La lèpre, fléau de l'humanité pendant des siècles, marquée par la stigmatisation et l'exclusion, n'appartient malheureusement pas au passé puisqu'elle touche encore cinq cent mille nouvelles personnes chaque année, et qu'il reste deux millions huit cent mille lépreux dans le monde (Rapport Pasteur, 2006). Elle est une maladie éradiquée dans une bonne partie du monde (Europe et Amérique du Nord) mais elle sévit encore en Asie et en Afrique.
Malgré les progrès et les résultats de la médecine, la figure du lépreux1 renvoie encore au mélange de crainte et de dégoût qui caractérisent, depuis toujours, la maladie. Ainsi, sa disparition sur le plan biologique et médical ne présume en rien d'une absence au niveau des représentations de la maladie, dont les contours débordent les limites des classifications nosographiques des affections pathologiques. D’où la remarque pertinente de Raoul Follereau (1978), à savoir qu’elle se soigne, mais on ne guérit pas de la lèpre.
Si la figure du fou oriente les peurs collectives sur le plan des maladies mentales et que celle de l'épileptique joue un rôle d'échangeur (Michel Foucault, 1999) dans la problématique du dualisme du corps et de l'esprit, la figure du lépreux, elle, représente l'image d'une maladie dont les manifestations organiques paralysent d'effroi, et excluent d'emblée le malade de son groupe familial ou social (Touati François-Olivier, 1998).
Pendant longtemps, et à travers l’espace et le temps, la lèpre était moins appréhendée sur un plan organique que sur un plan religieux. À l'époque féodale par exemple, l'Ancien Testament gouvernait les représentations de la maladie, en la qualifiant de «maladie-punition» ou «maladie-sanction» : la lèpre était considérée comme une punition divine à cause d’un acte de transgression, notamment d'ordre sexuel, et le corps du lépreux comme le lieu d'un châtiment (Michela Marzano, 2007).
Dans le contexte contemporain, où la religion et la science cherchent leurs marques vis-à-vis de la maladie, les représentations traditionnelles de la lèpre n'apporteraient-elles pas des éléments de compréhension à de nombreuses interrogations ? En particulier, dans l'épreuve d'une maladie grave, l'appréhension du « corps » est-elle exclusivement réservée au domaine biomédical ou fait-elle également référence à des ordres de réalité différents, tels que le sacré ou le culturel ?
Il s'agit alors d'éclairer ces réalités du sacré, de la religion et du culturel, à travers les représentations relatives à la lèpre à l'époque contemporaine. En particulier, nous nous centrerons sur la lèpre sociale en tant que symbolisme relatif à la souillure ainsi qu’à l'exclusion systématique des malades et des anciens malades.
En Afrique occidentale, il est vrai que prédomine encore, sous l’influence des deux religions importées (Islam et christianisme), une appréhension religieuse au sein de laquelle les représentations populaires s'accordent à voir dans la maladie une trace de la transgression et du péché originel. La modernité avec les progrès de la science, de la technique et de la technologie, ainsi que de la médecine, autorise un certain infléchissement de l'origine punitive des maladies dans un long processus de «désacralisation» de la maladie.
Mais, jusqu’à présent, la maladie, appréhendée dans sa relation à l'homme malade, n’est pas considérée comme un objet désincarné. Avant tout, il s'agit d'une personne. Et si l'exclusion du lépreux projette ce dernier dans un univers socialement indistinct, cela ne signifie pas pour autant que la maladie dont il est victime est placée dans une sphère d'appréhension autonome, par rapport aux autres sphères composant l'identité de la personne et celle de sa communauté. L'homme atteint de lèpre est isolé de par sa réduction à une unique identité de malade. Cependant, il refuse d’être coupé de son inscription culturelle et sociale, bien qu’il reste marqué dans son corps et son existence entière.
