La rencontre historique entre l’Afrique et l’Occident fait l’objet d’une littérature dite africaine, débutant bien avant les indépendances des colonies et se poursuivant de nos jours. Cette abondante littérature traite de questions diverses et variées autour de : la conquête militaire, la résistance, la violence coloniale, la contrainte physique et morale, l'impérialisme culturel, le déracinement, la double culture, l’engagement, le développement, la coopération, etc.
Avant les indépendances, les thèmes majeurs s’articulaient autour du procès du colonialisme qui était un préalable à la lutte de libération nationale engagée par les peuples africains sous domination française, britannique et portugaise.
Les indépendances africaines sont vécues de manière paradoxale par les ex-colonisés : le déracinement est constant, surtout du côté des élites dirigeantes et de la jeunesse scolarisée. Les anciens colons, devenus les nouveaux dirigeants après l’indépendance, ont perpétué ce système injuste. Marquant les esprits et les corps, le postcolonialisme est une réalité absurde, mais encore bien réelle dans la vie de tous les jours, sur les plans politique, économique, social et culturel.
C’est dire donc que des facteurs postcoloniaux jouent encore, d'autant plus efficaces que, malgré le rejet de la domination et de l’exploitation coloniales par les peuples Noirs, ces derniers ont suscité leur adhésion, parfois dans l'enthousiasme, à la culture et à la langue du colon. « Notre génération continue à se mirer dans les yeux de l'Occident » (Cheikh Ndao, 2000, 70). Cette forme de conquête moins évidente, plus insidieuse, est aussi plus profonde : elle atteint l'être (des fois, inconsciemment) dans ses structures intimes, dans ses racines. Sans qu'il y prenne garde, progressivement, l'individu se détache de son propre passé, de sa propre culture, fasciné qu'il est par la puissance et la richesse du monde du colonisateur. Piégé par la modernité, la science et la technique, il s'aperçoit trop tard qu'il perd son identité. C’est ce que fait constater Mongo Beti :
‘« Tu es un homme terrible ! … Et tu ne soupçonnes même pas ta puissance ! Ta voix du tonnerre, sais-tu ce que c'est ? Tes diplômes, ton instruction, ta connaissance des choses des Blancs » (Mongo Beti, 1963, 87).’Très tôt en effet et malgré les réticences des plus traditionalistes, nombreux sont les Africains qui ont compris que l'école était la voie royale de l'accès à la richesse, à la considération, au pouvoir, bref au statut incomparable de l'homme blanc. « - Raconte-moi comment ils t'ont conquis, demande Adèle à Samba Diallo...— Je ne sais pas trop. C'est peut-être avec leur alphabet... » (Cheikh Hamidou Kane, 1961, 171).
L'alphabet et l'écriture, essentiellement du français et de l’anglais, sont les outils indispensables, privilégiés, de la connaissance, mais aussi du pouvoir occidental. Cependant leur apparition brutale dans le monde africain de l'oralité ne va pas sans provoquer des passions. Pour les uns, l'école est une contrainte insupportable mais un mal nécessaire. Pour les autres, le plus souvent pour les enfants, l'école est l'objet d'une adhésion si enthousiaste qu'on s’oblige à parler français. Mais dans l'ensemble, imposé ou désiré, l'enseignement chichement dispensé dans la langue du colonisateur exerce un tel effet d'attraction que l'école ne tarde pas à se révéler incapable d'accueillir la multitude de ceux qui attendent d'elle les clés d'un monde nouveau14.
Ce monde nouveau, cette modernité à l’africaine, c'est très précisément la copie du monde occidental : « Les coutumes des Blancs sont meilleures que les nôtres » (Peter Abrahams, 1951, 229). Pour l'Africain séduit par le monde des Blancs, la comparaison entre son mode de vie et le mode de vie traditionnel est accablante, dans de nombreux domaines : soins (hôpitaux et médecins face aux tradipraticiens et aux magiciens), habitat (gratte-ciel, immeubles concurrençant les cases et les huttes), moyens de transports (voitures, trains, avions à côté des ânes, chevaux et autres attelages), etc. Leur supériorité lui paraît manifeste. Vivre à l'européenne, c'est vivre mieux, c'est refuser de payer la dot, vouloir l'égalité entre l'homme et la femme, c'est préférer leurs manières de table, de se vêtir, de se distraire, c'est vouloir, comme Lakounlé, vivre une «idylle civilisée» (Wole Soyinka, 1968, 12).
Plus encore que le mieux-être matériel, le prestige des Blancs éblouit les âmes simples, sensibles à la grandeur. Une médaille, symbole de leur puissance, confère à celui qui la reçoit une gloire incomparable qui rejaillit non seulement sur sa famille mais encore sur le village tout entier. Quel n'est pas le prestige des anciens combattants, eux qui, remplis d'admiration pour la force et la bonté de la France (Bakari Diallo, 1926), ont directement contribué à son rayonnement !
