Différences culturelles et matérialisation des objets physiques : anticipations et réactions aux contraintes du domaine technique.

Au sujet de la fabrication d’un objet matériel à partir d’un objet intermédiaire, il est possible de distinguer trois phases. L’objet intermédiaire est traduit dans une logique de fabrication puis assimilé dans les représentations des opérateurs. Ces dernières sont alors matérialisées par une confrontation avec les contraintes du domaine physique.

Dans la première phase, l’objet intermédiaire issu de l’étape d’innovation doit être traduit dans une logique de fabrication, c’est-à-dire dans des procédures et des équipements de fabrication. Il s’agit alors d’un processus de traduction similaire à celui de la constitution de l’objet intermédiaire puisqu’il s’agit de changer collectivement le langage de définition de l’objet technique. Ce processus est également une trahison et le contenu de l’objet technique se trouve modifié en raison des logiques des acteurs réalisant la trahison. La plus importante différence entre les constructeurs français et chinois concerne la confiance vis-à-vis du travail humain.

L’équipe projet de Renault Véhicules Industriels avait une forte méfiance vis-à-vis des opérateurs et présupposait que pour avoir un moteur de qualité, il fallait automatiser la chaîne. V. Scardigli426 souligne cette croyance en la supériorité de la réalité perçue par la machine sur celle perçue par l’homme dans son étude des techniques aéronautiques.

Les membres de l’équipe de Dongfeng Limited n’avaient pas cet a priori et, pour diminuer le coût de la chaîne, ils ont constitué une chaîne avec plus d’opérations manuelles. Des postes automatiques ont été ajoutés mais seulement après avoir constaté l’échec des opérations manuelles.

Dans la deuxième phase, l’objet intermédiaire traduit est assimilé par les opérateurs. Les représentations de l'objet sont différentes de l’objet intermédiaire car elles intègrent leurs logiques. Le processus est le même que pour la construction des représentations : des prises sont construites sur des objets matériels et orientées par des logiques sociales ou des objets intermédiaires préexistants. On retrouve les deux idéaux types d’emprise et d’objectivation selon la face de la prise (celle portant sur l’objet matériel ou sur les logiques sociales de l’individu) qui est la plus importante dans le processus.

En France, dans le régime d’objectivation, c’est l’objet intermédiaire traduit qui sert de référence. Les représentations tendent à se différencier en raison de la volonté des opérateurs et de leur encadrement direct de « faire avancer la chaîne ». Ces modifications restent informelles car elles ne sont pas reconnues comme étant légitimes.

En Chine, dans le régime d’emprise, les représentations sont d’avantage orientées par la face de la prise reposant sur l’objet matériel. Deux logiques s’opposent. La première concerne la volonté de réduire le coût du produit qui entraîne la différenciation des représentations vis-à-vis de l’objet intermédiaire. La deuxième logique vise à conserver ce dernier sans le modifier pour assurer la production d’un produit de qualité internationale, c’est-à-dire répondant aux mêmes normes de production que les moteurs de Renault Trucks. Dans les usines du constructeur chinois, l’encadrement reconnaît la nécessité d’adapter les objets intermédiaires aux situations rencontrées au cours de la production et le processus de modification est encadré par des membres des différentes unités qui composent l’équipe projet. Autour de chaque problème, des consensus sont construits entre les partisans de ces deux logiques grâce à des prises sur l’objet matériel, pour savoir dans quelle mesure il est nécessaire de modifier ou de conserver l’objet intermédiaire.

Dans la troisième phase, les représentations de l’objet des opérateurs servent de base à la fabrication de l’objet matériel. Les représentations se heurtent alors à une double contrainte du domaine technique et des systèmes techniques. La première concerne la faisabilité de la représentation. La seconde touche la fonctionnalité de la représentation matérialisée. Lorsque la représentation est réalisable et qu’elle n’est pas liée à un défaut par la suite, les opérateurs valident l’action technique qui en découle. Cette double confrontation n’est pas gérée de la même manière par les employés de Renault Trucks et de Dongfeng Limited.

L’objet intermédiaire est la référence légitime pour la fabrication de l’objet matériel en France. L’action technique tend à être davantage guidée par une anticipation des contraintes techniques et les opérateurs privilégient les actions techniques préventives.

Dans le cas de la Chine, les employés de Dongfeng Limited reconnaissent l’importance de l’adaptation des procédures et conduisent moins d’actions préventives mais possèdent une grande réactivité face aux problèmes rencontrés.

Le poste de réglage de l’intervalle entre le culbuteur et le pousse culbuteur constitue un bon exemple. L’opérateur français essaie d’avoir un intervalle qui corresponde à sa représentation avant le serrage. L’opérateur chinois ne réalise qu’un premier réglage approximatif avant le serrage car cette opération modifie souvent l’intervalle. Après le serrage, l’opérateur ajuste l’intervalle par rapport à sa représentation en corrigeant le premier réglage approximatif.

La matérialisation, c’est-à-dire la confrontation entre une représentation de l'objet et le domaine physique, peut se produire sous deux formes. Dans la première, qui est privilégiée en France, les contraintes du domaine physique sont anticipées. Dans la seconde, les représentations sont directement confrontées au système technique et ajustées en fonction des résultats. En Chine, c’est cette deuxième forme qui domine. Il ne s’agit pas de dire que les chinois se comportent uniquement de manière réactive et que les français ne font qu’anticiper mais de souligner des tendances.

Notes
426.

SCARDIGLI V., op. cit., 1992b.