Qu’est ce que « le corps » ?
Le rapport fondamental avec l'altérité prend forme dans le corps et par le corps de chaque personne38. La figure prise par cette altérité constitutive de chaque personne diffère d'une culture à l'autre. De fait les conceptions du corps sont multiples. En Afrique de l'Ouest, c’est l'immense société des ancêtres et des morts qui l’habite, faisant du corps humain la relation même entre les vivants et les morts, tel « une sorte de recyclage » (2007). En Europe occidentale, c’est la relation de ressemblance et d'image entre la créature et Dieu qui habitait le corps. Après la sécularisation moderne, la place faite à la téléologie du vivant fait émerger une notion de modèle génétique duquel tout découlerait.
La mort ne met pas fin à la vie, elle la renforce. « Les morts sont situés tantôt dans le ciel, tantôt sur la Terre et fréquemment ils sont mêlés aux vivants » (Lalèyè, 2004, 696-699). Les rites funéraires ont pour objectif de faire rentrer le défunt dans le monde des morts. Ils ont un rôle de purification et de sacralisation dans le processus d’ancestralisation. L’ancêtre peut alors devenir l’objet d’un culte. Toute personne frappée La « mauvaise mort » est considérée comme une punition due à une transgression d’une loi.
Avec la dissolution du cadavre dans la terre, les constituants vitaux se dispersent. « La lente disparition de la forme corporelle fait place à une autre corporéité, faite de matière informe figurée par les autels d'ancêtres lignagers (David Breton, 2007,7) ». La composition de ces autels est (ou était) composée d’éléments non-figuratifs très hétéroclites : petites poteries, boules et blocs de terre, pierres, branchages, figurines grossièrement taillées, plus ou moins enchâssés dans la terre elle-même. Ces autels sont devenus le corps des ancêtres, manifestant une identité de substance avec les vivants (le corps étant assimilable à de la terre) ainsi qu’une profonde différence de forme. Les résidus d'offrandes et de libations montrent l’effectivité des coutumes reliées à la lignée familiale.
Les fondateurs mythiques de village, de clan, de culte ou de confrérie initiatique, servent de modèles. Ils illustrent ce qu’est une vie accomplie pour un homme ou une femme, à savoir une descendance nombreuse et un statut social lié à des responsabilités politiques ou religieuses.
Leur caractère exemplaire est représenté dans la statuaire par ses traits (avec les canons esthétiques ou l’expression de la maturité tels que les seins tombants d'une mère ou la barbiche d'un homme âgé) ; les signes de la fécondité (la présence d'enfants) ; le port des marques de socialisation achevée (scarifications, anneaux et coiffures) ; les postures hiératiques et les attributs du statut social (vêtements, objets modernes, parures, outils, cheval).
La filiation (généalogique ou institutionnelle) qui unit les membres d'un culte initiatique, d'un village ou d'un clan à leur fondateur mythique est manifestée sous la forme d’effigies. Dans ces images sculptées, le corps est pleinement socialisé et sert de modèle de façon à ce que les vivants puissent s’identifier aux archétypes ancestraux. Les initiés, les propriétaires d'autel, les desservants de culte offrent un miroir aux uns et aux autres, qui se reconnaissent et se perpétuent. Figurant la forme exemplaire et officielle que toute personne veut donner de soi, les portraits photographiques pris en studio, et qui trônent dans les salons ou les chambres des maisons au Sénégal, jouent un rôle identique.
Naissance et mort sont en symétrie. De multiples rites sont nécessaires pour faire d'un enfant une personne véritablement humaine. L’enfant demeure lié au monde des ancêtres lignagers et des génies, ce monde d'où il vient. Il n'appartient pas encore totalement à la société des hommes. Pour cela, il faut effacer les marques des entités invisibles en modelant son corps : séparer le nouveau-né du placenta39, raser les cheveux de l'enfant, effectuer des scarifications sur sa peau, le circoncire si c’est un garçon, etc. Tant que ces gestes – qui ont pour objectif la rupture des liens de l’enfant avec l'autre monde – et la dation du nom ne sont pas effectués, la naissance sociale de l’enfant n’est pas réalisée.
