4.1.2. Tounka, l’ancêtre éponyme

Pour approcher la destinée lépreuse, nous tentons ici de montrer l’imprégnation mythologique de la culture des personnes touchées par la lèpre, en mettant en parallèle leur cheminement et celui du peuple ancestral des Lébous. Car, avec des modulations personnalisées, c’est une même réalité qui se joue et se rejoue dans la vie de celles et ceux qui sont touchés par cette maladie mythique : du jour immémorial de l’annonce, à travers l’épreuve de l’exode, avec la mise en scène de la figure du monstre, jusqu’à l’installation dans un village où le peuple sans nom sera enfin nommé et où fleurira la bénédiction.

Exode

De continents en continents, dans la mémoire ancestrale de la quasi-totalité des peuples, une maladie surgit, défigure, contamine, réveille les pires angoisses, telle un spectre. « Quand j’ai appris ma maladie, c’était comme si le soleil s’était éteint… »

Cette expérience éminemment personnelle rejoint celle qui est tirée de la mémoire des patriarches : dans la nuit des temps, leur « peuple sans nom » (Abdoulaye Sadji, 1965, 11) a quitté le cœur chaud du Sénégal parce que la soif le décimait. Laissant le sable et les cadavres, il s’est mis à marcher vers le lieu où l’astre du jour mourait, dans un ultime espoir de survie.

Le mot clé qui exprime cette déchirure imprégnée dans l’être du lépreux, c’est « exode ». Du jour au lendemain, il se retrouve acculé à se cacher, à rompre avec les êtres chers de sa famille et de son village. Un exode vers où ? Certains ont entendu dire qu’ailleurs il existerait des villages pour les lépreux. Ces villages représentent leur dernier espoir pour demeurer dans la race des humains. Alors les lépreux partent vers une funeste aventure, vers ce lieu qu’ils ne connaissent que de nom. Une soif indicible noue leur gorge : celle de vivre malgré tout en surmontant l’épreuve, celle surtout d’oser croire encore qu’ils continuent à appartenir à la nature humaine. Comme dans Tounka, la soif ne cesse d’étreindre leur gorge tout au long de leur marche, et bien au delà.

Jusqu’au beau matin où, « à son réveil, le peuple vit au fond du trou une nappe miroitante et tranquille que les patriarches confondirent d’abord avec un frère, avec une image du soleil » (Ibid. 12). Pris de peur, le peuple s’éloigne du trou. Les « initiés », qui agissent au nom de tous, se mettent à prier. Au péril de sa vie, le chef des initiés se penche alors au dessus du trou, puis il jette une pierre. Il crie : « Il bouge ! ». Le cri ondule dans tous les cœurs et les fait frémir d’inquiétude. « Quand je suis arrivée à la léproserie, j’ai eu très peur. Des lépreux, avec des mutilations, des visages ravagés par la maladie… Je suis restée là, sans bouger, sans parler. Je voulais mourir ».

Que ce soit devant le village de reclassement ou devant un univers inconnu, la peur envahit ceux qui sont là, devant ce qui se donne à voir, devant soi, devant ce qui n’a pas de nom. Cette même peur devant le grondement souterrain et incessant qui résonne dans les oreilles du peuple. Environnées du silence funèbre des ténèbres, ils se regardent « dans l’ombre pour s’interroger » et ils ont « peur les uns des autres à cause de leurs yeux écarquillés » (Ibid., 15). Cette peur vertigineuse se retrouve dans le premier regard porté par la jeune lépreuse sur le visage des lépreux défigurés qui l’entourent. Elle est terrorisée et sidérée par cette même terreur primitive. En le voyant, elle se voit elle-même défigurée avec un corps monstrueux, à l’heure où elle brille encore de toute la beauté de sa jeunesse.

Fétiche et totem

Comment juguler cette peur mortifère ? Le chef du « peuple sans nom » décide d’offrir un sacrifice à ce « Maître » inconnu qui se tient tout au fond et qui remue dangereusement. Il prend le chat, leur unique animal domestique et compagnon de route. Et le chat dégringole dans le trou. Il miaule effroyablement. Alors, on attache d’immenses gaules bout à bout et on le repêche. « Mouss »36 est mouillé et il se lèche la queue avec satisfaction. Tout le peuple accourt et remercie « le cousin de la pluie » présent au fond du trou.

