1.3.2. Constructions de l’intolérable et refus de l’arbitraire

Mal radical, voire absolu, l'intolérable suppose le franchissement d'un extrême : torturer des corps ou leur imposer des traitements dégradants, laisser souffrir un mourant ou refuser des soins à un malade, exercer des violences, réduire en esclavage des individus ou vouloir faire disparaître un peuple, refuser l'assistance à une population en danger, etc. Ce sont autant de figures de l'intolérable qui se sont multipliées depuis deux siècles jusqu'à saturer l'espace public contemporain de faits socialement réprouvés ou juridiquement sanctionnés comme des manquements aux Droits de l’Homme. Pourtant, le regard vers un passé encore proche nous apprend qu'il s'agit toujours d'une norme et d'une limite historiquement constituées, et donc frappées de relativité temporelle - nul ne sait aujourd'hui ce que seront les intolérables de demain (Patrice Boudelais, Didier Fassin, 2005). Ce double travail de relativisation et de hiérarchisation s'impose donc à l'évidence pour échapper à la représentation d'un intolérable absolu, qui serait sans histoire et sans gradation.

Les deux auteurs examinent comment s'élaborent et se différencient les frontières de notre espace moral et ils démontrent que l'on a toujours affaire à des constructions sociales de l'intolérable. Ils dessinent la généalogie des intolérables de notre monde, mais aussi, en contrepoint, notre remarquable tolérance à l'égard des inégalités et des injustices les plus radicales, à commencer par celles qui différencient la valeur des vies humaines. 

L’américain John Rawls, dans son ouvrage La Théorie de la justice (1991) va lever le voile d'ignorance, dans un procédé heuristique exprimant la volonté d'annuler les effets de l'arbitraire sur la vie des individus. Il met la priorité sur la liberté : à savoir qu’aucune autre valeur ne peut justifier une diminution de la liberté. Il la combine avec une autre, la priorité des plus défavorisés et il souligne que les inégalités économiques et sociales sont acceptables seulement si elles améliorent les conditions de vie des plus démunis de la société. Egalement, une troisième priorité est dégagée par John Rawls, à savoir : la priorité du juste sur le bien que John Rawls exprime par sa célèbre formule: «La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée».

Enfin, le refus de l'arbitraire, c'est-à-dire la volonté d'annuler et de compenser, autant que faire se peut, les effets de l'arbitraire sur la vie des individus et leur chance d'être heureux. Il place le refus de l'arbitraire au centre de sa théorie de la justice et il propose des moyens d'enrayer ses plus intolérables effets.