Une des marques de la lèpre sociale est celle de la quasi impossibilité de parvenir à accéder à cette ultime réalisation de soi : une fécondité relative (une progéniture nombreuse suppose des moyens et généralement la polygamie), un statut social dévalorisé (sans accès possible à des responsabilités politiques ou religieuses), l’appartenance au domaine de l’hybride, du côté de l’impureté. Cette assignation à des trajectoires mal reconnues atteint son point culminant dans l’impossibilité de pouvoir obtenir le statut d’ancêtre.
Le grand danger de la vie, c’est d’entrer en contact avec des entités dangereuses. Prohibitions alimentaires, réclusion, silence, dissimulation de sa corporéité en laissant sa peau à nu ou en utilisant des peintures (de façon à la rendre invisible, comme dans la chasse aux lions) sont autant de pratiques respectées à titre de prévention.
La faiblesse, la maladie, la mort ou la solitude signalent que la personne est victime d'une prédation invisible. Son corps est devenu une proie. Pour soigner la victime, le marabout ou le tradipraticien tenteront de contre-attaquer les ennemis invisibles et détruire leurs influences néfastes.
Si le corps peut être une proie, il peut aussi devenir prédateur. Le guerrier habité par l’esprit du lion voit autrui comme une proie, développe des dispositions hostiles à l'égard des vivants et traite son ennemi comme de la viande de gibier. Sa métamorphose en prédateur est signalée par des comportements de type non-humain, ainsi que par des parures de dents ou de griffes. Le retour à l'humain du meurtrier exige un long travail de « dé-lionnisation », assorti d’un régime alimentaire approprié.
Les changements de régime corporel passent par les prescriptions alimentaires, les ornements, l'ingestion de tabac ou d'hallucinogènes, les épreuves corporelles douloureuses. Modifiant l'environnement sensoriel, elles visent à changer la perception que chacun a de son propre corps afin d’en transformer la nature.
C’est pourquoi le corps lépreux, métamorphosé par la maladie, sème un trouble qui peut aller jusqu’à la terreur dans l’environnement. Cette ambivalence, propre aux réactions communes face au handicap, est accentuée par la perception d’un danger lié à la contagiosité – impureté lors de tout contact avec ce corps. Si le lépreux peut être une proie, il peut aussi devenir prédateur de part les pouvoirs que la croyance lui attribue.
La compréhension de la lèpre sociale passe par la voie du sensible. Car le sensible est la source de toute pensée anthropologique du corps. Pensée du multiple, elle s’élabore au fil de la succession des situations, des moments, des mouvements et des postures. Ce sensible s’exprime à travers les personnes et les groupes qui nous livrent, par leurs expressions verbales et leur corps-parole, l’accès au sens et aux formes que recouvre la lutte pour la reconnaissance sociale. Et ce, bien en deçà des modèles théoriques totalisant qui cherchent à figer la réalité sociale. Car, plus encore dans les interstices de la rue que dans d’autres lieux pérennes de la société, l’adaptation aux mutations socio-économiques est un des points-clés de la survie des lépreux.
Dans ce contexte singulier, le corps est soumis historiquement à des injonctions sociales successives. Il entre en résistance de façons diverses, qu’aucun inventaire formel ne pourrait épuiser. Il y a des modes de socialisation en conformité avec la norme sociale, mais aussi des « modèles d'inconduites » (l'anthropologue américain Linton). Le corps marche, piétine, court, se dresse, défile ou trépigne. Il s’assoit, s’allonge, s’épuise ou s’effondre : aucune totalité ne peut prétendre l’englober. Le corps détaillé, disséqué, prêt à être analysé pour se trouver en conformité avec un paradigme (celui de la fonctionnalité et de l'instrumentation sociale ou au contraire de la déviance) risquede ressembler au résultat d'une opération de médecin - légiste.
Tout comportement corporel s’effectue dans une expérience, ancrée dans un espace et une temporalité. Il peut être extrêmement tributaire du passé (comme la fatigue) ou bien tendu vers un avenir (dans l'angoisse ou la patience).
Une corporéité en soi n’existe pas. Il y a seulement des actes singuliers, ralentis ou accélérés. C’est pourquoi les verbes et leurs modes disent davantage le corps dans tous ses états que les substantifs. François Laplantine souligne ce lien entre corps, paradigme et syntagme dans le domaine de la linguistique. Pour étudier l'organisation syntaxique des mots dans la langue, le paradigme « concerne les relations du tout à ses parties constitutives (phonèmes, morphèmes, lexèmes) et forme un système donnant lieu à une analyse synchronique » (Ibid., 2003, 40).