Depuis ce temps, dans les villages habités par les descendants de ce peuple, le chat « a été élevé à la dignité de « fétiche vivant » et considéré comme tabou » (Ibid., 28). Dans son livre sur « le Totem » (1993, 22), Boubakar Diallo montre la figure de l’harmonie entre les mondes qui sous tendent le choix du totem : « Jadis les hommes vivaient en parfaite harmonie avec les bêtes sauvages.»

Les alliances entre les humains, les animaux, les génies président à ce choix. Ce conte du Burkina Faso l’illustre :

Un chasseur poursuivait deux antilopes jusqu’à un lac. Or celles-ci, se débarrassant de leur fourrure, découvrirent leur apparence humaine. Elles avaient la forme de deux jolies jeunes filles, les plus belles des créatures. Pendant leur baignade, le chasseur s’empara de la fourrure de la plus grande.

Voulant couvrir sa nudité, la jeune fille accepta de suivre le chasseur dans sa case. Elle le prévient : « même si je deviens ta femme et te donne des enfants, un jour viendra où je m’en irai dans la brousse car là est mon royaume ! Je redeviendrai antilope car là est ma véritable nature ! » (Ibid., 32)

Effectivement, elle donna deux beaux enfants au chasseur. Un jour, le chasseur revint d’une excursion : sa femme, redevenue antilope, était repartie en brousse. Le chasseur fit jurer à ses enfants de ne jamais manger de la viande d’antilope. Les enfants jurèrent de respecter ce tabou en souvenir de leur mère.

L’animal totem d’une famille, d’un clan ou d’une ethnie reste un secret que l’on respecte. Car enfreindre l’interdit provoque un danger. Gorgui37 Alioune Sy raconte que, récemment, un jeune père ignorant a eu un geste de colère et a tué un chat qui était en train de manger du poisson dans la cour familiale. Le lendemain, son enfant en bas âge s’est mis à faire des convulsions. Pourtant tout a été fait pour le guérir. On a même appelé le médecin. L’enfant est mort. « Pourquoi ? Parce que - et les jeunes ne le savent plus - l’esprit du génie continue à habiter les chats ». Tuer un chat, c’est enfreindre le tabou et c’est dangereux. Bien des maladies, dont la pire des maladies qu’est la lèpre, sont provoquées par des actes de méchanceté à l’encontre des chats. Les habitants de Hann le savent bien. Même s’ils sont réveillés chaque nuit par les chats qui sautent de maisons en cocotiers, qui se battent sur les tôles ondulées des toits du village, qui s’accouplent et qui miaulent. Quelque part, les chats continuent à protéger les villageois d’un malheur qui pourrait leur advenir.

L’annonce de lèpre sociale, cet autre jour immémorial

La longue marche se poursuivit. Cet autre jour immémorial, le peuple sans nom arriva au bas d'une grande élévation de terre qui lui barrait le chemin. Ce pays contrastait étrangement avec la terre sablonneuse qu'il venait de quitter. Quand l'ombre glauque de la nuit tendit un immense écran devant les voyageurs, un bruit sourd et ample emplit leurs oreilles : un roulement lointain qui ne cessa plus.

Au milieu de ce silence funèbre observé par tout le peuple, la voix du chef des « initiés » s’éleva alors pour implorer la clémence des Dieux. Cette imploration est répétée en chœur par les autres «initiés».

Mais pendant la nuit, la rumeur lointaine emplit l'espace tout autour d'eux. Ils se sentaient étouffer, si bien que le chef des « initiés » demanda aux « enfants du pays des sables » de se coucher, serrés les uns contre les autres, pour endiguer le flot hostile dressé par ces murailles de ténèbres. Car, chassés par le lieu de la soif, venus de très loin, ils étaient parvenus au bout de leur voyage, aux « confins du monde » et au « tombeau du soleil » (Ibid., 16).