À travers l'histoire, il paraît que la lèpre suppose deux conditions réunies : d'une part, la rupture d'un interdit ; d'autre part, le contact avec le sacré. L'idée de souillure est omniprésente dans cette perception de la réalité nosologique. Aussi, dans son quotidien, le lépreux assume cette trame mythologique, spirituelle, sociale et culturelle de la dimension collective de la société à laquelle il appartient.
De cette succincte analyse, émerge l'idée que l'exclusion est un processus, davantage encore dans la société africaine. La « mort au monde » du lépreux représente, en effet, le passage d'une réalité visible à une réalité invisible, acte sacré et à caractère initiatique. L'exclusion relève du sacré, dans lequel la mort est assumée et transfigurée. Son lien à la vie et à l'invisible est « cultivé », c'est-à-dire qu'il représente le passage d'un mode d'être à un autre. L'identité de la personne exclue n'est pas une identité figée dans la séparation mort/vie, visible/invisible, qui caractérise aujourd'hui la représentation de la mort dans les sociétés modernes.
Ainsi, c’est un choix difficile que nous avons posé en parlant de lèpre sociale en ce qui concerne les lépreux et leurs conditions de vie au Sénégal. Le concept de lèpre sociale est certes très « révolutionnaire », si on le compare à des notions telles que « déficients, désavantagés sociaux, déviants, inadaptés, infirmes, incapables, mutilés, personnes dépendantes, personnes exceptionnelles (terminologie canadienne), personnes en situation de lèpre sociale, etc. » pour désigner des personnes humaines différentes en situations sociales de mépris (Axel Honneth, 2006).
Nous reconnaissons qu’il y a une grande évolution dans les regards, les attitudes, les comportements et les nominations, mais il reste encore du chemin à parcourir, surtout sur celui très chaotique et très long des lépreux dans leur vie quotidienne.
Pour interpréter les sentiments de mépris, de souffrance, d’errance, de violence que les lépreux vivent au quotidien et leurs ré-actions de refus de l’arbitraire (Arjun Appaduraï, 2007), le terme lèpre sociale nous semble assez dynamique pour porter leur sens de la lutte pour la reconnaissance (Axel Honneth, 2002). Les définitions et les classifications internationales du handicap ont souvent une connotation péjorative et technocratique. L'idée de classer des personnes différentes induit la crainte de les voir mis en compartiments, en catégories, leur souffrance en rubriques, leurs problèmes quotidiens en tableaux et pourcentages. Nous nous démarquons résolument de ces modèles, par éthique et par engagement personnel sur le terrain social.
Les nomenclatures sont nécessaires, car il y a toujours obligation de définir, de désigner, ne serait ce que pour s’entendre, parler un langage scientifique sans équivoque (ou pas trop), afin de reconnaître les situations et échanger entre les acteurs que sont les intervenants, les personnes intéressées, les familles, les professionnels, les décideurs politiques, etc. Maîtriser ces situations, pour ce qu'elles sont, sans jugement sur ce qu'elles valent à ceux qui les vivent au quotidien (dans leur chair et dans leur âme), est donc indispensable en gardant à l'esprit le caractère concret et humain des réalités ainsi évoquées.
C’est pourquoi, ces tentatives de définition ou de classification des situations sociales sont moins des mises en rubrique théoriques et arbitraires qu'une réflexion avec les intéressés (les lépreux) sur les concepts et les théories utilisés et, partant, une manière d’interpréter les situations et les interprétations qu’en font les personnes concernées. Elles traduisent donc, à un moment donné, le regard porté sur les différences, et doivent être appréhendées avec recul et perspective.
Le plus frappant lorsqu'on pénètre dans la sphère de la lèpre, ce n'est pas seulement qu'on remarque et qu’on note la différence, mais c’est également la différenciation à outrance, la stigmatisation et le déclassement des lépreux. A Dakar, cela est tellement visible qu’on remarque que les lépreux ne vont qu’avec les lépreux. Même les autres mendiants ne veulent pas se mêler à eux, ils leur parlent peu et souvent, ils les fuient tout en voulant demander l’aumône aux mêmes endroits qu’eux (portes des lieux de cultes, etc.).