Dans son acception précise et étroite, le paradigme (selon le modèle épistémologique dominant) concerne des énoncés, et non les modalités d'énonciation. Il masque l'épaisseur des comportements physiques, avec les différentes manières par lesquelles le corps peut être asservi ou résister. Un système de relations entre des signes ne peut rendre compte du processus social de répression/intériorisation. Et cela d’autant plus que les individus ont collectivement intériorisé contraintes sociales et politiques exercées sur leur corps, au point qu’elles leur paraissent naturelles, voire « innées». Le modèle que François Laplantine qualifie de « chorégraphique » permet davantage d’expérimenter la fécondité de ce qui est à la fois syntagme (chaîne ou flux associatif) et paradigme.
Une anthropologie du corps ne peut se construire qu’en termes chorégraphiques, telle une pensée de la danse, telle l’approbation de la vie. Nous avons choisi de nous situer dans cette dynamique, rejoignant ainsi les personnes porteuses de la lèpre sociale dans ce qu’elles vivent de plus profond :
« Voyez, nous aussi, nous dansons ! » nous disait une lépreuse âgée, esquissant quelques pas de danse, rapidement rejointe et soutenue par les femmes de son groupe. A l’heure où les ténèbres de la nuit envahissaient les rues de Dakar, à quelques pas de la mosquée endormie, des chants se sont élevés, rythmés par les claquements sonores des mains. Après une longue journée de travail, à mendier sur les trottoirs, les lépreuses se sont mises à danser. C’est le sourire aux lèvres que les plus fatiguées ont descendu leurs cartons de l’arbre pour s’étendre sur le sol. L’atmosphère nocturne du village emplissait tout l’espace de la ville en ces instants fugitifs et sacrés.
Loin d’une conception figée et morbide de l’exclusion, elles laissaient émerger les racines cachées de leurs origines, la vie, leur vie. Elles laissaient sourdre la force qui chassait la dureté des épreuves du jour et éloignait les terreurs de la nuit.
Cela change la façon de penser le social. Car il s’agit de passer d’une conception topographique (dans laquelle on ne se déplace qu’à l’intérieur d’un espace fini et stable) à une conception chorégraphique (celle d’une pensée de la temporalité attentive aux modulations du sensible). En grec, « topos » désigne l’endroit ; « choros » désigne l'espace, mais surtout l'intervalle supposant la mobilité spatiale ainsi que la transformation dans le temps. Par chorégraphie, on ouvre à une connaissance qui passe par les sens (ressentir, regarder, écouter) d’un être ensemble du chœur avec lequel s'élabore une forme de lien physique. A cet instant s’élabore une relation de soi avec les autres qui dépasse la simple coexistence », une relation nourrie par la perception des infimes modulations du corps qui ne cesse de se transformer, à devenir autre et à ressentir en lui la présence de ce qui vient des autres.
En lui-même « le corps » ne signifie rien lorsqu’on l’identifie à un ensemble de fonctions biologiques ou physiologiques. On commence à comprendre ce qu'il veut dire (ou taire) quand on perçoit les manières dont il réagit (ou non) performativement à ce qui l'affecte ou le blesse, à ce qui le conforte et le guérit. (Ibid., 38)
‘Le corps s’étend ou se recroqueville, se contracte ou se détend, souffre ou s’apaise. Cela est d’autant plus visible que les personnes qui vivent dans la rue n’ont pas d’espace d’intimité. « Gueum » et « teranga », la cordialité et l’hospitalité.’Dans la vie à la rue, tous les sens sont mis en éveil, que ce soit dans leur dimension auditive, tactile, gustative et olfactive.
| Il n’y a pas de cérémonies en tant que telles, mais un art de vivre qui fait que les bons petits moments sont dégustés. Leur saveur est relevée par la célèbre « teranga » (hospitalité) du peuple sénégalais. Mais cette saveur provient surtout du « gueum », cette cordialité de la rencontre qu’offre les lépreux. N’ayant presque rien à offrir, ils partagent leurs valeurs où s’entremêlent humanité, solidarité et bénédictions. Scène de repas donné et partagé à Dakar Photo de Martine et Aliou, février 2005 ![]() |
La teranga des lépreux va rapidement vers l’invitation à venir leur rendre visite dans leur maison ou village de reclassement.
