Les notions de pollutions prennent sens dans les rites de séparation. Ces rites lient les cheminements internes, les limites et les marges des structures totales de la pensée les uns aux autres.
Dans le Premier Testament35 de la Bible, les abominations du Lévitique traitent de la lèpre et de diverses secrétions du corps humain parmi les cas d’« impureté rituelle » (Lév.15). Le commandement « soyez saint » précède chaque injonction. La pensée sémitique est bâtie sur une opposition : la vie / la mort, la bénédiction / la malédiction. L’homme se situe face à ce choix : vivre l’Alliance avec Dieu ou mourir. Dans la cosmologie du Premier Testament, les notions de puissance et de danger sont prégnantes. Quand Dieu donne sa bénédiction, il ouvre la source de tous les biens, de la fertilité de la terre, du peuple et de son bétail. Quand il la retire, la puissance de sa malédiction se déchaîne et il y a stérilité, pestilence et confusion. De la sainteté naît l’ordre, de l’abomination surgit le désordre.
Dans la tradition judaïque, dans laquelle s’enracinent le christianisme et l’Islam, la notion de « lèpre », celle des premiers hébreux, réunit diverses affections cutanées et même des moisissures sur les vêtements et sur les murailles. Le prêtre fait le diagnostic. Tout un code, composé de précautions collectives, existe pour éviter la contagion. Les mesures pratiques, dont certaines reprennent des usages et des conceptions primitives, sont porteuses de valeurs religieuses qui touchent au discernement de l’« impur ». L’homme, dont la lèpre est déclarée, change alors de statut :
‘« Le lépreux atteint de ce mal portera ses vêtements déchirés et ses cheveux dénoués ; il se couvrira la moustache et il criera « Impur ! impur ! » Tant que durera son mal, il sera impur et, étant impur, il demeurera à part : sa demeure sera hors du camp. » (Lévitique 13,45-46).’Son impureté signifie qu’il est atteint par le « péché », ce qui veut dire que la vertu vivifiante du Dieu d’Israël est touchée. C’est pourquoi des rites assimilés au sacrifice pour le péché font partie de la réintégration à la communauté du malade guéri. Au rite d’expiation de son impureté, qui se fait à partir du sacrifice pour le péché (appelé aussi sacrifice de réparation), s’adjoint l‘holocauste accompagné d’oblation. « Celui qui se purifie nettoiera ses vêtements, il se rasera tous les poils, il se lavera à l’eau et sera pur. » (Lév. 14,8)
Parmi les usages primitifs repris dans le rite de purification du lépreux, on retrouve ici l’ablution ainsi que la différenciation entre les côtés droit et gauche de l’homme. Le sang (symbole de la vie livrée, de la mort qui redonne la vie) et l’huile (utilisée comme médicament pour soigner, mais aussi pour donner de la force) sont versés sur le lobe droit de l’oreille (l’écoute), le pouce de la main droite (l’agir) et le pouce du pied droit (la marche). Les sept aspersions se font avec l’huile déposée dans le creux de la main gauche. Le reste de l’huile est mise sur la tête de celui qui se purifie. Les qualités de l’homme, qui était « mort », sont ainsi revivifiées.
La lèpre est également considérée comme une punition de Dieu. Lorsque Myriam et Aaron réclament la reconnaissance de leur statut de prophètes au même titre que celui de Moïse, la colère de Dieu s’enflamme contre eux. Myriam devient lépreuse pendant sept jours et elle est « séquestrée hors du camp ». (Nombres, 12). Le lépreux, porteur du péché, impur, fait l’objet de la colère de Dieu. La mort fait son œuvre en lui. il est exclu de son peuple.
Dans le deuxième testament, les évangélistes Saint Mathieu (8, 1-4), Saint Marc (1, 40-45) et Saint Luc (5, 12-16 ; 17, 11-19) placent la guérison du lépreux dans les premiers miracles de Jésus. Car le « lépreux » est par excellence l’image symbolique du mort-vivant rongé de l’intérieur : dans son corps par la maladie jusqu’à la perte de ses membres et la mort, dans sa dimension d’homme par l’exclusion sociale, dans son être par le péché. Chez Saint Luc (Mat.5, 1-29), la scène se place après l’appel des quatre premiers disciples. Sur la barque, Simon-Pierre est pris de frayeur devant la sainteté de Jésus et il s’écrie : « Eloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pêcheur ! »
L’« homme plein de lèpre » vient en figure antithétique de celle de Simon-Pierre. Dans la ville, il voit Jésus, va à sa rencontre, tombe sur sa face et le prie: « Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier ».
C’est alors que Jésus étend la main et le touche en disant : « Je le veux, sois purifié » et aussitôt la lèpre le quitta.