Dans Le vieux nègre et la médaille, Ferdinand Oyono nous raconte l'histoire de Meka, vieil homme naïf dévoué à la cause des Blancs : ses trois fils enrôlés dans l'armée française ont été tués à la guerre ; il a donné ses terres à l'Eglise,etc. Pour le prix de ses sacrifices, il va recevoir une médaille. Traité sur le mode humoristique comme Le Lion et la Perle, mais dans le genre romanesque, le livre d'Oyono dénonce la fascination qu'exercent le prestige et la puissance des Blancs :
‘« Ce fut le tour de Meka. Le grand Chef des Blancs se mit à vociférer devant lui. Selon qu'il ouvrait ou fermait les lèvres, sa mâchoire inférieure s'abaissait et se relevait, gonflant et dégonflant le dessous de son menton. Il prit une autre médaille dans le coffret et s'avança vers Meka en parlant. Meka eut le temps de constater qu'elle ne ressemblait pas à celle du Grec. Le Chef des Blancs lui arrivait à l'épaule. Meka baissa les yeux sur lui au moment où il lui épinglait la médaille sur la poitrine. Meka sentait son souffle chaud à travers sa veste kaki. Le Chef des Blancs transpirait comme un lutteur. On eût dit que la pluie était tombée sur son dos. Une grande plaque humide s'étendait de ses épaules jusqu'à ses fesses. Meka regarda de biais sa poitrine. La médaille était bien là, épinglée sur sa veste kaki. Il sourit, leva la tête et s'aperçut qu'il chantait en sourdine tandis que tout son visage battait la mesure. Son torseondula malgré lui pendant que ses genoux fléchissaient et se détendaient comme un ressort. Il ne souffrait plus et n'entendit même pas ses os craquer. La chaleur, son besoin, la douleur qu'il avait aux pieds, tout avait disparu comme par enchantement. Il regarda encore la médaille. Il sentit que son cou grandissait. Oui, sa tête montait, montait comme la tour de Babel à l'assaut du ciel. Son front touchait les nuages » (Ferdinand Oyono, 1973, 102).’La fascination et le mirage de l’Europe sont très ancrés chez les jeunes. «Je veux aller en France ou en Occident» devient la mode qui dure, des générations des années 60 aux générations des années 2000. Le jeune Barnabas, héros de Chemin d'Europe de Ferdinand Oyono, vivotait misérablement dans « ce pays qui vouait un culte à ceux qui se trouvaient enrichis du rare privilège d'aller s'instruire en Europe ». Aussi tente-t-il par tous les moyens d'obtenir une bourse pour la France. C'est un portrait lucide et caustique qu'Oyono fait de ce qu’il appelle le déraciné volontaire :
‘« Croyez-moi, ce sera mieux pour vous ! (C'est M. Dansette, haut fonctionnaire colonial qui parle). — Monsieur ! fis-je désespéré, je me suis peut-être mal exprimé, mais je veux aller en France, je ne vis que pour ça ! — Je vous comprends ! Je vous comprends, mon pauvre ami ! La France ! C'est le plusbeau pays du monde et... — C'est justement pourquoi je... — Mais il faut être réaliste, voyons ! Qu'y feriez-vous ? Mais enfin comment envisagez-vous d'y vivre sans... diplôme ! Pensez que c'est à peine si les bacheliers peuvent être balayeurs de rues là-bas ! (Ferdinand Oyono, 1960, 171).’Ainsi, « le canon contraint les corps, l'école fascine les âmes ». Cette phrase de L'Aventure ambigüe de cheikh Hamidou Kane résume admirablement les causes premières du déracinement : la violence et la fascination exercées par le monde blanc. L'extrait suivant du roman de Cheikh Hamidou Kane procède d’une analyse du rôle déterminant de l'école dans le déracinement.
‘« — Je ne les hais pas comme, peut-être, tu penses, à la manière de ton grand-père, par exemple. Ma haine est plus compliquée. Elle est douloureuse. C'est de l'amour rentré. Ils pénétrèrent dans le café presque vide et prirent une table, dans un coin.— Que désirez-vous qu'on vous serve ?Le garçon attendait. Ils commandèrent deux cafés et demeurèrent silencieux, jusqu'à son retour. Ayant servi, il partit.— Ma haine est une rédhibition d'amour. Je les ai aimés trop tôt, imprudemment, sans les connaître assez. Tu comprends ? Ils sont d'une nature étrange. Ils n'inspirent pas des sentiments simples. Nul ne devrait se lier à eux sans les avoir bien observés, au préalable.— Oui. Mais ils n'en laissent pas le temps aux gens qu'ils conquièrent.— Alors, les gens qu'ils conquièrent devraient se tenir sur leurs gardes. Il ne faut pas les aimer. Les haines les plus empoisonnées sont celles qui naissent sur de vieilles amours. Est-ce que tu ne les hais pas ?— Je ne sais pas, répondit-elle.— Je crois que tu les aimes. Il me semble que, de prime abord, on ne peut pas ne pas les aimer, malgré leurs procédés.Je ne sais pas trop. C'est peut-être avec leur alphabet. Avec lui, ils portèrent le premier coup rude au pays des Diallobé. Longtemps, je suis demeuré sous la fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la structure et la musique de leur langue… » (Cheikh Hamidou Kane, 1961, 171).’Samba Diallo, le héros de L'Aventure ambigüe. Neveu du chef des Diallobés, il a dû quitter l'école coranique pour l'école française. Préparant une licence de philosophie à Paris, qu'il prend toute la mesure de son déracinement.
Mongo Beti présente les enfants comme des victimes de l'école. Cheikh Hamidou Kane, tout au contraire, montre que, dans bien des cas, la fascination de l'école n'était pas moindre sur eux que sur leurs parents.
En Afrique de l’Ouest, aucun pays n’a encore atteint un taux de scolarisation universel, ils en sont entre 30% et 80% de scolarisation, avec un fort taux de déperdition scolaire et souvent un taux très faible de scolarisation des jeunes filles.