Le choix de la notion de lèpre sociale ne traduit pas seulement l'image du lépreux, plus ou moins négative, mais également les différentes voies de connaissance des atteintes physique, juridique et morale ainsi que la lutte pour la reconnaissance, socialement organisée par les lépreux à Dakar et dans leurs villages de « reclassement ». Son choix procède aussi de notre engagement à respecter le « contrat moral » avec nos interlocuteurs. La lèpre sociale constitue un désavantage social dont la société est entièrement responsable. Nous prenons conscience que, derrière l'aspect théorique de cette assertion, se dessinent des conceptions politiques et philosophiques aux conséquences concrètes. Nous appuyant sur l’expérience des lépreux, nous étendons la notion de lèpre sociale à toute population et tout individu en situation handicapante d’errance urbaine, objet du mépris social. En effet, ces populations ou ces individus sont considérés comme des lépreux. Leurs luttes pour la reconnaissance sociale au niveau individuel et collectif s’enracinent dans une éthique en reconstruction (Paul Ricœur, 2004).
Une façon nouvelle, ou en tout cas très différente, peut-être plus essentielle et certainement complémentaire. C’est celle d'approcher la notion de lèpre sociale en situant la question sur le mode d'une interrogation anthropologique, éthique et politique autour de cette injustice qu'elle représente aux yeux des intéressés. La lèpre sociale est la manifestation du mépris social et de tout ce que les lépreux n’aimeraient pas vivre en tant que citoyens dans leur cité ; de ce qu’ils n’aimeraient pas voir établir pour références et pour normes et qui les marginalise et les exclut. Elle est cette déchirure, cette fracture de leur être. Elle empêche la société d'ériger en droit, et en modèle à imiter, la démocratie et le respect des droits de l’homme. Elle est cette écharde au flanc du groupe social, qui pose la question de la possibilité d’un vivre ensemble (Alain Touraine, 1997). C'est la société du mépris que dénoncent ceux qui vivent les dures conditions de la lèpre sociale.
On pense souvent, et à tort que les individus les plus marginalisés ou stigmatisés, ceux qui vivent dans des conditions précaires, sont ceux qui se révoltent le moins contre leur situation ; qu’ils sont ceux qui contestent le moins souvent un ordre social qui leur est pourtant défavorable. Une des préoccupations de ce travail est d’apporter des éléments montrant le contraire de cette pensée, avec le processus de construction culturelle de la lèpre sociale et la lutte au quotidien des lépreux pour la reconnaissance et le refus de l’arbitraire. Ce qui est intéressant dans ce modèle de lutte sociale, c’est que les lépreux ne cherchent pas à sortir de la culture globale. Au contraire, ils ne créent ni de contre-culture, ni de subculture, malgré toutes les tentatives exclusives de leur environnement social (Voir en annexes le nombre de lois, de décrets et d’arrêtés signés de 1960 à nos jours). Il s’agit de restituer aux personnes vivant dans les marges et dans la précarité, à travers les lépreux de Dakar bien entendu, la dimension hautement dynamique de leur capacité et de leur volonté à faire face à leurs manières aux défis de l’injustice et de la discrimination, quitte à se comporter en hors-la-loi et donc d’être en conflit permanent avec la société du mépris (Axel Honneth, 2006) et de ses normes.
