Sur tous les continents et pendant des millénaires, les personnes en situation de lèpre sociale du fait de la lèpre ont été expulsées des cités et des communautés villageoises. Sauf exception, certaines ont été maintenues dans des lieux clos au sein de leur famille (René Collignon, 1989). Entre les années 1878 et 1888, deux Lazarets ont fonctionné à Saint-Louis et à Dakar avec une mission d’assistance et de prévoyance. La lèpre était une maladie incurable. De ce fait, les malades étaient isolés dans ces anciennes léproseries qui étaient des sortes de mouroir. A partir de 1916, il y a eu une phase d’extension dans tout le pays jusqu’en 1955 date à laquelle le dernier bâtiment a été construit.
Avec la loi de 1965, on assiste à la création des premières léproseries, avec une meilleure amélioration du cadre de vie et de l’organisation sociale. En effet, les malades gèrent eux-mêmes leur environnement en élisant leur chef de village qui est un malade comme eux. Les pavillons d’internement sont des sortes de caserne avec des maisons rurales en paille tout autour. En 1976, c’est l’émergence des villages de reclassement social (loi de 1976). Le schéma d’évolution historique des prises en charge de la lèpre au Sénégal (selon le document « Atelier sur les lois et statuts des villages de reclassement social » de 2003) montre une certaine évolution. Par exemple, de 1878 à 1888, les premiers lazarets sont situés à Saint Louis et Dakar, les deux principales villes du pays. Le taux de prévalence était de 14 pour 10 000 habitants en 1925. Dirigés par la Commission collective du conseil général sénégalais et Dépendances (CCCGI), leur mission était centrée sur l’assistance et la prévoyance.
Avec ses manifestations spectaculaires et ses séquelles physiques handicapantes, la lèpre - maladie incurable à l’époque - faisait très peur et générait des clichés tenaces. L’objectif des premiers lazarets était la mise à l’écart et l’extermination (passive) des malades pour protéger la collectivité. De 1916 à 1955, l’extension des anciennes léproseries s’est faite dans tout le pays. Autour d’elles, des villages se sont constitués, avec des délégués des « lépreux ». Le « taux de handicap à 100 % » justifiait la prise en charge totale des malades. Celle-ci était financée par l’Etat providence et les institutions religieuses et/ou humanitaires dans cette période d’autosuffisance. Les « léproseries sans tradition » étaient bâties sur des terrains ayant un titre foncier de l’Etat. La Loi de 1965 demandait l’institution de « chefs de village de lépreux ». On y trouvait des pavillons d’internement (sorte de caserne), des maisons en paille et des taudis.
Entre 1976 et 2004, les villages ont adopté un concept dit « humanisé » : le village de reclassement social. Sous la loi de 1976, ils sont dirigés par des chefs de communauté ou de VRS. En plein boom démographique, les habitants sont considérés comme des citoyens. Leurs expériences sont prises en considération, notamment dans les villages de Koutal et de Mballing. L’accent est mis sur la mobilisation sociale et la réalisation des projets d’IEC (Information, Education et Communication). Il n’y a plus de nouvelles arrivées de personnes en situation de lèpre sociale. La vocation de refuge n’existe plus. Il y a une forte modernisation de l’habitat en dur.
Les villages de Kolda, Teubi, Djibélor sont des enclaves au sud du pays (avec 33 % de taux de handicap). Ils sont connus pour être des pourvoyeurs de décideurs politiques. Ce sont des pôles de concentration économique, mais ils manquent de terre. Les ressources humaines présentent beaucoup de potentialités du fait de la qualification des habitants de ces VRS. Mais l’accès au crédit reste difficile.
Dans les villages intégrés, les chefs de village sont officiellement reconnus. Il n’y a plus de lois et de mesures d’exception. Citoyens à part entière, avec des droits et des devoirs, les habitants ont accès aux services de base. Les projets d’IEC sont soutenus : il existe des mesures d’accompagnement. A moyen terme, le taux de handicap du fait de la lèpre tend vers le 0% compte tenu du vieillissement de la population des anciens malades et des soins rapides prodigués aux nouveaux malades. Le village est un centre de décision politique qui vise son intégration dans les communautés en se débarrassant de l’étiquette « lépreuse ».
Dans le Code Pénal sénégalais, l’interdiction de la mendicité et du vagabondage est présente depuis l’Indépendance du pays en 1960. L’article 254 du Code Pénal apporte des exceptions quand il s’agit de « la femme ou le mari et leurs enfants, l’aveugle et son conducteur ». Durant la période coloniale, des arrêtés ont été signés par le gouverneur Faidherbe pour interdire la mendicité. La mendicité a des corrélations étroites avec la misère de ceux qui la pratiquent. C’est pourquoi il s’avère difficile de vouloir l’interdire par de simples mesures de police ou par des mesures judiciaires.
