2.2.3. Les rues de Dakar : un espace de travail et d’habitation pour les lépreux-mendiants

Environ quatre vingt dix mille personnes font la manche au quotidien dans les rues de Dakar. Autrement dit, le mendiant fait partie du paysage dakarois. Mendiant assis, la main ouverte ou avec un  « bol », qui attend avec une patience silencieuse comme tirée du fond des âges ; mendiant ambulant qui tend une boite de conserve en fer blanc tout en exigeant de l’argent de façon bruyante et insistante, voire harcelante ; femme qui passe avec ses enfants en bas âge en demandant à l’oreille, confidentiellement, quelque chose pour nourrir ses petits et en proposant de donner un de ses enfants…

Mendiant tout seul, mendiant en groupe… groupe d’enfants qui viennent en courant réclamer leur part et qui vous entourent en criant « diokhema, diokhema… donne-moi, donne-moi ! » Mendiants en tous genres qui se mêlent à l’agitation bourdonnante de la rue, au milieu des vendeurs à la sauvette, des rabatteurs de touristes, de la foule des passants qui tentent de ne pas trop envahir la rue où le trafic dense tend à tout moment à dévorer un piéton.

Les personnes en situation de lèpre sociale, notamment des adultes hommes et femmes dont les membres sont rongés par la lèpre, des aveugles, des victimes de la poliomyélite sur fauteuils roulants ou en équilibre précaire sur une béquille, des « cul de jatte » qui se traînent à raz du sol, la poussière dans le nez, les tongues sous les mains pour se faire moins mal en se déplaçant, des fous délirant et vociférant leur colère en brandissant leur bâton, le spectacle est hélas omniprésent et quotidien dans la capitale. Ne bénéficiant d’aucune ressource, ni d’aucune allocation ou aide de la part de l’Etat ou des Collectivités, les personnes en situation de lèpre sociale mendient dans la rue, moralement forcées d’obtenir un revenu pour ne pas dépendre de leur famille parfois très pauvre.

Le travail étant une denrée rare pour les valides, les personnes en situation de lèpre sociale ont très rarement l'occasion de trouver un travail. Quelques ONG œuvrent en leur proposant des travaux de confection dans des ateliers de réintégration. Mais c'est rare. La solidarité de la communauté doit donc permettre aux plus courageux d’entre eux d’avoir un petit revenu de subsistance. Dans la rue ou aux arrêts de bus, le sénégalais est sollicité. Les passants donnent assez souvent une pièce de cinq, dix ou vingt cinq francs CFA aux mendiants. Parfois ils donnent en nature (bougies, cola, riz, tissu, etc.) sur recommandation d’un marabout.

Le plus inquiétant vient du fait qu'il n'est pas rare, notamment pour les aveugles, de les voir accompagnés d'un enfant qui leur sert de guide à l’heure de l'école... On voit aisément le cercle vicieux de la misère et la reproduction sociale de celle-ci dans certaines familles. Il est à noter qu'ici encore, la perception de la mendicité des personnes en situation de lèpre sociale diffère selon les communautés ethniques. Chez les Wolofs, la mendicité ne pose aucun problème. Par contre il est difficile de voir mendier une personne originaire de la Casamance (des ethnies diola, balante, manjak ou mankagne) et ce, à la fois pour des raisons de fierté, de religion et de tradition.

La majorité des mendiants de Dakar est constituée par les talibés. Ce sont les élèves des Ecoles coraniques (dara) envoyés par leurs marabouts à travers la ville pour demander l’aumône (la zakkat). Cette pratique musulmane traditionnelle est institutionnalisée depuis des siècles. Les jeunes recevaient la nourriture des habitants du quartier, puis ils allaient la partager au dara avec toute la communauté.

Les donateurs s’attiraient par ce fait la bénédiction de Dieu. Le marabout pouvait ainsi apprendre le Coran à ses jeunes élèves pendant le reste de la journée. Quand ils étaient consultés, les marabouts demandaient (et demandent encore) que l’aumône soit faite aux pauvres. Par compassion certainement, mais d’abord pour se débarrasser du péché et obtenir les grâces divines. Les personnes atteintes de déficiences lourdes, motrices ou sensorielles, étaient (et sont) considérées comme des intermédiaires privilégiés avec Dieu. C’est sur ce genre de coutume que repose la solidarité de la population et qui explique la culture de la mendicité dans la ville de Dakar.

Hormis les enfants talibés, les personnes qui pratiquent la mendicité sont atteintes de déficience sensorielle (principalement mal-voyance et cécité), motrices (conséquences de la poliomyélite et accidents de la circulation, parfois du travail), mentales (psychotiques, maladie mentale) ou de déficiences causées par la lèpre. En plus de ces personnes touchées par des déficiences, il y a un nombre croissant de femmes avec des enfants qui vivent dans la rue, ainsi que des enfants exclus.