‘« Là bas, nous pourrons bien vous recevoir. Vous participerez à nos cérémonies de baptême, de mariage, aux fêtes ! Et vous verrez comme on danse, comme on sait s’amuser ! On est comme tout le monde ! »’Car, recevoir dans la rue, c’est aussi vivre une certaine frustration quand aux normes de l’hospitalité pour honorer l’hôte. Et les femmes lépreuses y sont particulièrement sensibles.
Il existe un certain nombre de règles d’hygiène autour du plat commun, là où se rassemble le groupe de lépreuses sérères (photo ci-dessus). En effet, dans la culture sénégalaise, on mange ensemble, on partage, on ne prend pas son repas individuellement. Les lépreuses se déchaussent pour s’asseoir sur les cartons afin de ne pas les salir. Par sécurité, elles posent les sacs au plus près de leur corps pour éviter les vols. Elles utilisent des cuillères, car manger avec la main dans le plat – ce qui est la façon traditionnelle de se nourrir – n’est pas possible du fait des mutilations d’une part. D’autre part, les lépreux connaissent les risques de contamination liés à la lèpre et ont pris l’habitude d’adopter la cuillère dans un souci de prévention.
Ce repas, autour du plat commun, génère une ambiance festive, « comme au village ». Habituellement chacun mange dans son « bol », car il n’y a pas d’équipement de cuisine dans la rue. Chacun garde son bol dans son sac.
Métissage culturel et apparence vestimentaire

Les femmes d’un certain âge portent habituellement un « foulard » qu’elles nouent au dessus de la tête. Aucune femme lépreuse ne déroge à cette coutume traditionnelle, liée en partie à la tradition musulmane.
Les cheveux sont aussi un bien éminemment personnel, une partie de sa personne qu’il ne faut absolument pas laisser à portée de main de n’importe qui.
Une femme témoigne des conseils qui étaient prodigués par ses grands parents pour garder les cheveux. Il fallait faire un trou, les déposer dedans et mettre du sable. On les enterre dans un endroit humide, sous un arbre. On rajoute de l’eau comme si on enterrait un mort. L’eau adoucit la dureté de la mort parce qu’il fait chaud.
Actuellement, quand une femme prend sa douche, elle se peigne et peut jeter ses cheveux dans le lavabo si le trou est assez grand. Sinon, elle les conserve dans un endroit secret (et elle peut les conserver des dizaines d’années). Si on fait le grand ménage et qu’ils sont mélangés avec les ordures, on peut les jeter. Car on ne peut plus dire à qui appartiennent ces cheveux.
Le principe du traitement des cheveux et les poils, c’est de ne jamais les jeter, parce qu’ils peuvent être utilisés pour faire du mal avec le système de maraboutage. Les djinns peuvent aussi ramasser les cheveux et les donner à leurs enfants. Cela provoque des maux de tête. Au bout d’un certain temps, on peut même en devenir fou. De même si les cheveux sont à l’air libre et au contact avec le soleil, c’est source de maux de tête.
Ce qui est grave, c’est de laisser les cheveux traîner partout.
« Si une personne qui a de mauvaises intentions veut te faire du mal, elle prend tes cheveux et les porte chez le marabout pour te jeter un mauvais sort », dit-on.
C’est pourquoi les femmes, et en particulier celles qui vivent sans espace privé dans les lieux de passages comme la rue, portent une attention très particulière au traitement de leur chevelure.
Les cheveux des femmes sont tressés au dessous de leur foulard, un tressage de type « vie quotidienne », avec de grosses tresses non travaillées, car « cela ne se fait pas de laisser les cheveux défaits ». Les tresses perfectionnées sont réservées aux fêtes. Il y a plusieurs façons de nouer le foulard (au dessus de la tête, derrière ou sur le côté), avec un nœud apparent ou caché. Certaines laissent un pan du foulard retomber sur le côté du visage, ce qui leur permet parfois de cacher une plaie (au cou, à l’oreille ou au visage) ou une malformation.
