Ce document est diffusé sous le contrat Creative Commons « Paternité – pas d’utilisation commerciale - pas de modification » : vous êtes libre de le reproduire, de le distribuer et de le communiquer au public à condition d’en mentionner le nom de l’auteur et de ne pas le modifier, le transformer, l’adapter ni l’utiliser à des fins commerciales.
Nous commençons par exprimer notre gratitude envers les personnes en situation de lèpre sociale en qui nous avons trouvé un soutien et une amitié pendant ces huit années de compagnonnage. Nous remercions aussi par avance toutes celles et tous ceux dont le nom n'apparaît pas dans cette page et qui nous ont aidés d'une manière ou d'une autre. Ils se reconnaîtront.
Nous tenons également à remercier les professeurs François Laplantine et Issiaka Prosper Lalèyè qui ont su nous laisser la liberté nécessaire à l'accomplissement de notre thèse, tout en y gardant un œil critique et avisé. Ils ont toujours montré de l'intérêt pour nos travaux et répondu à nos sollicitations lorsque le besoin s'en faisait sentir. Nous espérons que cette thèse sera un remerciement suffisant au soutien et à la confiance sans cesse renouvelée dont ils ont fait preuve en notre égard.
Nous remercions Madame Francine Saillant et Monsieur Abdoulaye Bara Diop de nous avoir fait l'honneur d'être les rapporteurs de cette thèse. Nous éprouvons un profond respect pour leur travail et leur parcours, ainsi que pour leurs qualités humaines. Le regard critique, juste et avisé qu'ils ont porté sur nos travaux ne peut que nous encourager à être encore plus perspicaces et engagés dans nos recherches. Merci à Monsieur Ibou Sané d'avoir accepté de faire partie de notre jury. Merci aussi à Alioune Sy et Madoune Sarr pour leur appui sur le terrain, ainsi qu’à Christian Welschinger pour sa relecture.
Cela va de soi, nous remercions évidemment les membres de notre famille pour leur irremplaçable et inconditionnel soutien. Ils ont été présents en supportant nos surcharges de travail et en partageant nos joies. Cette thèse est un peu la leur, aussi. Merci à Yvette, Christelle, Franck, Oulèye, Idrissa, Rokhaya d'être toujours à côté de nous jusqu'aux dernières lignes de cette thèse.
Si l'ensemble de la thèse a été réalisée dans une démarche dialogique qui s'est poursuivie jusque dans l'écriture, nous indiquons ici les chapitres rédigés dans leur version finale par Martine Buhrig (MB) et Aliou Sèye (AS).
Le prologue, l'introduction, les paradigmes méthodologiques et la conclusion ont fait l'objet d'une rédaction finale commune.
PREMIERE PARTIE : CONTEXTES ET PROCESSUS DE CONSTRUCTION CULTURELLE DE LA LEPRE SOCIALE
CHAPITRE 1 : IMPLICATIONS THEORIQUES, MATERIAUX ANTHROPOLOGIQUES ET ETHNOLOGIQUES
1.1. Paradigmes méthodologiques - MB et AS
1.2. Le rôlecritiqued'une conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance sociale -AS
1.3. L'ethnoscape de la lèpre sociale, les constructions de l'intolérable et le refus de l'arbitraire- MB
CHAPITRE 2 : HISTOIRE POLITIQUE, CULTURELLE ET SOCIALE DE LA LEPRE AU SENEGAL
