Une assistante sociale et un éducateur spécialisé se rencontrent autour de leur thème de prédilection : les exclus. Confrontant nos parcours, nos processus de travail et notre engagement, nous analysons les situations du mépris social et des luttes de reconnaissance des acteurs que sont les exclus, ainsi que la société globale et ses logiques de marges que nous connaissons de l’intérieur. Car, nous sommes tous les deux, bien que nés à plus de six mille kilomètres de distance (Paris et Dakar), issus de milieu modeste (ouvrier pour l’une et pêcheur pour l’autre). Nous aurions pu connaître le sombre destin de nos « frères et sœurs » de la rue confrontés au mépris et à l’exclusion.
Au milieu des années 1990, nous nous retrouvons en tant que salariés dans le dispositif de veille sociale de Lyon (Samu social) mis en place pour la lutte contre l’exclusion des sans abri. En 2002, suite à la publication de notre ouvrage collectif sur les polytoxicomanies3, il nous a été demandé de mettre en place au Foyer Notre Dame des Sans Abri un service d’accompagnement social assez spécifique : pour des personnes sans domicile fixe (SDF) avec des problématiques diverses (alcool, autres drogues, sortants d’hôpitaux psychiatriques, passage à l’acte violent, etc.). Parallèlement à ce travail professionnel, nous avons fondé en 1997 une association (ADEFI) afin de contribuer à la coopération internationale et au dialogue et à l’échange des cultures. Sa matière première est la même : la réalité sociale et le partenariat avec la lutte des marges.
Nous avons des sensibilités proches, mais malgré tout il nous arrive (et heureusement) d’avoir des points de vue divergents et d’utiliser des méthodes différentes. Mais notre but ultime reste le même : comprendre les situations sous-jacentes, participer à des dynamisations théoriques comme pratiques dans une forme d'engagement qui n’est pas souvent partagé, surtout par le milieu universitaire, mais que nous avons toujours revendiqué et assumé. C'est pour cela que nous ressentons une grande affinité avec notre travail et nos interlocuteurs. Nous pensons que le chercheur doit par nécessité développer une compréhension participative avec ses partenaires que sont ces interlocuteurs.
Nous avons surtout en commun un intérêt pour cette partie « marginalisée » de la société. Nos travaux de recherche portent principalement sur les recalés du rêve du bonheur et de la dignité humaine, les parias d'un monde d’injustice et d’inégalité, ravagé de jour en jour par l’égoïsme et l’individualisme. Et par des politiques qui orchestrent la paupérisation et la misère et assoit l'insécurité sociale à tous les niveaux de l'existence. L'empathie est le point de départ de notre travail, qu'il soit socioprofessionnel ou anthropologique. C’est ainsi que nous passons les étapes d’intuition, de questionnement partagé, de travail d'écriture, etc. Nous prenons en compte l'état de la recherche sur notre sujet. Nous interrogeons les termes du problème. Puis nous mettons au point un dispositif d'observation de terrain et d’entretiens. Ce n'est qu'en fin de parcours que nous nous préoccupons de trouver les images pour communiquer la réponse à la question posée.
La question du mépris social demeure centrale dans la société postmoderne. L'omniprésence des inégalités et des injustices préserve pourtant le mythe d'une société démocratique et des Droits de l’Homme. La démocratie est utilisée comme un leurre pour contenir une société de marges et d’exclusion. Ce que nous trouvons frappant, c'est que l'État-Nation, qui devrait en principe assurer la sécurité humaine, assoit et perpétue les inégalités et les injustices sociales. On croit souvent que ces dernières sont dans la nature des choses, comme le sont le jour et la nuit. Mais c'est une construction historique, culturelle et sociale résultant d'un rapport de force politique.
En tant que chercheurs, nous n’avons pas l'ambition de changer quoi que ce soit. Ce n'est pas le rôle des anthropologues, pas plus d’ailleurs que des travailleurs sociaux à notre avis. Nous essayons de préserver des interprétations sur la nature humaine qui sont souvent occultées ou pas entendues dans la société moderne. Nous les détenons de nos interlocuteurs dans leurs formes premières. Nous les révélons parce que nous croyons fondamentalement que ce sont des possibles historiques. Car, « le monde tel qu'il existe n'est pas le seul monde possible ». Nous sommes des optimistes et nous croyons simplement que les hommes se chargeront de comprendre ce que c'est que d'être humains en trouvant une portée morale dans la vie.