A l’aube, pendant que tout le peuple dormait, le chef des « initiés » décida, de concertation avec ses suppôts, de percer le mystère qui les tenait prisonniers. Dans le brouillard, les patriarches gravirent le flanc de la colline et montèrent à l'assaut du ciel. Ils avancèrent avec précaution, car leurs larges pieds étaient écorchés par les cristaux anguleux d'une terre qu’ils ne connaissaient pas. Plus ils montaient, plus la voix de cet inconnu hurlait derrière la colline. Près de la crête redoutée, le chef des «initiés» se sacrifia, car il fallait d’abord protéger les patriarches, cerveaux du peuple. Il se mit à psalmodier en invoquant le Dieu de la pluie tout en avançant seul vers l'extrême limite de la crête pour découvrir le mystère.

Lorsque les patriarches avaient béni l’eau limpide tirée du puits, le peuple s’était mis à danser le rituel nostalgique de la pluie. Et tous se sont désaltérés. Une partie du peuple s’était installé là, à Dieuck (« arrivé le premier »), dans le cercle de Kayor.

Plusieurs siècles après la fondation de ce village, des femmes lépreuses issues de cette même contrée ont poursuivi la route jusqu’à Dakar. Fatiguées après une journée de mendicité, elles se retrouvent et s’installent sous un arbre. Lorsqu’elles invoquent leur village d’origine, elles se mettent à fredonner des airs sérères et à danser sur le trottoir, en claudiquant pour certaines.

« Là-bas, c’est chez nous. Nous y avons nos maisons, nos familles. Et nous pouvons faire la fête. C’est la joie ! »

La peur, l’épreuve, le monstre de l’inconnu sont derrière. La vie a ressurgit et la communauté villageoise s’est réorganisée. La fête signe, mieux que les mots, cette victoire imprégnée dans le corps dansant de chacun, ce corps mis en mouvement par le rythme communautaire. La danse porte la joie qui vient inonder tous les sens. Et ses racines secrètes plongent dans la geste sacrée du peuple fondateur qui a marché en compagnie de ses dieux et génies.

Le puits de bénédiction

Lorsque le chef des « initiés » du peuple sans nom découvre le puits, il demande à ce qu’on hisse une petite quantité d'eau avec un ustensile grossier et de longues gaules articulées. C’est cette eau fraîche et limpide que les patriarches ont bénie. Tout le peuple s’est alors mis à danser la danse rituelle de la pluie. Chacun a pu étancher sa longue soif pendant plusieurs jours et faire provision d'eau pour poursuivre la route.

A quoi se rattache cette bénédiction du lépreux, si attendue par celui qui vient lui faire une offrande ? Si ce n’est à ce même puits qui donne la vie depuis les patriarches ? Ce lieu habité par « le cousin de la pluie » ? Ce point d'eau providentielle qui désaltère le peuple assoiffé ? Cette eau bénite, symbole de l’Esprit divin dans les religions monothéistes, qui comble les désirs du croyant ?

Le lépreux ne serait il pas semblable à cet « orifice au fond duquel brillait la flaque d’eau tranquille » découvert par le patriarche du peuple sans nom (Ibid., 13) ? Celui vers qui les marabouts orientent aujourd’hui encore leurs talibés pour obtenir la bénédiction de Dieu ?

Les lépreux ne sont ils pas identifiés et ne s’identifient ils pas à ces «initiés » qui, tels les patriarches des temps jadis, donnent leur bénédiction ? Si c’est Dieu qui leur a donné « La maladie », c’est aussi Lui qui les veut à cette place particulière de mendiant à Dakar. Et ils se sentent dans l’obligation d’assumer cette mission.

Beaucoup parmi eux ont la conviction de mieux comprendre le genre humain que les autres. « Nous, nous savons vraiment ce que les gens ont dans le cœur ! Et ce dont ils sont capables ! »

Tout comme les initiés du conte de Tounka, là où le commun des mortels voit le soleil couchant, eux voient « autre chose au-delà de la ligne immobile » dessinée par le soleil, leur compagnon, lui qui incendie l’univers chaque soir avant de disparaître.

