3.2. Traces, trajectoires, itinéraires

3.2.1. Destinée lépreuse

Loin de se limiter à une exclusion purement sociale, le mouvement de dépréciation des lépreux est d’autant plus fort qu’il puise sa source dans la socio-logique du mythe. L’homme incorpore les signes et les symboles, liés à la maladie-métaphore qu’est la lèpre, dans son être, dans ses sensations et les matérialise dans ses comportements. Désordre de l’être, la maladie prend sens dans les notions d’étrange et de trouble ? Ordre social et ordre symbolique ne font qu’un.

Porteuse de la grande maladie, la personne va découvrir les modifications profondes de son identité au regard des autres. Les conduites d’évitement s’étendent de la communauté jusqu’aux membres de sa famille. La peur de la contagion est une donne permanente dans toutes ses rencontres quotidiennes et dans tous ses actes. Pour éviter la transmission de la maladie, elle fait l’expérience de formes multiples d’attitudes négatives. Selon les appartenances ethniques, elle s’affronte :

  • à l’isolement dans la case personnelle, avec l’interdiction de sortir de la maison, de participer aux cérémonies familiales (les gens ne lui serrent plus la main). On la cache à cause de la honte qu’on en éprouve (sentiment de gène pouvant aller jusqu’à la violence pour qu’elle parte car elle est « une plaie dans la famille ». Sa famille, stigmatisée à cause de sa présence, devient « la maison des lépreux ».
  • au rejet systématique. Personne ne vient la voir et parler avec elle, de peur des contacts.
  • au dénigrement. Celui-ci est marqué autant dans les comportements verbaux que non-verbaux. Un proverbe wolof dit : « Le visage n’est pas la prison, mais si on y enferme quelqu’un, il le sait. »

Si la personne fréquente la place publique, la communauté la déserte. On couvre de cendre ou de sable la place qu’elle a occupée. On lui demande de retourner chez elle. Bref, la destinée lépreuse plonge la personne dans une désertification relationnelle. La persécution psychologique et sociale s’abat sur le malade et sa famille, s’installe entre lui et les siens. Mise à l’écart par les autres, jusqu’à ses proches les plus intimes, elles plonge dans l’angoisse.

Pour le lépreux, le désespoir de vivre, la rancune envers les bien portants, le découragement face à la recherche d’un traitement sont des conséquences de l’attitude négative à leur égard. En leur renvoyant une image négative de lui même, sa mise à l’écart par les autres conditionne profondément sa façon d’aborder la maladie.

Le lépreux endure en permanence des souffrances intérieures à cause du rejet de la société envers elle. La solitude forcée la fait d’autant plus souffrir qu’elle est perçue comme une forme d’inexistence sociale dans une culture où l’individu n’existe que parce que relié à la communauté. La communication avec les autres est devenue quasi inexistante. A cela s’ajoute la honte des mutilations et, avec elles, la haine de l’image de soi. Cette image monstrueuse inscrite dans son corps. Cette personne monstrueuse qu’elle est devenue et qui fait fuir ses proches et tous les autres.

Elle éprouve des sentiments de repli sur soi dus au refus de lui serrer la main, de lui parler ou de partager son repas, et de tous les modes du toucher qui vont jusqu’à la rupture conjugale. Ces sentiments peuvent laisser place à la haine. La personne malade est qualifiée de nerveuse et rancunière. Pour dire l’irritabilité du malade, les Wolofs ont une expression : « xolu gana » (cœur de lépreux). Cette expression a un retentissement psychologique profond chez la personne stigmatisée par la lèpre, car elle touche au cœur c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus profond dans l’être. Cette expression véhicule donc une négation de la personne niée dans son identité, assimilée à la méchanceté et à la lèpre.

L’errance interne qui commence en elle, au sein de son milieu familial et ethnique, va se poursuivre dans l’exil hors du village jusqu’au village de reclassement social. Et du village de reclassement jusque dans la rue de la ville. Si ce deuxième exil est lié aux conditions de survie économique, il n’en demeure pas moins initié à l’origine par la grande maladie. L’identité sociale des lépreux vivant à la rue dépend de leurs attributs personnels et structuraux. Leur déficience physique et motrice, voire sensorielle pour certains, fait partie de ces attributs personnels qui entraîne un discrédit. A défaut d’une profession ou d’une activité quotidienne au sein de la famille (telle que la cuisine, l’éducation des enfants, etc.), la mendicité est un de leurs attributs structuraux.

Dans la société, leur statut social est directement lié à la « grande maladie » et il est déterminé par leur mise à l’écart. Il est donc fortement dévalorisé, même si une identité plus ou moins positive peut se jouer dans les rôles de « père », mère », « époux », « veuf ».Toujours est-il que l’attribut différent qu’elles possèdent, la lèpre, fait peur et jette sur elles un discrédit profond. A cause des représentations mythiques et culturelles posées sur la lèpre, elles sont considérées comme dangereuses (par l’impureté, la contagion) et mauvaises. L’expression populaire qui dit « méchant comme un lépreux » confirme ce discrédit.

Ces personnes sont donc vues (et appelées) « diminuées ». Elles sont peu attrayantes et on garde avec elles une distance raisonnable. Pire, elles sont devenues des objets de répulsion. On peut parler de la lèpre comme stigmate. Ce stigmate n’est pas lié à la lèpre en tant que telle, comme un attribut qui colle à la peau. Mais il naît de la relation d’autrui ou du groupe social avec la (ou le groupe de) personne(s) en situation de lèpre sociale du fait de la lèpre. Le stigmate représente un certain type de relation entre l’attribut et le stéréotype. Lorsque l’individu stigmatisé a une différence connue ou visible, il est discrédité. Ce qui est le cas des personnes souffrant de mutilations liées à la lèpre. Si celle-ci n’est pas perceptible, il est discréditable. C’est ce que vivent les personnes dans la première phase de la maladie, socialement bien tolérée.

Erving Goffman (1975) distingue trois types de stigmates :

  • les monstruosités ou difformités du corps
  • les tares du caractère (perçues par autrui comme manque de caractère, passions irrépressibles ou malhonnêteté et attribué à un individu qui est atteint de troubles psychiques, sortant de prison, drogué, etc.)
  • les stigmates tribaux (la race, la nationalité, la religion) transmissibles et pouvant contaminer toute la famille.

On retrouve ces trois types de stigmates générés par la lèpre et ses conséquences ainsi que par la représentation de cette maladie millénaire dans la culture sénégalaise en général, et chez les Wolofs en particulier. Une femme en situation de lèpre sociale du fait de la lèpre, avec des stigmates visibles du fait de la perte de ses doigts et de sa déficience visuelle, explique en ces termes ce qui l’a poussée à effectuer une émigration loin de Dakar, loin de son groupe, pour la Casamance (Sud du Sénégal) lorsqu’elle a ressenti la maladie :

‘« J’avais des démangeaisons et des fourmillements dans le corps. Ca me faisait des boutons. Je me suis grattée et c’est devenu des plaies. Alors quand j’ai su que c’était la lèpre, je me suis éloignée de chez mes parents, car chez nous, vraiment, c’est une maladie honteuse ».’

Les personnes affligées d’un même stigmate parcourent un même « itinéraire moral », c’est-à-dire qu’elles ont une évolution semblable de l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes à partir de leur expérience et de leur connaissance. Elles sont impliquées dans une suite d’adaptations personnelles similaires, en prise avec l’histoire de l’attribut qui sert de stigmate dans une société donnée.