D’autant que la société sénégalaise n’est pas préparée à se séparer de ses mendiants. Ces derniers jouent encore un rôle de régulation sociale. La guerre contre les mendiants n’aura pas lieu, sinon pas de sitôt, ou elle est simplement perdue d’avance31. A quoi servent les lois et les règlements anti-mendicité si la question de leur application n’est pas encore posée ? Ce hiatus entre le législateur et la réalité sociale pose le problème de la tentative de modernisation institutionnelle par le droit des jeunes Etats africains.
La mendicité et l’état des mendiants habillés en guenilles et offrant un spectacle insolite sont source d’inquiétude et d’exaspération des pouvoirs publics. Aux yeux de la loi, c’est un délit. Mais un délit de plus en plus toléré puisque la société globale y participe : personne ne peut se passer de donner aux mendiants. La question est dès lors, non pas d’interdire, mais de voir comment aménager et organiser la mendicité dans le temps et dans l’espace. La mendicité ne fait-elle pas partie des plus vieux métiers au Sénégal ? Lors de notre passage au ministère de l’Action sociale, il nous a été raconté par des travailleurs sociaux que certains mendiants gagneraient plus que des fonctionnaires et qu’ils auraient construit des villas mises en location, par le seul fruit de leur activité de mendicité.
Les lois anti-mendicité et anti- vagabondage sont typiques de l’opposition entre les cultures de la société traditionnelle et moderne. Avant la colonisation, la mendicité était intégrée dans le fonctionnement « communautaire » de la société sénégalaise, et ce, durant des siècles. Elle était réservée à certains groupes particuliers de la population. Dans son ouvrage « l’aventure ambigüe », cheikh Hamidou Kane soulève les interrogations posées par le regard des Anciens (celui du chevalier qui représente le sage) sur la civilisation moderne :
‘« Le souhait du chevalier pour l’Occident, c’est de retrouver le sens de l’angoisse devant le soleil qui meurt. Car la science, triomphe de l’évidence rationnelle, est une prolifération de surface qui exile l’homme à l’extérieur de lui-même :La question de la place de l’Homme, au delà de sa réduction à une rentabilité économique, est soulevée. Par voie de conséquence, la survie des Hommes considérés comme « improductifs » tels que les lépreux, et à plus long terme, celle d’une humanité, tout court, se pose. Les lois sont là pour faire respecter l’ordre établi. Edictées par ceux qui ont le pouvoir, elles impriment des normes sociales à respecter et désignent les « lépreux déviants » comme coupables. La question du défaut des moyens pour vivre ou survivre est passée sous silence. Du processus d’interaction entre les groupes qui rédigent les lois et les lépreux errants, vagabonds et mendiants qui vivent dans la rue surgit la déviance. Dans ce questionnement sur comment on établit les normes et comment on les fait respecter, le rôle de la police avec les « mendiants » est intéressant à questionner car il se situe entre le répressif et le laisser-faire en fonction des circonstances et des impératifs politiques.
Les autorités, dont celles de la police, sont perçues de façon contrastée par les lépreux qui vivent à la rue à Dakar. Cependant, les femmes, les personnes âgées et les personnes ayant une déficience motrice sévère les perçoivent surtout positivement dans leur rôle de conseil et de sécurité. Dans des actions de maintien de l’ordre public, la police chasse, parfois par la force, les mendiants. « Le trottoir est interdit pour vous. Circulez ! Sinon la police t’emmène au poste ; dès fois ils te bastonnent. Faut que tu payes, sinon c’est la prison ! » raconte la Doyenne des lépreux.
Les arrêtés anti-mendicité sont des composantes de la politique de la ville. La tentation est de chasser les « encombrants » pour faire une ville « propre ». A l’occasion de manifestations politiques, les mendiants ont été non seulement chassés (ce qui est le cas régulièrement) mais déportés. Un homme de 50 ans, mutilé du fait de la lèpre, nous disait : « La police, maintenant, ça va. Avant ils nous emmenaient loin, à plus de 300 kilomètres, vers Tamba32 pour qu’on ne mendie pas à Dakar ! »
Cet homme témoigne de ce qu’il a vécu pendant le contexte infiniment plus hostile des années 1970/1980. La police exerçait une répression musclée pour éviter les « encombrements humains » à la demande du Président Senghor. Cela faisait partie des opérations « ville propre » pour offrir une vitrine aseptisée de toute misère lors des visites des hommes politiques européens ou américains. Cette vision de « purification » de la ville était assortie d’un fantasme de « l’armée des mendiants » qui vient troubler la paix civile : cette sorte de syndrome collectif de contagion que les lépreux connaissent bien.
