistance de la part des transporteurs. Les transporteurs estiment généralement avoir les connaissances nécessaires pour créer leurs propres représentations de l'objet normal et de son état actuel, desquelles découlent les opérations de maintenance à effectuer. Néanmoins, à la différence du processus de vente, les concessions du constructeur refusent de céder au rapport de force et continuent à imposer les représentations de l'objet de ses réparateurs. Les transporteurs ayant des connaissances techniques évitent alors d’avoir recours aux concessionnaires de la marque pour ces activités. Ils ne se rendent dans les concessions que pour les pannes les plus importantes qu’ils ne savent pas réparer seuls ou pour lesquels ils n’ont pas le matériel adapté. Dans les autres cas, ils utilisent leurs ateliers intégrés ou des réparateurs indépendants auprès desquels ils peuvent imposer leurs propres représentations dans un processus de « négociation ».

En Chine, le constructeur utilise moins la « traduction unilatérale ». Cette stratégie n’est pas utilisée dans le cas de la vente, les vendeurs intervenant peu dans la constitution de la définition du véhicule. La constitution de l’objet intermédiaire entre les vendeurs et les transporteurs prend alors la forme d’une « négociation » favorable à ces derniers. Généralement, les transporteurs construisent cette définition avant d’arriver dans la concession et l’imposent aux vendeurs. Dans le cas des véhicules équipés de moteurs dCi 11, il ne s’agit pas de constituer une définition de véhicule qui correspond aux besoins du transporteur mais de vendre un véhicule déjà fabriqué qui se trouve dans les stocks du concessionnaire. Dans ce cas, la vente n’est réalisée que si la définition constituée par le transporteur est similaire à ce véhicule. A nouveau, l’objet intermédiaire découle donc principalement de la représentation du transporteur, le vendeur n’intervient qu’en proposant des véhicules disponibles en stock, qui correspondent plus ou moins à cette définition.

Les activités de maintenance sont aussi déterminées par un processus de « négociation », les transporteurs imposant leurs représentations de l’objet dans l’objet intermédiaire qui guide l’action technique. Dans le cas de la réparation, ce processus est dominant, néanmoins, sur une étape particulière le constructeur essaie de mettre en place une « traduction unilatérale ». C’est le transporteur qui définit l’objet intermédiaire à partir duquel sont déterminés les éléments en panne qui doivent être réparés. Le constructeur essaie cependant de faire reconnaître sa légitimité, au détriment de celle du transporteur, à déterminer l’objet intermédiaire de définition de l’état actuel de l’organe incriminé. Le but est de contrôler la décision concernant la possibilité de remettre en état la pièce ou la nécessité de la remplacer, choix qui pose souvent problème dans les concessions.

En France comme en Chine, dans les relations entre transporteurs et constructeurs, la construction des objets intermédiaires est majoritairement réalisée par un processus de « négociation ». Les transporteurs profitent de leur avantage dans les rapports de pouvoir avec le constructeur pour imposer leurs représentations de l'objet. Néanmoins, Renault Trucks et dans une certaine mesure Dongfeng Limited essaient d’imposer une traduction unilatérale pour renverser cette situation.

La particularité de ce processus en Chine est la prégnance d’un troisième type : la « discussion ». Il se produit lorsque les transporteurs constituent les objets intermédiaires de définition des véhicules à acheter ou déterminent les opérations de maintenance et de réparation à effectuer, dans des cercles de connaissances interpersonnelles (« guanxi ») avant de se rendre dans les concessions. Ce type de traduction existe aussi en France, lorsque les transporteurs et leurs amis, souvent des collègues, discutent des véhicules qu’ils souhaitent acheter. Néanmoins, en France, le cercle de connaissances n’est jamais aussi formalisé et il n’est pas consulté systématiquement par les transporteurs. Ces cercles jouent donc un rôle moins important qu’en Chine. En effet, dans ce pays, le système de normes et de sanctions repose sur l’existence de ces cercles et de la nécessité pour tous les membres de préserver leur « face » vis-à-vis des autres.

Notes
425.

GIRAUD C., op. cit., 1999.