4.1.1. Conte et mythe au Sénégal

L'importance du mythe et de la cosmologie dans la culture a été valorisée par Marcel Griaule (1966), même si sa justification de toutes les institutions dogon par le mythe est critiquable. En effet le mythe est fondé sur une pensée symbolique. Le monde y est expliqué par le réseau immense, complexe et logique des correspondances symboliques. L'interprétation symbolique des nombres et des techniques va de pair avec celle de la parole.

En ce qui concerne les notions de personne, Marcel Griaule pose dans « Dieu d'eau » (1966) le problème fondamental de la dualité de l'être humain. La société dogon pallie à l'ambivalence originelle et assure la fécondité de l'être. Il s’agit de gérer les déséquilibres individuels et sociaux dont les sources se trouvent dans l'importance sociale des jumeaux et dans les institutions de la circoncision et de l'excision.

Les cultures traditionnelles, particulièrement en Afrique, sont des civilisations du Verbe. La nature de la parole, dont l’origine est divine, joue un rôle à la fois métaphysique et social. Elle donne sens aux rapports entre les éléments du cosmos et ceux de la personne. C’est cette somme du mythe dans la culture dogon que Marcel Griaule a tenté de constituer dans « Renard Pâle » (1965).

A la veillée, le soir, au campement ou au village, on conte. Au cours des discussions, il n’est pas rare que les métaphores utilisées dans les contes permettent de mettre en cause le système ou de porter un regard critique sur telle ou telle situation.

Dans « Contes, fables et récits du Sénégal » (2006), Lilyan Fongang-Kesteloot souligne que les contes circulent d’une langue à l’autre. Ils traversent les frontières avec les hommes. Ils sont wolof, diola, mandingues ou peuls. Mais ils sont aussi connus dans les pays de la sous région, car chacune de ces langues y est parlée (Sénégal, Mali, Gambie, Guinée, Côte-d'Ivoire, Burkina, Mauritanie, etc.).

Bien des vérités sont dites par des contes et des fables, souvent sous le masque des animaux ou de personnages fictifs. Les travers de la société y sont mis en scène, tels que les vices plus graves, des problèmes familiaux aux contraintes politiques : méchanceté des coépouses, partialité du mari polygame, déréliction de l'orphelin privé de sa mère, arbitraire du roi et intrigues des courtisans, tendances égoïstes du riche, vanité ou couardise des comportements, impudence des impies, indocilité des fils ou des filles envers leurs parents, rupture de la parole donnée, transgression du serment proféré, etc.

Ce sont des récits brefs, plein d’humour, qui se terminent souvent par une leçon de morale. Ils ont une fonction éducative en même temps que ludique, pour le plaisir de rire. Encodé dans des formules fixes au début comme à la fin, le conte génère des discussions qui ouvrent sur de nouveaux contes pendant les veillées africaines. Chargé d'allusions, il sert de «défouloir». Il assure une fonction critique et cathartique dans cette société où l’on cherche à préserver la bonne entente formelle et le consensus.

Par contre, les mythes sont plus localisés. Ils expliquent l'origine de telle dynastie, l'instauration de tel culte, la migration de telle famille, la fondation de tel village. Même s'ils sont truffés de merveilleux, les mythes sont toujours des « histoires vraies » (Lilyan Fongang-Kesteloot, 2006, 7), car ils ont l’adhésion de la croyance populaire. Les mythes se retrouvent dans les historiettes amusantes que les villageois inventent pour les enfants afin d’expliquer l’origine de certains faits ou des créatures : les poissons, le chat, le lion, le baobab, le génie du lieu, etc. On est loin des mythes au sens de Mircea Eliade ou de Lévi-Strauss. Mais ces mythes sont cependant porteurs d’une cosmogonie particulière qui nourrit la vie quotidienne des sénégalais.

Le mythe permet, aujourd’hui encore, d’échapper à l’enfermement dans l’inextricable. Georges Balandier (1996) reprend le mythe grec du Labyrinthe, de Dédale et du Minotaure pour interroger la logique techno-gestionnaire, souveraine et exclusive, qui prédomine dans le contexte de globalisation contemporaine. Apollon, Dionysos, Prométhée, Œdipe ont contribué à la découverte des modes de relation que l'homme établit avec le monde et lui-même, ainsi qu’à identifier ce qui était encore innommé.

Le mythe parle, désignant « les pouvoirs en expansion » avec leurs ambivalences et leurs pièges ; démasquant « la puissance née d'une civilisation » impuissante à la contrôler ; éclairant un monde « où le désordre paraît dissoudre l'ordre » ; décourageant tout emploi d'une droite logique là où « la complexité » ne cesse de croître. Là où les repères sont confus, l'homme recherche des signes pour jalonner son trajet, et le mythe en fait partie. (Georges Balandier, 1994, 10)

Le monde politique grec recelait en lui la puissance non domesticable et toujours menaçante, qu'il sut figurer comme prisonnière du Labyrinthe. Georges Balandier interprète en ce sens le mythe du Labyrinthe : Thésée (le héros du mythe) a déjoué les pièges du Labyrinthe. Puis il a vaincu l'obscur en utilisant le fil d'Ariane pour conduire sa progression. Il s’est fié à un indice lumineux, tel un navigateur décryptant les indications du ciel. Le « fil » est la raison critique et l'« indice » est l'intuition qui guide la compréhension. Le savoir scientifique a accéléré ses avancées dans le domaine de la complexité. L’institution religieuse se déforçant, l’individu est devenu plus libre de négocier ses croyances.

Or ce « croire » flou risque de « fétichiser le monde » dans un foisonnement d’obscures puissances. L’acte de foi séculière qu’est le « progrès » s’accompagne de régressions massives : chômage, paupérisation, mal développement, exil économique et climatique, guerre, etc. Le monde de la puissance, de la production et de la marchandise génère de tristes lieux de mal vivre et de survie. Celui des interstices de Dakar dans lesquels survivent les lépreux en est un parmi tant d’autres.

Dans cette « époque électrique-électronique », l’établissement de l’ère du visuel - avec ses transferts d’images, de textes, de paroles, de transactions diverses – s’effectue sans déplacement des personnes. Les rencontres se démultiplient à l’infini, tout en se dématérialisant. Le paradoxe réside en ce que ces contrastes facilitent le passage aux extrêmes.

Certains lieux – où les gens n’ont plus à être ensemble et où on ne s’arrête plus - deviennent des sortes de trous noirs. Le sentiment qu’il n’y a plus de critères de l’impossible dans ces sortes de « nouveaux » nouveaux mondes s’accompagne d’une position d’incertitude. S’accompagnant d’un sentiment d’impuissance, cette position mène à la déresponsabilisation. Selon Balandier, un des enjeux actuels consiste à dépasser la prétendue « clôture totalitaire » (op. cit. 234) pour accepter l’inachèvement de la production de la société. Cette identification à une « démocratie éclatée » est traversée par la découverte des carrefours de l’imaginaire, par la recherche des détours du sacré et par l’éclairage des chemins de la mémoire.

Issiaka P. Lalèyè remarque que la socio-genèse et la psycho-genèse du mythe ne cessent d’évoluer de façon conjointe. Car « le dynamisme qui fait naître et mourir les mythes » s’ancre sur deux plans : « celui de la société, d’une part, et celui de l’individu de l’autre » (1986, 30). Ce chemin, qui passe par le sacré, le sensible et la lutte pour la reconnaissance, est éclairé par les personnes marquées par la lèpre sociale.