Chemin initiatique

Le conte de Tounka décrit le chemin initiatique vécu par le lépreux.

Se sentant dangereux -voire rejeté- pour sa propre famille et sa communauté, il quitte son pays -seul- pour aller vers un inconnu qui hurle au loin, qui hurle en lui. Cherchant à endiguer ce flot hostile et ténébreux qui l’assaille tant de l’extérieur que de l’intérieur, ce flot des représentations de « la maladie », il est sous le choc. Dans son exode, face au mystère foudroyant provoqué par cette identité de « gana », collée sur lui et qu’il se doit d’incorporer, il est projeté aux « confins du monde ». Si la mort fait son chemin dans son propre corps avec « la maladie », il se doit d’affronter cette autre mort sociale dans une société qui le voue à l’éloignement, tant au niveau du territoire qu’au niveau des statuts sociaux.

Cette perception est accentuée par le fait de se retrouver seul, dans une société où l’individu est voué à l’inexistence sociale s’il n’est pas rattaché à sa communauté d’origine. Il est important de souligner cette différence avec le conte de Tonka, dans lequel le chef des « initiés » (même s’il monte seul face au danger), est porté par tout le peuple, sous le regard des autres patriarches qui ne le quittent pas des yeux. Le chef est un héro ; le lépreux est un paria.

Entourée par d’autres femmes lépreuses qui ont pris soin d’elle et l’ont nourrie, qui l’ont entourée, qui lui ont transmis les coutumes du village, qui ont partagé avec elle leur propre exode, la nouvelle lépreuse a peu à peu accepté cette réalité nouvelle. Puis la vie a refleuri en elle, avec ses joies et ses peines. Elle a retrouvé une place au sein de cette communauté recomposée, avec ses patriarches, ces palabres pour poser les décisions communes nécessaires à la vie du village. Elle a connu à nouveau l’amour, fondé une famille et enfanté. Elle a assumé les travaux qu’on lui proposait pour gagner sa vie, même si ceux-ci provoquaient des amputations de ses doigts. Et ce, jusqu’au jour où, ne pouvant plus travailler avec ses mains, chargée de famille, elle a repris son exode vers Dakar.

Assumant l’opprobre de la communauté du village de reclassement, la honte générée par la mendicité, elle a fait le choix de se sacrifier pour gagner des revenus. Subissant les affres de la vie à la rue, elle se fait un honneur de nourrir et protéger sa propre famille, une famille élargie au sein du village. Invoquant sans cesse Dieu, prodiguant des actions de grâce et des bénédictions, elle participe aussi à la protection du peuple de Dakar. C’est cette protection, liée à la croyance populaire, qui génère un autre type de statut social aux mendiants. Leur place déterminante dans la société est mise en scène, de façon pertinente et humoristique dans le roman de Aminata Sow Fall sur « la guerre des bàttu » (1979).

La figure du monstre et le village de reclassement

Le patriarche poussa son long cri sauvage, rempli de peur et d'admiration, pour demander au peuple de monter en haut de la colline afin d’admirer les confins du monde (là où finit la terre et où commencent les eaux).

Intronisation du chef de village de Hann,

Photo de Martine et Aliou en avril 2007

C’est alors que

‘« le maître des palabres tira de sous ses vêtements un olifant, une corne de renne qu'ils appelaient «ngolyr ».’

Il a émis alors

‘« des notes longues et suaves qui labourèrent les entrailles du peuple. »
(ibid., 18)’

C’est encore une coutume aujourd’hui pour le griot, maître des palabres, de dissimuler un instrument sous ses vêtements lors d’évènements exceptionnels. Ce fut le cas de l’intronisation du chef de village de Hann en avril 2007. D’un geste rapide, le maître des palabres a soufflé quelques notes qui ont résonné au cœur du peuple rassemblé autour du chef de village.

C’est là, à cette mer qu’aucun pied humain ne peut franchir, que le peuple arriva au terme de son exode. Là, le peuple sans nom a payé son premier tribut au dieu de la mer : fascinés et troublés par le miroitement de la nappe d'eau qui luisait en contre bas de la crête, quelques uns sont tombés à pic dans le gouffre.

