1.2.3. La reconstruction d’une éthique de la dignité

Dans la sociologie de l’action, la théorie de l’agapé (l’état de paix) pose problème : construction pour décrire des actions accomplies par les personnes dans la réalité, idéal partiellement réalisable, utopie ou tromperie ? (Luc Boltanski, 1998, 323).

Les sociétés modernes (ou postmodernes ?) dégagent des situations de justifications dès lors qu’elles se laissent définir « en terme de distribution de biens marchands et de biens non marchands (rôles, tâches, droits et devoirs, avantages et désavantages, bénéfices et charges) » (ibid., 325). Ces règles de distribution confèrent aux individus une existence sociale et une place dans l’ensemble. La justice, notamment la justice distributive, est une vertu des institutions qui président aux opérations de partage. Les paradoxes du don et du contre-don et la logique de la réciprocité (Marcel Mauss, 2007) ne sollicitent pas le champ de la reconnaissance mutuelle ? Le verbe reconnaître se conjugue ainsi, d’une part, à la voix passive « je suis reconnu » et, d’autre part, à la voix active « je reconnais » et à la voix pronominale « Je me reconnais ». Plus qu’un état, la reconnaissance est un parcours. Car il s’agit d’un passage de la reconnaissance-identification, au cours duquel le sujet prétend à la maîtrise du sens, à la reconnaissance mutuelle. Le sujet passe par la reconnaissance du soi dans les capacités multiples qui modulent son mode d’agir, sous la tutelle d’une relation de réciprocité (Paul Ricœur, 2004).

Selon Paul Ricœur (2004), la reconnaissance est une progression qui s’opère à travers la thématique de l’identité doublée de celle de l’altérité, avec pour arrière-plan la dialectique entre reconnaissance et méconnaissance. Le parcours de l’identité commence avec l’identification du « quelque chose » en général et il passe par l’identification de « quelqu’un », puis du « quelqu’un » au « soi-même », se reconnaissant des capacités. Dans les situations de lèpre sociale, cette identification se bâtit sur les « ruines de la représentation » (Emmanuel Levinas 1984, 19), et elle est dramatisée par l’expérience du méconnaissable. C’est à la faveur des expériences de lutte pour la reconnaissance et celle des états de paix que le parcours de l’identité s’effectue dans ses écarts. Le parcours de l’altérité est à son apogée dans la mutualité. Les formes recensées de la réciprocité, dont celle de la réciprocité non-marchande, s’effectuent de façon plénière dans le cadre de la reconnaissance-identification. Le don, en tant que chose donnée entre donateurs et donataires (don / contre-don), est un gage de reconnaissance qui porte une transcendance au sein du système d’échange (Marcel Mauss, 2007).

Les figures élémentaires de la réciprocité, que sont la vengeance, le don et le marché, se donnent à voir jusque dans l’échange gestuel entre les personnes vivant la lèpre sociale. Le festif du don s’y manifeste. Or le registre du don est lourd de conflits potentiels. L’altérité-confrontation.est au centre de la lutte pour la reconnaissance. Les formes de conflictualité, répondant aux modèles de reconnaissance, s’entrecroisent avec la générosité partagée. Les formes de compromis sont comme des trêves que représentent les états d’agapè et leur horizon de réconciliation. Il y a une dialectique entre l’amour caractérisé par la surabondance et la justice régie par la règle d’équivalence.

Le parcours de la reconnaissance s’effectue entre reconnaissance et méconnaissance. Il existe une méconnaissance – dissymétrie dans la relation entre moi et l’autre, le pouvoir-faillir et la méprise, la self-déception méprise à se tromper soi-même et se prendre pour ce qu’on n’est pas. La lutte entre la méconnaissance d’autrui et la lutte pour la reconnaissance de soi-même par les autres génère la « grande dissimulation ». Elle peut aller jusqu’au crime, ce « travail du négatif » dans lequel la méconnaissance se trouve incorporée à la dynamique de reconnaissance. La conflictualité est à l’œuvre dans les modèles successifs de reconnaissance, d’abord au niveau affectif, puis juridique, puis social (avec le « mépris »).