Dans la rue, les femmes lépreuses portent toujours un foulard sur la tête. Ce comportement vestimentaire se différencie de celui des femmes dakaroises qui – même si elles portent volontiers le foulard - aiment montrer leur chevelure apparente. Elles excellent à développer des styles de tressages originaux ou des coupes particulières. Une minorité d’entre elles porte des perruques, voire des cheveux courts à l’occidentale. Ceux-ci ont subi un traitement spécial pour les déboucler. La majorité des jeunes filles porte des cheveux longs dont la longueur varie en fonction de celle de leurs propres cheveux, mais surtout en fonction de la longueur des tresses faites de mèches synthétiques rapportées à leur chevelure. La plupart garde leur couleur naturelle. Une partie d’entre elles utilise des teintures généralement de couleur châtain ou blond en général.

Les hommes d’un certain âge ont habituellement un bonnet sur la tête. C’est une coutume à la fois très sénégalaise coutumière et rurale, qui intègre la tradition musulmane arabe. Ils se rasent chaque vendredi matin avant la grande prière. Cela fait partie des techniques de purification.
Ce métissage culturel est tellement intégré dans les mœurs qu’ils ne peuvent plus dire l’origine de leur coutume : « c’est comme ça » (Jean-Claude Kaufmann, 2007)
Les bonnets ont plusieurs styles : certains sont en laine de couleur uniforme ou avec des bandes multicolores et une petite pointe au dessus, d’autres sont en coton naturel tressé (de couleur écrue ou rouge) ou avec un pompon.
Les « jeunes » sont généralement tête nue, avec des cheveux courts, voire rasés. Le terme « jeune » désigne des hommes adultes de moins de quarante ans, car ils sont encore sous les directives des « anciens ».
L’habillement arboré par les lépreux est de type mi-occidental, mi- traditionnel.
La majorité des femmes porte un « boubou », c’est-à-dire une sorte de longue robe large qui descend jusqu’aux pieds. Au dessous, elles ont un pagne (un coupon de tissu en coton qui entoure le corps de la taille jusqu’au dessous des genoux). Certaines portent un pull sous le boubou, car en avril à Dakar, il fait frais le soir, la nuit et au petit matin. Rares sont les femmes qui s’habillent avec des robes occidentales.
Sur le « boubou », les femmes portent souvent un voile posé sur leurs épaules : par souci d’esthétique en faisant chanter les couleurs, mais aussi par respect de la tradition musulmane qui impose aux femmes le port du voile pour prier. Mais, dans la vie quotidienne, elles ne le portent pas forcément sur la tête, sauf en cas de deuil lorsqu’elles pénètrent dans la maison du défunt ou pour les cérémonies funéraires.
Si la culture citadine porte la marque de la ruralité, elle intègre également la culture occidentale. Certaines femmes emploient un pull-over pour le haut du corps et un pagne pour le bas. Un autre pagne peut être posé dessus, plié en deux pour faire beau et pour protéger celui qui est dessous. Les femmes gardent un souci d’esthétisme qui se voit dans la recherche d’assortiment des couleurs et de propreté malgré la vie dans la rue. Elles ont un goût prononcé pour faire chanter les couleurs, tout en restant dans une norme classique pour les femmes d’un certain âge à Dakar.
Aucune femme lépreuse ne portait le pantalon, utilisé fréquemment par les jeunes sénégalaises et de temps à autre par les femmes d’âge mûr.
Les femmes se parent également de quelques bijoux : des colliers de perles ou des chaînes avec un pendentif doré. Elles ont souvent les oreilles percées pour accrocher des boucles. Elles mettent également des colliers et des bracelets. Autour de la taille, elles ont des perles enfilées dans un élastique souple (le « bine-bine »). Cet objet, qui émet un léger cliquetis dans les déplacements, fait partie des bijoux spécifiques en vue de la séduction du mari ou du partenaire sexuel.
Leurs habits ne sont pas de première fraîcheur. Mais même s’ils sont usés, ils sont relativement propres. Cette propreté est à mettre en référence avec les règles d’hygiène et de toilette qui marquent la condition féminine, avec la gestion de l’impureté et de la souillure. Nous n’avons rencontré aucune femme dans des conditions vestimentaires complètement dégradées, énurétiques ou encoprétiques. C’est une différence notoire avec certaines femmes sans abri en France, marquées par la dépendance alcoolique ou les troubles psychiques. Cette attention particulière développée par les femmes lépreuses est un signe de bonne santé mentale.