2.1. Contexte spatial,culturel,politiqueet social- MB
2.2. Dakar : mirages et réalités –MB
2.3. Politique publique de la lèpre - AS
CHAPITRE 3 : LEPRE SOCIALE : ENTRE MALADIE (MAL-A-DIT) ET MALAISE (MAL-AISE)
3.1. Maladie, «mal-a-dit» ou quand le mal parle- AS
3.2. Traces, trajectoires, itinéraires- AS
3.3. Imprégnation religieuse, mal-aise – MB
DEUXIEME PARTIE : LEPRE SOCIALE ET LUTTE POUR LA
RECONNAISSANCE
CHAPITRE 4 : LES LIENS SOCIAUX
4.1. Vérité du mythe et stigmate de la lèpre - MB
4.2.Le corps, le socialet le sensible- AS
4.3.Puissance transformatrice de la reconnaissance sociale-AS
CHAPITRE 5 : L’IMPACT D’UNE RECONNAISSANCE JURIDIQUE AMBIGUË
5.1. Le baobab, refuge du lépreux - MB
5.2. Lèpre et politiquessociales- MB
5.3. Rue et ethnoscape – AS
CHAPITRE 6 : LA RECHERCHE DE LA PARTICIPATION SOCIALE
6.1. Le conte de « la vendeuse de soleil » comme horizon - MB
6.2. Lèpre sociale et organisation collective dans la rue- MB
6.3. Entre le villageet la ville– MB
TROISIEME PARTIE : LEPRE SOCIALE, HUMANITAIRE, ETHIQUE, GLOBALISATION, AIRES POSTCOLONIALES
CHAPITRE 7 : EXCLUSION SOCIALE, ETHIQUE ET LUTTE POUR LES DROITS FONDAMENTAUX
7.1. Lèpre sociale,pauvreté et exclusionsociale- AS
7.2. Le droit des personnes en situationde lèpre socialeface à l'injustice- AS
7.3. Lèpre socialeet éthique - AS
CHAPITRE 8 :LA LEPRE SOCIALE ET LA QUESTION HUMANITAIRE
8.1. Idéoscape et enjeux humanitaires - MB
8.2. Entre justice sociale et crises humanitaires - MB
8.3.. Lèpre sociale,missioncivilisatriceet droit d'ingérence- AS
CHAPITRE 9 : ETAT POSTCOLONIAL, UNIVERSALISME ET MONDIALISATION HUMANISTE
9.1. Culture et fracture postcoloniales en Afrique - AS
9.2. Civilisation humaine : le singulier et le pluriel – MB
9.3. Mondialisation et progrès humain - AS
Le Magal de Touba est tout proche. Le Magal, cette grande fête religieuse de la confrérie mouride qui célèbre, non pas le retour, mais le départ en exil du Cheikh Ahmadou Bamba. Ce chef religieux vivait à l’intérieur du pays dans le Baol. Le colonisateur français pensait que ce marabout très populaire pouvait soulever les foules. Suite à un différent avec Faidherbe, gouverneur du Sénégal, il a été exilé au Gabon. C’est cet exil qui est célébré comme un appel de Dieu. Car le Cheikh s’est consacré à écrire des « tonnes de livres », offrant la connaissance de Dieu à travers la poésie mystique : ces « khassaïd » que les mourides ne cessent d’étudier.
Les rues de Dakar se sont toutes peu à peu vidées. Il n’y a plus l’intense circulation habituelle. Fini les embouteillages légendaires, et le grouillement des passants, des commerçants et des petits vendeurs à la sauvette, des touristes et des petits talibés, ces petits mendiants d’Allah. Tout le monde s’est envolé vers le haut lieu du pèlerinage, vers la ville sacrée de Touba. Pourtant, en cette douce soirée caressée par le vent frais du large, il reste quelques mendiants qui n’ont pas fait le voyage. Ils sont là. Nous marchons le long des rues, en plein cœur de Dakar. La mer avec ses pêcheurs, ses pirogues et ses fumeuses de poissons dorment, tout près.
