2.3.3. Migration obligée

La majorité des lépreux « sont des immigrés du Mali et de la Guinée » nous dit Alioune qui vient de faire une discrète investigation auprès de chacun des membres du « groupe de la Poste de Médine». Mais qu’appelle t’on « immigré » au Sénégal ? La Guinée et le Mali sont des pays frontaliers du Sénégal. Il se dit que ce sont principalement les ressortissants de ces deux pays que l’on retrouve dans les rues de Dakar. A la suite d’Anne Bargès (1997), peut-on parler de l’internationalisation des réseaux de mendicité ? Les frontières entre ces trois pays sont héritées de la colonisation et, comme toutes les frontières en Afrique, elles présentent pour les populations un caractère virtuel. Elles ont été dessinées par les colonisateurs européens sans pour autant tenir compte des réalités sociologiques et sociopolitiques. Les conséquences de cette situation se lisent la plupart du temps dans la mobilité des individus qui se sentent appartenir à la fois à au moins deux à trois pays. Les familles, les clans, les tribus et les groupes sociaux ont été ainsi subdivisés et partagés entre des entités politiques différenciées appelés « Etats-Nations ».

Transports en commun au Sénégal – le « car rapide »
Transports en commun au Sénégal – le « car rapide »

Photo de Martine et Aliou, Dakar, 2005

L’exemple des Bambaras est à ce titre révélateur. Ils évoluent entre le Sénégal et le Mali, surtout au niveau de la frontière entre les deux pays dans la région sud-est du Sénégal (Tambacounda) séparée du Mali par le fleuve Sénégal. Avant les indépendances africaines, le peuple bambara formait un seul peuple et vivait de part et d’autre du fleuve. Les individus se sentent chez eux de chaque côté du fleuve. Pour la plupart, ils ne possèdent pas de pièces d’identification (ni carte d’identité, ni passeport, ni permis de conduire). Notamment, quand ils viennent mendier en ville, Au moment où l’on distribuait des parcelles (des terrains à caractère d’habitation) dans les villages de reclassement, le critère d’attribution était que les titres revenaient aux malades de la lèpre sans chercher à savoir si les malades étaient ou non des Sénégalais d’origine.

De toutes les façons, cela aurait été difficile pour les administrations de savoir réellement qui était de nationalité sénégalaise ou étrangère. Car il n’y a aucune différence d’ordre physique, culturelle ou linguistique. La plupart des noms « Diara, Ndiaye, Sylla, Diallo », etc. sont les mêmes de part et d’autre du fleuve. L’étranger qui arrive va dire, par dissimulation, qu’il vient du village sénégalais frontalier de son pays d’origine.

En ce qui concerne la question de l’internationalisation de la mendicité, le chemin de fer joue un rôle important aujourd’hui encore. Pendant la colonisation, la voie ferrée dénommée « Dakar-Niger » reliait les pays de la sous région : le Niger, le Burkina Faso, le Mali, la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Actuellement la voie ferrée « Dakar-Bamako », qui relie les capitales malienne et sénégalaise, et le réseau routier sont les principales voies de communication qui facilitent la mobilité des populations. L’exil des lépreux a plusieurs sens : celui de l’expulsion de quelqu’un hors de sa patrie ou de l’obligation de vivre éloigné d’un lieu ou d’une personne chère. Il comporte un aspect de déracinement qui s’accompagne de ruptures. Pour les personnes en situation de lèpre sociale, il y a rupture des liens avec les gens du village et la famille d’origine, et donc une perte partielle ou totale de son réseau social. C’est souvent la fin de toute activité fixe, comme le travail agricole. Or c’est par lui que l’homme s’était enraciné dans son environnement. C’est grâce à lui qu’il trouvait une certaine sécurité. Ce travail lui permettait d’être celui qui décide de sa vie et de son avenir. Et cette sécurité avait des tonalités culturelles, économiques et psycho-affectives. Devant ce départ forcé, se cache le désir d’un mieux être, voire d’une réussite, et tout au moins d’une autre liberté. C’est ce que chante le chanteur poète Youssou Ndour, bouleversé par la misère de certaines couches sociales sénégalaises (Oumar Sankhare, 1998, 110) :

‘Dem, dem(Partir, partir)
Dem fan ?(Partir pour où ?)
Ci espaas bu lëndëm bii. (Dans ce sombre espace)
Dem ndax lan ?(Partir pour quoi ?)
Liberté bi(Pour la liberté)’

A Dakar, la vie à la rue entraîne une déstabilisation chez les lépreux et au sein de leur groupe. Ils vivent dans un espace réduit, sur un rayon de deux cents mètres, en marge de toute activité culturelle ou sociale. Ils ne peuvent sauvegarder une identité positive qu’en se réfugiant derrière le « destin de Dieu » selon la tradition, dans un monde qui change (très vite). Ils se sentent comme soumis à un destin tracé à l’avance, car le futur leur apparaît non comme un avenir à modeler mais comme situé dans la lignée de leur passé, de leur « maladie », comme quelque chose de prédéterminé par Dieu. L’exil s’ajoute au vécu de la lèpre sociale et accroît ce sentiment fataliste.

Leur expérience de la rue se situe dans le prolongement de l’histoire du « Nègre clochard » décrit par David Diop :

‘« Qu’ai-je fait sinon supporter assis sur mes nuages
les agonies nocturnes
les blessures immuables
les guenilles pétrifiées dans les camps d’épouvantes » (Oumar Sankhare, 1998, 104).’

L’esclavagisme contemporain passe par l’inactivité sociale, celle qui rime avec l’inexistence sociale, dans une forme de domination plus sournoise que celle des travaux forcés. Marginalisées, ces personnes n’ont pas la possibilité de trouver un logement ou un travail à Dakar. Leur existence est rythmée par la dépendance à l’aumône et aux aléas de la survie urbaine. Leurs relations avec le monde extérieur à leur groupe jouent un rôle déterminant pour leur (sur)vie. Les contacts au quotidien avec la population de Dakar sont affectés, d’une part d’un sentiment de ségrégation (on évite le contact) jusqu’à l’hostilité ouverte (refus de les laisser s’installer devant les magasins, restaurants…) en passant par la suspicion systématique et, d’autre part, d’un désir de les avoir à disposition à chaque fois qu’on a besoin de leur donner l’aumône.

De la sorte, on comprend la situation paradoxale de l’exil que vivent ces personnes qui se sentent à la fois « étrangères » (au sens d’appartenance à un même groupe ethnique qui dépasse ces frontières déterminées par le colonisateur entre le Sénégal, le Mali et la Guinée par exemple) dans la ville de Dakar et en même temps sénégalaises parmi les sénégalais. Cette difficulté est accrue pour celles qui ne sont pas de nationalité sénégalaise, dont l’existence est davantage marquée par l’incertitude et l’insécurité (compte tenu notamment du risque de reconduites à la frontière). La plupart du temps, l’existence des personnes atteintes de lèpre sociale est imprégnée de mythes, de pratiques superstitieuses et de rites. Leur vie tourne autour du bonheur à assurer (ou à chercher) et du malheur à conjurer (ou à fuir).