Par ce geste, Jésus prend position. Au lieu de l’exclure hors de la ville, il touche l’homme et le guérit. Plus exactement, il le purifie. Or Dieu seul a le pouvoir de purifier.
La guérison du paralytique qui suit éclaire ce geste. Voyant la foi de ceux qui ont porté l’homme sur sa civière, en la faisant passer par le toit à cause de la foule, Jésus dit : « Homme, tes péchés te sont remis ».
Déclenchant le scandale chez les scribes et les pharisiens, il se déclare « Fils de l’Homme » et il confirme sa parole par le signe de la guérison du paralysé.
Vient alors l’appel de Lévi, le modèle du pêcheur par excellence, samaritain, installé dans un statut social confortable : au bureau de la douane, en d’autres termes un collaborateur des occupants romains. Pour fêter l’événement, Lévi fait un grand festin. Jésus y déclare publiquement qu’il n’est pas venu pour « appeler les justes, mais les pécheurs, au repentir ».
Cette construction en chiasme nous permet de saisir la figure du lépreux dans l’évangile : celle du pécheur en train de mourir vivant, tué par la lèpre considérée comme la malédiction de Dieu ; celle aussi de l’Homme mu par la foi, alors qu’aucun espoir n’est apparemment possible face à cette maladie qui mène inéluctablement à la mort. Il est d’ailleurs appelé non pas « lépreux », mais l’Homme plein de lèpre. L’Homme n’est plus assimilé à son stigmate. En le sauvant, Jésus prend sur lui l’impureté et se fait « péché » pour sauver l’humanité, tel le bouc émissaire (René Girard, 1982).
Jésus synthétise ainsi sa mission, lors de sa réponse à Jean-Baptiste : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. » (Luc, 7,22)
On y voit clairement combien l’image du lépreux est associée à l’impureté. Car il ne s’agit pas principalement de guérison, mais de purification. Dans la tradition chrétienne, la maladie et la malédiction ne sont plus assimilées. Lèpre et impureté sont définitivement séparées. Le lépreux devient un autre Christ, d’où la tradition du « baiser au lépreux » de Saint François, repris par Péguy et bien d’autres. De là découlent les conduites d’assistance aux pauvres, aux malades et aux affligés. Dans cette lignée, un homme a particulièrement marqué l’histoire contemporaine, c’est Raoul Follereau (Follereau, 1986) dont l’association est particulièrement active au Sénégal.
Dans la tradition islamique, qui prend sa source dans la tradition judéo-chrétienne, la lèpre relève d’une élection, voire de sainteté. Car elle est un fait de Dieu ; tel le signe fourni par la main de Moïse couverte de neige lépreuse. Ainsi, la personne malade, qui a déjà souffert en ce monde, sera délivrée dans l’au-delà. Le Coran reprend la guérison du lépreux par Jésus (sourates III 48 et V 110). Le Prophète a parlé de cette maladie de deux façons (Filali et Meziou, 2003). Pour réconforter le malade, il aurait pris la main du lépreux pour la mettre dans le plat afin de manger. Cet acte de compassion est assorti d’une croyance : « Le vrai musulman ne peut être contaminé »
En même temps, il invite les gens à éviter la contagion :
‘« Fuyez le lépreux, comme vous fuyez le lion ! »Le comportement du prophète reflète les réalités de son époque où l’on croyait que la maladie se transmettait par voies aériennes supérieures. L’homme atteint par la lèpre et mutilé était néanmoins reconnu comme homme à part entière et il pouvait participer aux activités communes. Il n’y avait pas d’attitude ségrégationniste vis à vis des malades. Et l’on pensait que Dieu donnait une récompense spirituelle à ceux qui étaient atteints par la lèpre. Un mérite spécial était attaché à leur vie.
La prise en compte des « mendiants lépreux » est associée à un recul-séparation obligatoire. Le khalife Al-Walid a structuré la charité en créant le premier regroupement hospitalier (en 707 apr. J. C.). Malheureusement, les « relargages » des malades dans les rues des villes, dus au manque de moyens pour subvenir à leurs besoins, a donné naissance à un sentiment de suspicion à leur encontre. Le personnage du « mendiant-lépreux » a été en partie associé à la tromperie, au profit, à l’avidité et à la jouissance.
Nous utilisons la dénomination récente « Premier Testament » plutôt que « Ancien Testament », car cette expression peut être comprise comme périmée vis-à-vis du « Nouveau Testament ». Ce risque d’incompréhension ne rend pas compte du Premier Testament comme source du Deuxième Testament d’une part. D’autre part une mauvaise interprétation peut générer une opposition juif (Ancien) / Jésus Christ (Nouveau, chrétien) et alimenter l’anti sémitisme.