Aux rafles de la police s’ajoutaient, et s’ajoutent encore, les déguerpissements par les forces de l’ordre. La ville de Dakar ne cesse de se construire et de s’étendre. Les terrains sur lesquels sont posés les baraquements de fortune de la population pauvre sont récupérés par l’Etat du soir au lendemain et les gens expulsés de leur taudis sans autre précaution. Les squats urbains sont traités de la même façon.
Les services sociaux exercent une activité de contrôle social d’une façon plus douce que la police. Ils n’ont pratiquement pas de budget pour offrir un soutien social matériel aux personnes en difficulté. De plus, il y a peu d’actions de réinsertion (hormis celles qui existent au village de reclassement social) et elles sont dirigées prioritairement vers les jeunes. Leur rôle se cantonne à de rares visites pour faire un état des lieux de la situation de la population qui vit et qui mendie dans la rue, ainsi que pour évaluer leurs besoins sociaux. Ils sont tributaires des plans sociaux déterminés comme prioritaires par le gouvernement et des appels d’offre auprès des ONG internationales.
L’aide sociale est décrite comme inexistante par les lépreux à Dakar, si ce n’est sous forme d’enquêtes non suivies de réalisation. L’absence de mesures d’aide sociale provoque rarement la colère, par contre les lépreux éprouvent une grande lassitude à rencontrer les personnels administratifs, ils trouvent que c’est une perte de temps.
‘« Les services sociaux dans la rue ? Il n’y a personne qui nous aide. Du temps de Senghor, on avait droit à une aide financière. Maintenant, c’est fini… Il y a un organisme allemand qui reçoit de l’argent, mais qui le garde pour lui… »’Cet homme âgé témoigne de la dégradation des conditions de vie depuis une trentaine d’années. Les aides ont disparu. Les ONG ciblent leurs actions vers un public précis. Même les soins des lépreux ne sont plus pris en charge. Trop onéreux, ces soins deviennent inaccessibles à ceux qui mendient. Et pourtant, la lèpre perdure à Dakar. L’analyse de la lèpre en tant que question sociale fait apparaître une marginalité urbaine et l’exclusion des lépreux vivant à la rue à Dakar. La politique ou les politiques sociales de gestion de la lèpre et de la lèpre sociale ont montré leurs limites. Des ruptures aujourd’hui s’imposent pour aller dans le sens de la prévention et de la lutte contre le mépris et l’exclusion des lépreux.
Depuis plusieurs années, la situation des lépreux subit de multiples changements avec les politiques sociales édictées dans les villages de reclassement social et dans la législation. Les objectifs et les orientations des politiques sociales les concernant sont clairement définis. Il s’agit d’autonomiser les lépreux par le biais d’une stabilisation dans ces villages et par le biais du travail qui doit leur procurer des revenus, une identité et une participation sociale. Ce sont là des points de rupture des politiques sociales avec ce qui a été édicté par la loi de 1965 qui les plaçait dans l’assistanat pur et simple.
La protection et les politiques sociales s’inscrivent dans le mouvement général du progrès en apportant les améliorations du niveau de vie et en permettant à chacun de vivre avec moins de contraintes. Ceci renforce l’intégration sociale. L’aide sociale, plus ponctuelle, a pour fonction de secourir les lépreux dans les villages de reclassement et de les réintégrer dans la société comme des catégories « normales ». On ne veut pas en faire des individus inadaptés qui ne peuvent pas sortir par eux-mêmes de la misère. L’aide sociale a pour seul objet de pallier momentanément certaines difficultés financières et personnelles. La pauvreté et la marginalité ne sont qu’un phénomène archaïque, un effet néfaste lié à la situation de lèpre sociale.
Les politiques sociales nouvelles sont apparues après les périodes sombres des années 70-80 pour les lépreux vivant à la rue à Dakar. Ces politiques nouvelles sont une conséquence directe de l’insuffisante des mesures et des dispositifs au départ des transformations de la question sociale. Face à la précarité et à la marginalité, la prévention et l’insertion sont des outils que l’Etat a mis en place. Mais, leur mise en œuvre et leur succès passent par la capacité des acteurs à s’y impliquer. Leur participation est constamment recherchée d’amont en aval. Ces transformations indiquent la conscience de rendre les acteurs autonomes c’est à dire de ne plus en faire des objets des politiques sociales mais des sujets reconnus dont l’implication est indispensable et sollicitée comme telle. On peut souligner l’existence de confusions, à savoir que cette situation de pauvreté et de marginalité a toujours été pensée en termes de déficiences personnelles et non en terme de défaillance dans le contexte social et environnemental pour favoriser l’insertion de ces personnes.