Les hommes portent une sorte de longue tunique qui descend jusqu’aux pieds, en coton, avec un pantalon dessous. Cet ensemble est appelé « sabador ». Le pantalon dessous est soit un « thiaya » (un pantalon bouffon large), soit un pantalon « arabe » (sorte de pantalon souple en coton). Là aussi, il y en a de toutes les couleurs. On retrouve fréquemment le bleu clair ou foncé et le rose, avec ou sans motif brodé. Le blanc est moins utilisé à cause des conditions de vie dans la rue. Certains sabadors sont fabriqués avec des tissus imprimés en coton.
Les jeunes lépreux adultes ont un look plus mélangé, entre la mode traditionnelle et la mode occidentale. L’un d’entre eux, tête nue et cheveux rasés courts, porte une chemise avec un pantalon arabe brodé tout autour du bord inférieur des deux jambes. Un autre arbore un tee-shirt blanc avec un motif multicolore, un kaway bleu marine par dessus. Sa femme porte également un tee-shirt, avec un pull. Son foulard est noué sur le côté, un pan redescend contre son visage.
Quelques hommes ont une écharpe blanche autour du cou. Ce signe de distinction sociale s’accompagne d’une posture corporelle altière, avec une colonne vertébrale plus redressée que celle de ceux qui l’entourent. Ils sont à côté du patriarche, un homme âgé qui a l’hexis (Pierre Bourdieu, 1984)40 du sage religieux musulman, avec un comportement empreint de calme et de pondération.
Le « patriarche » arbore un chapelet mouride autour du cou. Ce chapelet est deux fois plus long que le chapelet classique. Il est composé de gros grains en bois. Il a une paire de lunettes noire fumée, comme beaucoup de personnes atteintes par la lèpre. Cela qui lui permet de protéger ses yeux du soleil et de masquer les atteintes générées par la maladie.
Les femmes portent pour la plupart des tongs et n’ont pas de chaussettes. Pour que cela soit possible, il leur faut au moins un pouce et quelques orteils valides. Certaines, dont les pieds sont davantage mutilés avec des orteils coupés, utilisent plutôt des sandales afin de se protéger et de se déplacer. L’une d’entre elles a des chaussures orthopédiques, fermées et noires. Avec une compensation de plus de dix centimètres sur la jambe gauche, cela lui permet de marcher en claudiquant moins. Une autre a une sorte de prothèse cylindrique qui s’attache en dessous du genou, suite à l’ablation de sa jambe.
Les chaussures des femmes lépreuses constituent une des marques de différenciation importante d’avec l’ensemble des sénégalaises qui aiment à porter des chaussures de ville et à jouer la carte de l’élégance. Cela s’explique par le choix de « la tenue de travail » pour mendier. Mais aussi par l’habitude des ruraux de n’utiliser les tenues élégantes que pour faire la fête dans leur village.
Les hommes portent plus fréquemment des chaussures de ville fermées, noires ou marron, avec ou sans sauquettes. Certains préfèrent les sandalettes, bien fermées à l’arrière pour mieux tenir le pied. D’autres, parmi les plus jeunes, ont des tennis. Quelques uns ont également des chaussures orthopédiques.
La coutume est de déposer l’argent et les objets précieux (dont la photo d’êtres chers), au plus près de soi dans un « nafa ». Le « nafa » est une sorte de pochette en tissu. Il se trouve soit directement dans une partie supérieure nouée du pagne, soit dans un tissu surajouté. Les grandes poches des boubous servent aussi à contenir des objets courants, mais pas à les cacher ou à les protéger. Les jeunes hommes utilisent des pochettes à lanière en tissu, avec fermeture éclair, accrochées autour du cou ou dissimulées sous les habits. L’un d’entre eux a un porte-monnaie. Quelques personnes, dont certaines femmes, ont une double cachette : une qui reste relativement visible et qui sert d’appât en cas de vol, l’autre qui reste enfouie et invisible.
De cette observation des modes d’habillement ressort l’utilisation majoritaire du modèle traditionnel pour les lépreux vivant à la rue à Dakar, avec l’incorporation partielle du modèle occidental chez les jeunes adultes. C’est une marque manifeste de leur origine rurale. C’est aussi l’utilisation de l’image du « mendiant » qui doit porter des habits usés pour faire plus pauvre que le reste de la population. Et la norme de cet habit est celle de la mode traditionnelle. Même si, de façon marginale, cette norme évolue avec l’intégration de quelques éléments occidentalisés chez les jeunes adultes.