Le peuple s’est installé sur le littoral plat et infini, bordé par une écume blanche crachée par la mer : « cette vaste étendue mouvante et gémissante qui se balançait, instable, sur le bord demi-circulaire du ciel ». (op. cit.19) Les patriarches la nommèrent « Guedje » (la mer en wolof).

Pris de terreur et abasourdi par son bruit semblable au déchaînement d’un orage, incapables de s’entendre, tous étaient paniqués par cette bête monstrueuse qui allait les engloutir.

Le chef des « initiés » chercha d’abord à connaître quelle était la frontière qui servait à « Borom Guedje » (le Dieu de la mer) pour faire paître ses troupeaux (ce qui correspond aux marées), de façon à respecter son domaine. Puis il campa son peuple en se retirant à un dixième de nuit de marche. Enfin, après sept soleils et sept lunes d’observation, l’installation du village se fit plus près de la mer, au niveau du deuxième pieu.

Cette coutume se retrouve pour l’établissement des villages de reclassement. Lorsque les personnes touchées par la lèpre étaient invitées à quitter leur village, leur lieu d’installation était établi à plusieurs jets de pierre du village d’origine. Cette frontière, délimitée par la sagesse des anciens, séparait ce qui était malade de ce qui était sain, ce qui était impur de ce qui était pur.

Le « peuple des sables » désigna la mer comme une « bête monstrueuse ». Le chef des « initiés » pria le Dieu de la pluie et des eaux de veiller sur son peuple. Pour cela, il s’avança courageusement vers le littoral et se prosterna. Un paquet d’écume furieuse lui recouvrit la tête, sous les hurlements du peuple. Lorsque le chef se releva, sans hâte, le peuple découvrit que le dieu de ce domaine lui était favorable. Le chef leur annonça, par la voix du « ngolyr », que l’eau infinie et vivante de la mer était salée et amère, peuplée d’êtres bizarres. C’est cette manne de petits êtres frétillants, sautillant sur la grève avec leur queue fourchue, qui devint leur nourriture quotidienne.

On coupa des troncs d’arbre et on les creusa. On fit des rames et des voiles en fibres de baobab tissées : la première génération de pêcheurs était née. Flottant sur les flots dans cette pirogue originelle, avec leurs yeux perçants et fureteurs, les hommes surent vite distinguer les teintes légères et fugaces qui étaient la marque d’un banc de maquereaux, de saumons ou de harengs.

Les lépreux, avec leur corps infirme (en latin infirmus qui veut dire faible), déformé et mutilé, sont également perçus comme monstrueux.

Dans « Vivre à corps perdu » (1990), l’anthropologue Robert Murphy souligne que les « handicapés » sont perçus à long terme comme stigmatisés et impurs. Car ils ne sont ni malades, ni en bonne santé. Ils ne sont ni vivants, ni morts. Ils se situent ni en dehors de la société, ni pleinement à l’intérieur et vivent dans une « culture de l’exclusion ». L’anthropologue Claude Hamonet reprend les enjeux culturels de l’histoire de la lèpre sociale (2001). Ils montrent que la place des lépreux varie en fonction des époques, des régions du monde et des groupes. Par exemple, la lèpre sociale pouvait être synonyme de fertilité et de richesse au temps des pharaons. Au 12ème siècle, les cagots (de « cagouz » qui veut dire lépreux en breton) vivent en marge de la société. Jusqu’à la révolution française, ils sont exclus de la vie sociale.

Cette impureté, incarnée par les lépreux dans la société sénégalaise, ne concerne pas seulement la lèpre sociale et leur perception comme appartenant à un entre deux mondes. Elle concerne leur appartenance au domaine de l’hybride dans la cosmogonie. C’est pourquoi ils sont mis à l’écart et les comportements de ceux qui s’en approchent sont ambivalents. En effet, ceux-ci observent une distance qui les préserve du danger (ils n’ont pas de contact physique dans les gestes d’aumône, l’argent est jeté). En même temps, ils recherchent la manne de la bénédiction que seuls les lépreux peuvent donner de façon privilégiée, tout comme –dans le conte de Tounka- la manne des bienfaits de Dieu était récoltée dans les pirogues et les scènes de plage, puis distribuée.