Trois jeunes « polyo » en fauteuil roulants font la course en contre sens de la circulation de façon à pouvoir se garer et ne pas se faire renverser si un véhicule arrive. Une personne à moitié dénudée reste là, un « fou » comme on dit ici, vêtu de vieux habits qui ont la couleur jaunâtre des rues sablonneuses de la ville. Il se lave avec de l’eau déposée dans une vieille boîte de conserve métallique qui semble avoir traversé bien des histoires. Un linge mouillé dans la main, il se frotte le visage en tournant le dos à la chaussée. C’est ainsi qu’il a choisi de se protéger du regard des autres, en se cachant derrière un arbre, à l’heure où la nuit recouvre la ville d’un voile ténébreux. Le côté gauche de l’arbre- paravent lui sert de lieu discret pour sa toilette tandis que, sur le côté droit du même arbre, il a installé son quartier général pour la nuit : des cartons, un vieux balluchon, tout est prêt pour dormir.
Une femme, une drianké d’une quarantaine d’années, nous aborde pendant que nous discutons tout en marchant. La drianké, c’est le prototype de la femme modèle pour le Sénégalais : d’un certain âge, avec des formes plantureuses, elle déambule en chaloupant des fesses et parle en pesant ses mots, sourit en dévoilant ses dents blanches avec beaucoup de séduction dans le regard. Elle nous demande l’aumône pour elle et ses deux filles qui l’accompagnent. Des petites jumelles d’une dizaine d’années, très bien habillées, avec de jolies robes multicolores et un beau regard plein de fraîcheur.
Un jeune talibé, un oublié du Magal, avec son vieux vêtement en guenille qui semble ne plus avoir de couleur, déambule encore au milieu des gens. Il essaye de récolter de l’argent. Des vendeurs passent également, cherchant à vendre leurs costumes sénégalais, leurs batiks, leurs objets attrape-touristes. Nous sommes maintenant dans une des rues très fréquentées de Dakar entre la Cathédrale et la place de l’Indépendance.
Devant la mosquée, des hommes sont là. Assis sur le trottoir, ils se lavent les pieds : ces ablutions rituelles précèdent la rencontre avec Dieu. Des ablutions avec cette eau, sans mélange, qui a le pouvoir de nettoyer toute souillure… rendre pur ce qui est impur ; ce vieux rêve de l’homme qui sourd du tréfonds de lui depuis des temps immémoriaux ! Puis ils entrent dans la mosquée. C’est l’heure de la prière. Ils chantent. On les aperçoit debout, la tête penchée, en signe d’humilité devant une présence mystérieuse.
Juste en face de la mosquée, il y a des femmes. Elles semblent s’apprêter à dormir dans la rue. Quelques cartons sont déjà sortis et déposés sur le trottoir. Nous traversons pour les rencontrer. En nous approchant d’elles, nous voyons leurs mains : des amputations des doigts… des moignons aux pieds et aux bras pour certaines : la lèpre !
La femme dont nous nous approchons est une mamie qui semble très âgée. Son corps est un peu courbé en deux, mais elle est pleine de vivacité dans le regard et dans le geste. Lorsqu’elle nous voit, elle nous fait face. Ses yeux sont rouges, ses paupières tombent sur un visage très marqué par la dureté de la vie. Elle a perdu la plupart de ses dents. Il ne lui en reste qu’une dans la mâchoire supérieure. Elle porte un foulard enrubanné autour de sa tête et un pull-over sous sa longue robe traditionnelle. Deux boucles d’oreilles en plaqué or dansent autour de son visage. Au delà des mots, par delà la déficience sensorielle et motrice, elle respire la dignité d’être une femme à part entière. Elle nous reçoit sans peur, nous sert la main avec beaucoup d’empathie et nous parle de façon très naturelle… comme si nous nous étions toujours connus. Bien plus tard, les autres femmes de son groupe nous apprendront que c’est la « doyenne », celle qui veille sur chacune, celle qui imprime l’esprit du partage alors même qu’elles connaissent une situation d’extrême dénuement à la rue. La doyenne nous confie :
« C’est dur d’être pauvre et âgée ; et en plus malade.
Mais, Dieu, merci pour la vie ! » nous dit-elle.