La morale qui guide notre travail, c'est l'éthique scientifique assortie de la volonté de contribuer à donner aux lecteurs des instruments nécessaires pour la compréhension du monde social. Nous apportons des analyses de diverses facettes des inégalités et des injustices sociales, comme l'émergence de ce que nous appelons la « lèpre sociale » et dans une dynamique dialogique. Selon le dictionnaire international des termes littéraires, le terme dialogisme signifie : soit, un procédé rhétorique consistant à présenter une argumentation sous forme de dialogue ; soit, un caractère dominant de la composition des œuvres de Dostoïevsky reposant sur des contradictions dans la psychologie des personnages, sur l’opposition d’éléments dans le même déroulement de l’intrigue ou dans le développement thématique (Stylistique V. Chklovski et M. Bakhtine sur Dostoïevsky) ; soit, la présence dans le même discours de positions contraires qui ne se résolvent pas dans une synthèse, mais qui restent en interaction au sein d’une structure dynamique centrifuge (Sémiotique textuelle).
Le dialogisme n’aboutit pas à un dépassement à la différence de la dialectique qui se résout dans une synthèse. Il s’oppose ainsi au monologismequi nie l’existence à l’extérieur de lui-même d’une autre conscience dotée des mêmes droits et capable de réagir sur un pied d’égalité. Le terme de dialogique veut dire que deux ou plusieurs logiques, deux principes sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité. Il apparaît dans la pensée d'Edgar Morin à la fois comme une réponse à un défi - (le défi de la complexité du réel qui débusque nos logiques coutumières-aristotélicienne, cartésienne, etc.) - et comme une nécessité d'une révolution de pensée, voire des mentalités.
La dialogique est chez Edgar Morin, non pas le concept-solution, mais un des mots-phare qui aident à penser la complexité du réel. Un des apports majeurs de la pensée complexe est de faire surgir au cœur de notre conscience le problème de la contradiction au sein du réel. Aussi, il est important de distinguer la dialogique d'avec la dialectique. Tout d'abord dans l'étymologie de ces deux concepts (dialogique et dialectique), il y a quelque chose de commun. Dans le concept dialogique, on voit le préfixe «dia » qui est déjà présent dans le mot dialectique.
En effet, le préfixe «dia», de dialogique a la même racine que celui du terme dialectique. La dialectique peut être définie étymologiquement comme étant « un échange de paroles ou de discours, c'est-à-dire une discussion ou un dialogue ; comme forme de savoir, elle est alors la technique du dialogue, ou l'art de la dispute, tel qu'il a été développé et fixé dans le cadre de la pratique politique propre à la cité grecque » (E. Balibar et P. Macherey, "Dialectique", in Encyclopædia universalis, Vol.5, E.U.F., 1968, 14eme publication, 1979, 533).
La dialogique intègre l'idée d'échange, de communication, fondamentales dans la dialectique, mais elle se démarque d'avec la dialectique là où cette dernière cherche la cohérence à travers l'éradication de la différence et l'exclusion de la diversité. La dialectique a comme cheval de bataille les principes de la logique formelle (principes de non-contradiction, d'identité et de tiers exclu). La dialogique repose justement sur la coopération, dans un même système, de logiques différentes, voire contradictoires. Enfin, « le mot de dialogique n'est pas un mot qui permet d'éviter les contraintes logiques et empiriques comme l'a été si souvent le mot dialectique. Ce n'est pas un mot passe-partout qui escamote toutes difficultés comme les dialecticiens l'ont fait pendant des années. Le principe dialogique est au contraire l'affrontement de la difficulté du combat avec le réel » (Edgar Morin, ibid., 177).