Un peuple sans nom

C’est ainsi que le peuple d’agriculteur devint aussi un peuple de pêcheurs. Les totems et les nouveaux rites consacrés à « Guedge » et à son Roi se mêlèrent à ceux du pays des sables, issus du bercail lointain. Fétiche vivant considéré comme tabou, le chat y occupa une place privilégiée en tant que compagnon d’exode. Devenus patriarches à leur tour, les descendants des anciens célébraient les mariages. L’intrépidité devant les risques de la mer était devenue une valeur supérieure à celle de la vaillance aux champs.

Selon le conte de Tounka, des peuples venus du Sud avaient rejoint la première génération de pêcheurs. Ce qui donna lieu à bien des rivalités et des violences, jusqu’à ce que la suprématie des premiers soit acceptée. C’est parmi eux que les « Ndjites » (les chefs en wolof), les gardiens et les initiateurs de la tradition étaient recrutés. Pour permettre une vie solidaire et harmonieuse entre des éléments d’origine disparate, un code sévère a été élaboré et une discipline de fer leur a été imposée. C’est ainsi qu’un peuple homogène s’est mis à prospérer tout au long du littoral. Soumis aux mêmes traditions, amoureux des mêmes rites, il parla la même langue. Cette langue est un composé de leurs différents dialectes.

Un pacte secret était ourdi entre ce peuple et la mer, avec des échanges et des sacrifices : celui des vies humaines payées à la mer par les pêcheurs et celui des entrailles de la mer pour nourrir le peuple. C’est pourquoi les femmes chantaient la mer et elles dansaient :

‘« O mer mugissante comme une corne
Maudit soit qui te hait ;
Je me suis abreuvée à tes charmes. » (Ibid. 30)’

Tout en élevant leur nombreuse progéniture (de futurs pêcheurs émérites), les femmes travaillaient, fumaient le poisson et préparaient la cuisine. Lorsque la tempête faisait rage, devant ses vagues furieuses et convulsionnées, les femmes priaient le roi de « Guedje » et invoquaient la puissance de leurs fétiches ancestraux.

C’est, ainsi constitué et ancré sur le littoral, que le peuple sans nom a pris le nom de « Lébou », de cet homme légendaire, colossal, qui descendait en droite ligne du patriarche Tiongane.

Cette histoire mythique de l’installation du peuple Lébou – fondateur de Dakar – concerne particulièrement les lépreux. En effet, quittant leur village d’origine, ils ont fondé ou rejoint les villages de reclassement. Ils y ont développé une culture du métissage, entre hommes et femmes originaires de villages différents, parfois d’ethnies diverses. La vie sociale s’est organisée autour du chef désigné par les anciens. Le wolof a été adopté comme langue de communication, sauf pour les villages composés par une seule ethnie. Ils ont établi des lieux de culte, aux pieds des baobabs sacrés, dans les mosquées ou parfois les églises (étant majoritairement musulmans, avec une minorité chrétienne). Les fêtes se sont mises à rythmer les temps forts de l’année, ainsi que les alliances et les mariages, la fécondité –avec ses baptêmes - et la mort, comme dans tous les villages. Le travail s’est structuré autour de la pêche ou de l’agriculture, comme partout au Sénégal.

La vie sociale s’est ainsi organisée et le village a reçu un nom : Nianing, etc. Ce qui donne à chaque habitant une forme de statut social et de lieu d’appartenance. Un nom qui cependant stigmatise ceux qui en sont issus, un nom qui signifie « village de reclassement », c'est-à-dire « lépreux », pour tous ceux qui l’entendent dans le pays.

Notes
36.

Le « chat » en wolof

37.

Chez les Wolofs de Dakar, le « vieux » est synonyme de sage,. Le terme n’est pas péjoratif comme c’est le cas en France.