Un des grands drames actuels du Sénégal est celui de l’utilisation des enfants talibés par certains marabouts peu scrupuleux pour gagner de l’argent. Ils transforment la tradition de la zakkat en pratique mercantile. La zakkat, c’est l’aumône qui est traditionnellement donnée aux pauvres, particulièrement aux élèves des Ecoles Coraniques. Ces jeunes talibés circulaient de porte en porte jusqu’à ce qu’ils aient rassemblé suffisamment de victuailles pour la nourriture du jour, tout en chantant des litanies édifiantes sous le vent du matin. « Demain la quête recommencera, car le disciple, tant qu’il cherche Dieu, ne peut vivre que de mendicité. » (Cheikh Hamidou Kane, 1961, 24).

Ces enfants issus majoritairement de familles pauvres et rurales, souvent violentés, amaigris et dans des conditions de vie très dures, passent leur journée à errer dans les rues de Dakar pour obtenir de l’argent. Non scolarisés, pratiquement pas formés à la lecture de l’arabe, sans formation professionnelle, ils deviennent particulièrement vulnérables dans la société actuelle.

L’expérience sociale passe par la médiation du rite. L’argent, médiateur de transactions, étalon pour évaluer un produit, signe extérieur d’un état intérieur, est un type de rituel. Il est un symbole efficace. Mais il ne suscite l’activité économique que dans la mesure où il inspire la confiance (la bourse en est un exemple). Des mendiants d’origine malienne dont quatre familles avec enfants de trois à sept ans, faisant la manche à l’angle de la Cathédrale, nous disent :

‘« Dakar est le seul lieu où l’on donne beaucoup d’aumône. Au Mali, on ne donne pas l’aumône. Le Sénégal, c’est le seul pays !  Dakar est pour nous le Paradis de la mendicité.» ’

Aminata Sow Fall (1979) met en scène l’utilité symbolique des « bàttu » (mendiants) dans la capitale sénégalaise. La présence des mendiants, notamment de ceux qui souffrent de mutilations et de paralysies visibles, est nécessaire au fonctionnement de la société telle qu’elle est structurée. Dans sa comédie des mœurs, elle montre comment leur grève manifeste le pouvoir qu’ils ont sur les « grands », touchés dans leurs croyances en des avancements sociaux (projets, postes ministériels, etc.). L’auteur montre également le pouvoir - toujours actuel - des marabouts qui demandent de pratiquer le sarakh (l’acte de demander et d’offrir) pour obtenir la «force » et la prospérité.

Scène de rue avec le groupe des lépreux de la Poste
Scène de rue avec le groupe des lépreux de la Poste

Dessin de Martine, Dakar, 2006

Un passant donne un coq blanc à une femme du groupe, restée debout au bord de la route. La femme le prend, remercie puis vient s’asseoir sur le côté. Elle tient le coq blanc sur ses genoux. Celui-ci reste tranquille. La conversation se poursuit, comme si de rien n’était. Ce geste semble être habituel et n’avoir rien d’exceptionnel. Une demi-heure après, la femme se lève en même temps que sa voisine. Toutes deux font le tour du groupe et se dirigent de l’autre côté, là où sont entreposés les pots et le matériel de cuisine. Elles prennent un sac plastique et enferment le coq dedans la tête dehors. Puis elles quittent tranquillement le groupe avec le sac à la main, tout en devisant. Le groupe ne réagit pas spécialement. La cuisine est l’affaire des femmes.

Alioune, le traducteur de Martine, commente :

« Ici, tout le monde est obligé de donner l’aumône. Sinon tu vas mourir vite, tu peux avoir un accident. Ou tu veux une femme, ou tu as un problème de maladie ou ton patron veut te renvoyer. Tu vas voir un marabout. Il te dit : « demain, tu donneras un coq blanc ». Demain, tu donneras le coq blanc. Le Sénégal est un pays de superstitions. Tous les mendiants viennent ! »

L’aumône est ancrée dans la culture traditionnelle millénaire, teintée par l’islam depuis plusieurs siècles. La déviation, autant que la conformité, sont engendrées par les normes d’identité. Le choix de la conformité peut passer par la manipulation des impressions, avec l’utilisation du faux-semblant et de la couverture. Partout où prévalent des normes d’identité, la société procède au maniement du stigmate. On peut repérer plusieurs formes de déviants :

  • le « lépreux », marqué par les fonctions symboliques dans la société, qui focalise les inquiétudes des autres et devient le déviant propitiatoire : visible et dérangeant, prétexte et présage,
  • la personne qui se perd dans la solitude (tel le fou),
  • celle qui développe une subculture à partir du statut de « malade », de lépreux, semblable à celui des griots, des forgerons et des cordonniers.