La dialogique est aussi présente, voire centrale dans le processus démocratique où on voit un jeu qui permet l'affrontement et la complémentarité des idées différentes, où des idées opposées coopèrent, interagissent les unes sur (contre) les autres. Cet affrontement des idées constitue ce qu’Edgar Morin appelle le jeu de la vérité et de l'erreur. Ainsi donc, on peut dire que « la démocratie n'a pas de vérité ; elle n'est pas propriétaire d'une vérité ! Dans les autres systèmes, il y a au sommet les chefs, prêtres, rois, etc., qui ont le livre sacré qu'ils interprètent, eux et eux seuls, et sont ainsi les détenteurs monopolistes de la vérité ; mais le propre d'une démocratie est qu'elle permet plus ou moins que se joue le jeu (ou la dialogique) de la vérité et de l'erreur ; c'est le propre de l'invention démocratique, comme dit très justement Claude Lefort, l'ouverture maximale pour que se joue ce jeu, offrant ainsi les possibilités multiples et antagonistes de l'information, de l'opinion, de l'organisation des partis, etc. » (Ibid., 144).
Pour Mikhaïl Bakhtine, le dialogisme désigne le fait, fondamental, que l'être ne peut s'appréhender de manière juste qu'en tant que sujet, c'est-à-dire résultant d'interrelations humaines ; contrairement aux choses, l'être humain ne peut donc être objectivé, il ne peut être abordé que de manière dialogique. L’auteur distingue le dialogisme externe (dialogue au sens courant du terme) et la dialogisation intérieure, qui l'intéresse particulièrement. Ce dialogisme travaille particulièrement ce que Bakhtine appelle « slovo », traduit par « mot », mais expliqué par les divers commentateurs ou traducteurs comme ayant le sens de « discours » (parole).
Le mot est toujours mot d'autrui, mot déjà utilisé ; il traduit un sujet divisé, multiple, interrelationnel. C'est en cela qu'il est fondamentalement dialogique. Dans le roman polyphonique, ce dialogisme permet la confrontation des discours contradictoires. Dans sa présentation de La Poétique de Dostoïevski, Julia Kristeva affirme : « Le discours de l'auteur [de roman polyphonique] est un discours à propos d'un autre discours, un mot avec le mot (…) (non pas un métadiscours vrai). Il n'y a pas de troisième personne unifiant la confrontation des deux : les (discours) contraires sont réunis, mais non pas identifiés, ils ne culminent pas dans un « je » stable qui serait le « je » de l'auteur monologique. Cette dialogique de coexistence des contraires, distincte de la « monologique » et que Freud découvre dans l'inconscient et dans le rêve, Bakhtine l'appelle, avec une perspicacité étonnante, logique du rêve. L'écoute bakhtinienne de la « topologie » du sujet dans le discours romanesque a rendu la théorie littéraire sensible à ce que la littérature moderne lui propose. Car le roman polyphonique que Bakhtine trouve chez Dostoïevski est bien situé sur cette brèche du « moi » où explose la littérature moderne : pluralité des langues, confrontation des discours et des idéologies, sans conclusion et sans synthèse—sans « monologisme … » (Ibid., 15).
Pour Mikhaïl Bakhtine, ce dialogisme tire ses racines de la maïeutique socratique et de la satire ménippée. Le dialogue socratique a pour principe d'après lui que la vérité n'est pas le fait d'un seul homme, mais se construit grâce à l'interrelation dialogale : la vérité « naît entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique » (Poétique de Dostoïevski, 1970, 155).
Lorsque nous parlons de dialogue dans notre travail, nous n'entendons pas tout simplement un ensemble d'énoncés, l'un suivant l'autre, et constituant un dialogue au sens d'un échange ou d'une conversation entre nous deux ou entre nous et nos interlocuteurs. Ce type de dialogue n'est que la manifestation superficielle du phénomène dialogique en tant que tel, lequel dépasse de très loin les relations entre les répliques d'un dialogue formellement produit; il est quasi universel et traverse tout le discours humain que nous développons de façon générale, tout ce qui a un sens et une valeur, notamment pour la lèpre sociale.
ADEFI, Polytoxicomanies Action individualisée Approche communautaire, Lyon, Chronique sociale, 2000.