Les politiques sociales ont été, pendant très longtemps, axées sur l’assistance financière, matérielle et éducative. Or elles ne prennent pas en compte les besoins et les désirs des personnes en termes de reconnaissance sociale et d’estime de soi. Il est important qu’elles combinent un soutien psychologique des bénéficiaires avec l’élaboration de projets afin de leur permettre de maîtriser leurs conditions de vie et de faire face à leurs obligations de chefs de famille. Car dans une société démocratique, assurer la protection des personnes vulnérables, c’est leur offrir des moyens pour qu’elles s’intègrent au tissu économique et social du pays. C’est aussi distribuer des allocations pour celles qui sont inaptes au travail. C’est encore favoriser l’accès à un logement. C’est leur permettre l’exercice de la citoyenneté à part entière. Au delà de la démocratisation, la politique sociale permet de renforcer l’intégration dans la société et dans la nation. Du point de vue de l’Etat, elle a pour objet l’unification sociale de la nation, évitant ainsi tous les problèmes de marge et d’exclusion. Car, c’est la dimension sociale qui permet d’assurer la stabilité de la République.
L’Organisation des Nations Unies (ONU) réaffirme les Droits de l’Homme et les libertés fondamentales ainsi que les principes de paix, de dignité, de valeur de la personne humaine et de justice sociale proclamés dans sa Charte. Elle proclame la « Déclaration des droits des personnes handicapées » ( Résolution 3447 (XXX) de l’ assemblée générale de l’ONU du 9 décembre 1975). La dite déclaration souligne la nécessité de protéger les droits et d’assurer le bien-être et la réadaptation des personnes en situation de lèpre sociale ; la nécessité de prévenir les invalidités physiques et mentales et d’aider ces personnes à développer leurs aptitudes dans les domaines d’activités les plus divers ainsi qu’à promouvoir leur intégration à une vie sociale normale.
Comme tous les textes en matière de droits citoyens, l’ONU se dit consciente des étapes de développement des pays membres. Certains pays, au stade actuel de leur développement, ne peuvent consacrer à cette action que des efforts limités. Mais, elle exhorte tous les Etats à entreprendre des actions afin que la Déclaration constitue une base et une référence communes pour la protection des droits des personnes en situation de handicap et particulièrement de lèpre sociale.
La question de l’accès aux droits sociaux des personnes en situation de lèpre sociale dicte la logique des politiques sociales dans les pays membres en mettant en avant les questions d’égalité de chances, d’intégration et de soutien social. Au Sénégal, les structures traditionnelles éclatent progressivement, fragilisant les solidarités communautaires. Les services sociaux et les ministères commencent à développer une « Veille sociale » (en se référant à l’expérience française) au service de la population marginalisée, de plus en plus nombreuse dans la ville, et ayant perdu le lien avec les structures traditionnelles de base.
‘« La fragilisation généralisée de leurs bases anthropologiques résulte donc de tout un ensemble d’atteintes vitales, telles que l’absence de logement (base territoriale de ressourcement intime), les difficultés pour se nourrir et reproduire ses forces qui se transforment en recherche quotidienne et aléatoire de subsides, l’impossibilité de dormir d’un sommeil réparateur dans les espaces interstitiels de l’autre monde, la confiscation de toute vie intime et sexuelle par l’exposition au regard du monde ordinaire » (Lanzarini, 1997).’La rue est « une sorte de camp de la souffrance à ciel ouvert » qui met à l’épreuve les résistances humaines. Le problème est économique et politique : lieux d’accueil, hébergement, points d’eau, créations de sanitaires publics, etc. La notion d’hygiène publique est d’abord politique. Il est dangereux de réduire le problème à sa dimension cognitive et culturelle, sans créer les conditions de vie décentes, ce serait pérenniser, voire aggraver les situations de lèpre sociale et de vivre à la rue. Derrière les Droits de l’Homme se cache le droit des peuples à un développement durable et solidaire dans une économie mondialisée qui paupérise les jeunes Etats africains.
Dans son roman La grève des battus, Aminata Sow Fall montre que ce sont les hauts fonctionnaires de la République qui ont le plus besoin des mendiants comme exutoire de leurs malheurs en leur faisant des offrandes édictées par les marabouts et les charlatans. Ils ne peuvent imaginer la ville de Dakar sans « ses » mendiants.
Tamba est la capitale de la région orientale du Sénégal. C’est la frontière avec plusieurs pays de la sous-région dont le Mali. Dans l’esprit des autorités, tous ces mendiants ne sont pas sénégalais, pour la plupart ils proviendraient du Mali et du Burkina Faso. En les jetant à la frontière, penserait-on qu’ils traversent la frontière pour enfin rentrer chez eux ? Mais non, ils reviennent toujours pour réoccuper les rues et les trottoirs du centre-ville de Dakar.