Comme individu ou comme groupe, séparés dans la société, les lépreux sont dans la déviance et la puissance à la fois. Un mythe cosmogonique commun est révélateur du substrat culturel à partir duquel a été codifiée l’organisation sociale. Anne Bargès (1997) plonge dans le mythe pour saisir les causes de cette séparation. La notion fondamentale d’équilibre et d’échange accompagne la notion d’unité de vie. La figure du Dieu Maa, l’être, l’ancêtre de la personne humaine, est le garant de cet équilibre. Contenant tout en « un », il porte l’idée d’une pluralité unifiée, de convergence, et donc de division et de contact.

L’idée de contact, et par conséquent de conscience d’une discontinuité, impulse la notion de tension entre être et relation. Le lépreux la vit dans l’obligation aliénante à l’entraide. L’individu qui donne doit prendre et celui qui reçoit doit donner. Sinon, il est certes taxé de méchanceté. Mais surtout il enfreint un interdit qui touche au schéma conceptuel de la gémellité, qui définit le modèle de la personne humaine et de ses relations.

La notion de risque –« enlever en coupant » ou resecare en latin- est associée à cette contrainte. Pour l’homme riche, il s’agit de se priver pour accéder à une forme supérieure de bien. Il donne l’aumône au mendiant et celui-ci a pour rôle de lui transmettre la bénédiction de Dieu. Cette exigence de soumission-acceptation des puissants tempère le trop-plein de tension inter-individuelle. La personne en situation de lèpre sociale a la même disposition mentale et porte des croyances similaires sur l’identité que les « normaux ».

C’est pourquoi elle intègre la différence honteuse. Elle souffre en tant qu’individu stigmatisé, car elle se perçoit en décalage vis-à-vis du vieux cadre de référence. Les techniques adaptatives et le double-jeu sont développés par le couple normal-stigmatisé : les idéaux de la normalité sont incarnés de façon exemplaire par les représentants du groupe des lépreux vivant à la rue.

C’est dans ce sens que répondent les « anciens » des groupes de lépreux que nous avons rencontrés. Ils mettent en avant les besoins d’abord en terme de santé, puis immédiatement après en terme d’amélioration de l’habitat et d’insertion professionnelle des différents membres, comme tout Sénégalais de milieu populaire. En tant que personne stigmatisée, la personne en situation de lèpre sociale présente à autrui un moi d’autant plus précaire qu’il est accentué par le maniement de l’information qui jette le discrédit sur le lépreux et provoque des tensions. Du fait des écarts entre son identité sociale réelle et virtuelle, elle  se trouve exposée à l’injure et au discrédit.

Lorsque nous parlions avec les membres d’un groupe, un homme qui passait sur l’autre côté du trottoir s’est mis à hurler de multiples injures, dont la plus odieuse pour eux était celle de « sale lépreux ». « Gana » est « le mauvais nom » par excellence que leur donnent ceux qui veulent les humilier.

Les préjugés des « normaux » sur les lépreux ne sont pourtant pas relevés par les individus stigmatisés qui subissent ces insultes. Un des traits généraux de la vie sociale est ce jeu de la différence honteuse. Il s’accompagne d’une dépréciation des personnes affligées qui sont écartées des voies de la compétition et dont on limite le choix dans tous les domaines de la vie : travail, habitat, amour…. Or la personne doit savoir accepter l’aide, même si cette dernière peut être ressentie comme une intrusion dans son intimité.

Le concept de « dévieur », développé par Erwing Goffman, nous semble pertinent pour réfléchir les positions paradoxales autour de la participation sociale des lépreux, à travers la place qu’ils occupent dans la société, notamment en ce qui concerne la mendicité et les normes sociales (et juridiques) qui en fixe –et imposent- le cadre.

Il est à remarquer qu’un processus social omniprésent amène chacun à tenir les rôles de stigmatisé et de normal, selon ses rapports et les périodes de sa vie. Plutôt que des personnes, le normal et le stigmatisé représentent des points de vue qui varient d’un milieu social à un autre.

« Dans la tête du Sénégalais qui donne l’aumône, c’est moins la personne qu’on a en face que soi-même ! » nous disait Alioune, le traducteur.

Pour celui qui accomplit la consigne édictée par le marabout pour se libérer du mal qu’il a commis et pour acquérir la bénédiction, il ne voit pas la personne à qui il donne le coq blanc. Il ne perçoit que la fonction d’intermédiaire avec Dieu remplie par le stigmatisé. C’est ainsi qu’un lépreux peut être considéré par certains comme un «dévieur» et sa participation – en terme de mendicité - comme une déviation.