Ce travail porte sur le renouveau de la théorie critique, mais aussi sur l’apport fondamental d’Axel Honneth à la philosophie sociale, à savoir la lutte pour la reconnaissance. A la suite de l’auteur, la question est de savoir comment réfléchir avec les lépreux à une société assurant à tous ses membres les conditions d’une « vie bonne ». Notamment à l’heure de la mondialisation, car l’évolution des sociétés modernes s’oriente dans une direction où les conditions du respect et de l’estime de soi risquent d’être considérablement compromises, d’où l’importance de l’insistance sur la reconnaissance sociale. On comprend tout l’intérêt de la théorie de la reconnaissance pour la compréhension des phénomènes sociaux comme la lèpre sociale. L’entêtement des lépreux à fréquenter et à vivre une bonne partie de l’année à Dakar peut être interprété comme un refus de la société du mépris et une lutte pour la reconnaissance sociale.
L’objet principal de notre recherche est d’explorer, en partant de l’expérience des lépreux vivant dans les rues de Dakar, comment la lutte pour la reconnaissance marque les figures du désordre et du mépris social dans les sociétés postcoloniales 2 en Afrique de l’Ouest. La production de lèpre sociale et le déni de reconnaissance sociale sont-ils les corollaires de la modernité et du postcolonialisme en Afrique de l’Ouest ? Chez les lépreux, l’altérité-confrontation est au centre de la lutte pour la reconnaissance. Les figures élémentaires de la réciprocité, que sont la vengeance, le don et le marché, se donnent à voir jusque dans l’échange gestuel entre les personnes vivant la lèpre sociale et leur environnement social. Les formes de conflictualité répondent aux modèles de reconnaissance avec, bien entendu des formes de compromis que représentent les états d’agapè et leur horizon de réconciliation. Il y a une dialectique et un dialogisme entre les liens caractérisés par la lutte pour la reconnaissance et la justice régie par la règle des différences et des valeurs républicaines.
Dès lors, comment peuvent s’ouvrir des espaces, marqués par la convivialité, capables de permettre aux personnes en situation de lèpre sociale et leur environnement social de développer la faculté d’être ensemble sur la même aire spatiale, tout en résistant à l’universalisme ? Dans le processus de mondialisation et de recomposition des formes nationales en formes méta-nationales (Arjun Appadurai), plus abstraites et hétérogènes que la forme État-nation, les cultures nationales doivent développer la capacité de trouver en elles-mêmes les ressources qui leur permettront de devenir méta-nationales. Or donc, une lecture postcoloniale est-elle pertinente pour rendre compte de la situation des lépreux dans les villes ouest-africaines telles que Dakar ?
L’ethnoscape est le paysage des lépreux fabriquant le monde changeant dans lequel ces derniers évoluent. Les lépreux se déplacent constamment de leurs villages de reclassement (ou déclassement) à la ville ; ils constituent un trait caractéristique dans leur environnement social, culturel, économique et politique et ils semblent, de ce fait, affecter la politique nationale et internationale de manière spécifique. Ainsi, l’ethnoscape est la forme imaginée qui héberge ces corps de personnes en situation de lèpre sociale qui voyagent, ces corps qui sont en mouvement. Il fournit en même temps le climat qui les protège du mépris social et de la globalisation. C’est aussi la forme d’existence que ces corps voyageurs imaginent afin de se préserver du stress inhérent au contact trop radical avec autrui et avec la totalité de leur environnement. L’ethnoscape permet aussi aux lépreux et à toutes les personnes en situation de lèpre sociale de développer la faculté de nouer des relations affectives et effectives avec des gens issus de milieux différents. Il désigne donc ces formes d’existence qui permettent aux intéressés de répéter certaines habitudes culturelles sans tomber dans la subculture, la contre-culture ou l’ethnicisme. En tant que forme d’existence méta-nationale, l’ethnoscape aide les lépreux et les personnes en situation de lèpre sociale à établir un continuum entre leur vie d’avant et leur vie de maintenant, entre le village et la ville, entre l'ici et le là-bas.
