3.1.2. Cosmogonie des lépreux

La maladie, comme désordre bio-physiologique, affecte l’individu dans son corps et dans sa quête de sens. La lèpre est surnommée au Sénégal feebar bu mag (la grande maladie en wolof). Elle joue un rôle de révélateur social. Car dans ses origines, son mode de transmission, ses effets sur l’individu et son traitement, elle fait l’objet de multiples croyances. « La plus grave des maladies », par la gravité de son caractère incurable et stigmatisant, inspire une peur des lépreux, peur qui implique des conséquences sociales variables selon les régions.

Loin d’une différentiation régionale ou ethnique, la plupart des groupes se rejoignent quant à leurs conceptions sur les causes et le sens donné à la maladie. La rupture d’un interdit est à l’origine de la lèpre. Ces interdits sont d’ordre sexuels (rapports en période menstruelle, etc.), alimentaire (silure, viande de chèvre tachetée) ou une transgression des règles de l’alliance (mariages intercastes ou interclans). En ce qui concerne le mode de transmission héréditaire, il y a un rapprochement avec la sorcellerie. Dans le patrilignage wolof, le modèle de transmission est celui du sang par la mère (les règles) et par le père (le lignage) : dëm ndeey ngana baay c’est-à-dire « sorcier la mère, lèpre le père » (Didier Fassin, 1992).

La maladie cachée comporte toujours un arrière fond de représentations collectives et individuelles. Ce sont des symboles et des mythes qui appartiennent à la culture, à l’histoire. Ils font partie, en quelque sorte de l’être humain qui les vit. Ces mythes cosmogoniques nous plongent dans l’organisation mentale des acteurs, dans l’idée qu’ils se font de Dieu, idée ayant un soubassement musulman ou chrétien (monothéisme) Mais, un monothéisme à l’africaine, c’est à dire teinté de valeurs spirituelles traditionnelles qu’on peut, la plupart du temps, opposer aux valeurs islamiques et chrétiennes. En tout état de cause, ces valeurs et ces pratiques permettent de saisir de l’intérieur la signification de Dieu, du destin, de la sorcellerie et du mauvais sort.

Dans la croyance populaire, on retrouve deux traits typiques : celui de Dieu et celui de Satan. Dieu est reconnu comme le créateur, l’Etre supérieur qui n’a pas d’égal et qui a créé tout ce qui existe sur la terre et dans les cieux : les êtres, les végétations et toutes choses. Mais il a créé un Etre mauvais, Satan, qui ne cherche qu’à détourner les Hommes du Bien (Baakhe) pour les entraîner dans le mal (Bone). Satan n’est pas un Dieu, mais il est situé juste un peu en dessous de Dieu car il est supérieur aux humains.

Il nous semble nécessaire de reprendre la distinction apportée par Pierre Bourdieu (1980,113) entre « croyance », c’est-à-dire l’adhésion indiscutée, préréflexive et native, et « foi », c’est-à-dire l’adhésion accordée de façon décisoire avec l’adoption d’un corps de dogmes et de doctrines instituées. Les lépreux vivent ces croyances. Ils voient dans chaque phénomène de leur vie (notamment dans la maladie) la manifestation de la volonté divine si ce n’est la main invisible et méchante de  « l’autre ». « Yalla » (Dieu en langue wolof) est invoqué et mêlé à toutes les incantations et rites. Il est omniscient, tout-puissant. On l’invoque dès lors pour sa bonté. « Il décide de notre vie ici sur terre et après la mort au ciel. Personne ne peut se dérober à son destin » nous dit le sage du groupe de la Médina.

Il est très difficile de situer cet arrière-fond cosmogonique dans l’Islam, le christianisme, l’animisme ou le paganisme. C’est une sorte de mélange de tous ces éléments, sans en être intégralement l’un ou l’autre. On est en présence d’un syncrétisme religieux, spirituel et culturel. C’est à dire une symbiose d’éléments différents rendant difficile la question de savoir : qu’est-ce qui est apport de l’Islam ou du christianisme et qu’est-ce qui est spécifique aux croyances traditionnelles africaines ? De toutes les façons, le Sénégal est ouvert aux apports fécondants de l’extérieur (Senghor, 1956) et ceci depuis plusieurs siècles.