En revanche, au sein du groupe, chacun trouve une place de personne « normale ». Il est appelé par son nom, avec un service à tenir et une attention à l’autre, un statut d’homme ou de femme, de père ou de mère qui les valorisent. L’assimilation au stigmate « lépreux-mendiant » n’y existe pas. La déviance part « de la notion générale d’un groupe d’individus qui partagent certaines valeurs et se conforment à un ensemble de normes sociales relatives à la conduite et aux attributs personnels » (Erving Goffman, 1975, 163).

Il existe plusieurs types de dévieurs. Si la déviation se laisse oublier, certains ont la liberté d’être des dévieurs. C’est le cas du puissant et du faible : le riche, parce qu’il fait sa loi grâce au pouvoir de son argent ; et le faible, parce qu’il est reconnu comme tel et qu’il doit se débrouiller pour survivre. Ces rôles de dévieurs puissant / faible se retrouvent de façon visible dans les scènes de mendicité. On pense que les mendiants utilisent d’autant plus facilement ce type de participation qu’il n’existe aucune aide sociale pour les soutenir. La mendicité est un moyen compris par tous, même s’il n’est pas accepté par certains.

Le déviant intégré joue un rôle symbole du groupe. Il peut développer une relation louche avec la morale défendue et parfois certaines fonctions bouffonnes. Le rejeté reste étranger au groupe, tout en étant à sa marge dans la même situation sociale. Dans le monde des métropoles comme celle de Dakar, il y a une évolution concomitante de la variété et de la signification des déviations. Le « Gana » mendiant est-il :

  • un dévieur ? Il est en effet malade (ou ancien malade), atteint de « la grande maladie » qui a un impact symbolique fort.
  • un déviant intégré ? Dans son village de reclassement, il est intégré de par la réussite sociale que lui procure la mendicité.
  • un déviant social ? Il refuse l’ordre social dans le sens où il n’adhère pas à un projet de réinsertion par le type de métier qui lui est proposé et où il utilise la mendicité qui est une activité légalement interdite.

Qui est déviant social ? Le lépreux au regard de la société qui (im)pose ses normes sociale, ou bien la société qui ne prend pas en charge la population vulnérable au regard des lépreux ?

Il y a là un déplacement du « système de référence ». Pour les lépreux, leur priorité énoncée est celle de se nourrir et de nourrir leur famille. Les moyens qu’ils utilisent s’ordonnent à cette priorité. Le sentiment de honte affecte la plupart des personnes qui pratiquent la mendicité. Ils définissent leur honte comme un sentiment pénible venant d’une faute qu’ils auraient commise et surtout de la crainte du déshonneur, de l’humiliation et du mépris ; ils ont honte : ils ont du remord, ils sont dégoutés.

C’est ce qu’affirme Aïssatou : « Ce qu’on ressent, c’est la honte quand on fait la manche. Les gens passent sans nous regarder. Pour la plupart, ils nous ignorent ».

La honte accompagne les processus de dégradation de soi. Il est important de remarquer que, contrairement à d’autres mendiants, les lépreux n’utilisent ni drogue, ni alcool pour dépasser ce sentiment qui les mine de l’intérieur. Ressentant aussi cette honte, ils se situent dans des stratégies de résolution de problème. Ils y font face en regardant et en analysant avec raison leur situation. C’est le cas par exemple de cette femme, qui mendie pour ses enfants à Dakar :

‘« Il n’y a pas de travail adapté pour nous. C’est dur, parce que, avec la lèpre, il nous faut beaucoup nous reposer. C’est Dieu qui nous a donné la maladie, c’est Dieu qui nous veut comme ça. La mendicité, c’est gênant pour nous, mais on n’a que ça à faire. C’est ce qui nous permet de gagner notre vie.»’

Elle lie la déviance (sous la forme de la mendicité) et le pouvoir social qui s’exerce sur les personnes en situation de lèpre sociale. Sans travail adapté ni revenus d’assistance, elles ne peuvent pas vivre. Elle considère alors le côté relatif de la déviance et choisit de transgresser la norme. Elle applique dessus la dimension de la foi en un Dieu présent auprès de ceux qui souffrent. Malgré ses souffrances et son atteinte des membres supérieurs et inférieurs, malgré la mendicité, elle a une posture droite et un regard vif.

Sans sombrer dans la dépression, elle pense à construire des projets d’avenir (maison, création d’un commerce, etc.). La déviance de ces personnes vulnérables ouvre à un questionnement sur la place que leur offre la société. Leur déviance est une stratégie d’adaptation aux formes de survie imposées par un pouvoir social qui ne leur offre pas d’autres moyens pour vivre dans la dignité. Ce fait social interroge la société et l’Etat en particulier, dans les modes de justice redistributive. Plus largement encore, cela révèle le processus de précarisation des populations dans le contexte de mondialisation actuel.