C’est cet ethnoscape des lépreux, ainsi que les formes de leur lutte pour la reconnaissance, que nous avons tenté de dessiner et de réfléchir dans cette thèse. A partir des situations individuelles, nous avons ouvert notre recherche sur des situations géopolitiques. Nous avons tenté également de montrer ce lien entre le local et le global, en traitant particulièrement la question humanitaire. Car l’évolution de l’organisation mondiale du combat du fléau qu’est la lèpre est significative des enjeux d’exclusion et de justice sociale qui se jouent dans le quotidien des personnes malades de la lèpre, et plus largement des personnes en situation de lèpre sociale. Les interrogations sur les droits de ces personnes et les droits des peuples nous ont menés à poser un regard sur les dimensions géopolitiques, notamment autour du postcolonialisme et de la mondialisation.
Dans la première partie de cette thèse, nous présentons les contextes et les processus de construction culturelle de la lèpre sociale.
Nous commençons par les implications théoriques et les matériaux anthropologiques et ethnologiques (premier chapitre). Nous y explicitons notre démarche dialogique et notre approche de proximité. Puis nous exposons les deux principales théories et notions sur lesquelles nous nous appuyons, à savoir la théorie de la reconnaissance et celle de l’ethnoscape de la lèpre sociale.
Nous proposons une histoire politique, culturelle et sociale de la lèpre au Sénégal (deuxième chapitre), en l’ouvrant sur des figures mythiques. Nous situons cette histoire dans le contexte de l’Afrique de l’Ouest, et du Sénégal en particulier. Puis nous effectuons un zoom sur les mirages et les réalités de Dakar, avec la présence des lépreux-mendiants dans les rues du centre-ville. Nous présentons ensuite la politique publique de la lèpre à travers l’histoire de l’administration, des villages de reclassement et de la migration obligée.
Nous situons la lèpre sociale entre maladie, mal-a-dit et mal-aise (troisième chapitre). Nous intégrons l’anthropologie médicale de la lèpre et nous l’enrichissons avec la cosmogonie des lépreux. Ce qui favorise une compréhension plus fine des trajectoires de vie, à travers lesquelles se donnent à voir la complexité des représentations, avec l’imprégnation religieuse de la maladie.
Dans une deuxième partie, nous tentons de rendre compte des formes multiples de la lèpre sociale et de la lutte pour la reconnaissance.
Nous abordons les spécificités des liens sociaux (quatrième chapitre) à travers une approche par le mythe afin de percevoir avec plus d’acuité pourquoi et comment la lèpre est vécue comme une maladie honteuse. Dans ces trajectoires lépreuses, le corps, le social et le sensible y jouent un rôle central. Nous montrons aussi la puissance transformatrice de la reconnaissance sociale à travers les modes de reconstruction du vivre ensemble et de la résistance aux figures de persécution.
Nous montrons l’impact d’une reconnaissance juridique ambigüe (cinquième chapitre) en faisant ressortir les valeurs culturelles contenues dans les deux emblèmes du Sénégal que sont le baobab et le lion. Puis nous confrontons les politiques sociales – avec la désacralisation de la lèpre – au mépris social révélé par la réalité de la survie urbaine, en particulier au travers des techniques de corps et de la violence de la catégorisation des « bàttu ».
Pour manifester la recherche de participation sociale des lépreux (sixième chapitre), nous prenons le conte de « la vendeuse de soleil », en situant la place de l’enfant soutien de famille. Puis nous mettons l’accent sur l’organisation collective des mendiants-lépreux dans l’espace public, notamment face à la mort en ville, en soulignant leurs différentes formes de lutte et leur marche pour la reconnaissance.
Dans la troisième partie, nous abordons la notion de lèpre sociale dans ses implications humanitaire, éthique, de globalisation et d’aires postcoloniales.
Nous montrons les aspects éthiques et la lutte pour les droits fondamentaux des personnes en situation de lèpre sociale, confrontées à la pauvreté et à l’exclusion sociale (septième chapitre). Nous y situons l’Etat comme organisation morale.
Dans la question humanitaire de la lèpre sociale (huitième chapitre), nous mettons en relation l’évolution des organisations humanitaires avec ses conséquences sur les victimes de la lèpre sociale. Entre justice sociale et crises humanitaires, nous questionnons le droit des peuples face aux enjeux de lutte contre la pauvreté. Nous soulevons également les paradoxes générés par la politique néolibérale et la « mission civilisatrice » de l’humanitaire.
Nous ouvrons ce questionnement sur l’Etat postcolonial, l’universalisme et la mondialisation humaniste (neuvième chapitre). Dans l’Afrique de la pluralité, culture et fracture postcoloniales relèvent-elles du choc des civilisations, entre culture globale et risque d’occidentalisation ? Marqués par les consonances et dissonances anthropologiques, le progrès humain se trouve face à une démocratie prise au piège d’une certaine mondialisation, au défi d’une civilisation humaine entre le singulier et le pluriel.
En conclusion, nous recentrons cette thèse sur « l’inachèvement anthropologique », de façon à laisser ouvertes ces réalités vivantes, humaines et sociales que recouvre la notion de lèpre sociale, dont seule l’hypercomplexité peut rendre compte.
Ainsi, la lèpre sociale interroge la condition de l’homme moderne à travers un parcours singulier dans l’histoire du lépreux. Dans cette thèse, nous découvrons le sentier de la reconnaissance. Nous essayons de le creuser à la fois comme un parcours cosmopolite de la singularité humaine qui s’arrache à la méconnaissance de soi, à l’ignorance et au mépris des autres et comme la promesse fragile, la tâche toujours à venir d’un don qui n’attend pas de retour. Ce sentier est marqué par ce qu’Edgard Morin (1994) appelle le paradigme de la complexité. C’est pourquoi nous avons fait le choix de cette approche à travers le local et le global qui donne une certaine densité et une profondeur de l’ethnoscape de la lèpre sociale.
Comme Paul Ricœur (2004), nous pensons trouver un fil dans le passage d’un sens actif et même impérieux de « je reconnais » et « je me reconnais » à la forme passive « je ne suis pas reconnu », « je demande à être reconnu ». Cette reconnaissance se manifeste dans ce que François Laplantine (2005) nomme le social et le sensible, elle se manifeste dans le corps de la personne en situation de lèpre sociale et dans le corps social lépreux au sein de la société.
Nous avons découvert ainsi une lutte pour la reconnaissance chez les lépreux et les personnes en situation de lèpre sociale, ainsi que la problématique du don et de la reconnaissance mutuelle dans une Afrique postcoloniale confrontée aux enjeux critiques de la mondialisation.
Nous avons choisi de garder ce terme lépreux, stigmatisant et porteur d’une ségrégation historique, sociale et culturelle, parce qu’il alimente l’approche conceptuelle de la lèpre sociale.
« Postcolonial » est un mot qui peut apparaître ambigu. Si le « post » ne renvoie pas à une lecture linéaire de l’histoire, ni à une postérité par rapport à l’époque coloniale, cependant la condition postcoloniale ne peut pas être pensée en dehors de l’expérience coloniale. Le préfixe « post », plutôt que d’indiquer une fracture ou une séparation nette par rapport au passé, signifie l’exact contraire ; à savoir, l’impossibilité de son dépassement, étant donné les dynamiques néocoloniales qui ont caractérisé la plupart des processus historiques de décolonisation formelle. Il est donc le symbole de la persistance de la condition coloniale dans le monde global contemporain. http://multitudes.samizdat.net/spip.php?article2915 (21 décembre 2007). Nous soulignons ici que le postcolonialisme a certes des aspects pervers, mais aussi des aspects d’ouverture. Il concerne particulièrement les pays anciennement colonisés, notamment en Afrique occidentale. S’il constitue une des causes des situations de lèpre sociale en Afrique, dans les pays occidentaux une partie de la population touchée par la lèpre sociale se retrouve dans des situations similaires. Nous y reviendrons dans la troisième partie de la thèse.