Les habits sont généralement donnés. Les dons ne sont pas fréquents Chaque personne dit en avoir reçu une ou deux fois par an au maximum. Les vêtements donnés sont déjà usés. C’est un des signes des difficultés socio-économiques dans les pays moins avancés ; signe qui tranche avec les vêtements redistribués quasi neufs ou en bon état dans les pays industrialisés. Là bas, les personnes qui les portent ne sont pas visiblement stigmatisées par les habits donnés, contrairement à ce qui se passe à Dakar.
Par contre, les lépreux ne portent pas d’habits troués ou en lambeaux. Ils sont attentifs à observer les normes de « décence » dans leur façon de s’habiller, couvrant les jambes jusqu’en dessous du genou ainsi que la poitrine.
Seuls quelques individus souffrant de déficiences mentales, considérés comme « fous », exhibent des tenues en lambeaux qui proches de la couleur de la poussière.
Il est à noter que le même habit, usé et avec des couleurs délavées, leur sert à pratiquer la mendicité. Certains lépreux n’ont que celui-là. La plupart gardent soigneusement en réserve un habit plus neuf pour leurs voyages, de façon à revêtir un autre look que celui du mendiant quand ils quittent Dakar.
Cela montre les efforts quotidiens des lépreux pour garantir un certain maintien de soi, malgré les situations difficiles qu’ils vivent dans la rue. Certaines normes d’hygiène et de propreté font partie de leur lutte permanente pour leur reconnaissance sociale.
Les vêtements ont une grande importance : ils ne sont jamais neufs, ni repassés. Ils sont souvent donnés par les passants. Cette dimension visuelle, et en particulier chromatique, est un atout pour obtenir plus de gain dans la mendicité. De même que la manière de se déplacer dans la rue, à la vue de tous. Car il y a une façon d’être regardé, et les personnes lépreuses ont conscience d’être particulièrement observées (voire craintes), où qu’elles aillent. La personne lépreuse a aussi une manière de regarder celui qui donne. Elle le qualifie de « personne bonne » ou « méchante », posant d’ailleurs une limite d’acceptation des comportements agressifs de celui qui s’adresse à elle. Car certains peuvent aller jusqu’à (la limite de) l’insulte.
La vie à la rue comporte également une dimension du toucher. Les postures assises de la mendicité s’effectuent généralement sur le béton des trottoirs, souvent cassé et parsemé de nids de poule car il date des constructions coloniales. Un carton (ou mieux une natte) protège du contact direct avec le sol, amenuisant l’effet de dureté liée au trottoir, protégeant également les vêtements de la saleté. Cependant, ces postures prolongées génèrent une fatigabilité, avec des douleurs aux reins et aux articulations dont les lépreux se plaignent.
C’est une des raisons pour lesquelles ils aiment se reposer dans leurs villages de reclassement. Dans la vie quotidienne urbaine au Sénégal, les assises prolongées se font sur des canapés, des fauteuils ou des chaises, à défaut sur le matelas du lit, dans les maisons. Dans les cours ou dans la rue, on utilise de préférence des chaises en plastique – qui peuvent être louées lors des fêtes -, des petits tabourets artisanaux en bois, ou des troncs d’arbre (souvent du cocotier, car son tronc est épais et rectiligne). A défaut, des nappes suffisamment larges sont déployées sur le sol pour permettre à plusieurs personnes de s’asseoir.
La manière de déambuler des femmes lépreuses tend à n’exprimer aucune sensualité. Il y a plusieurs raisons à cela. Elle est certes marquée par la claudication du fait des mutilations des pieds et des douleurs articulaires. Mais elle est surtout significative de la représentation qu’elles ont d’elles même, avec un corps qui leur inspire une certaine honte, qu’elles n’ont envie ni de voir, ni de montrer. C’est pourquoi elles le couvrent avec des vêtements amples, pour masquer les déformations et les atteintes cutanées. De plus, se situant avec un statut social fortement dévalorisé, elles n’utilisent pas la marche ondulante et ralentie propre à la femme sénégalaise.
En effet, la manière de marcher de la femme sénégalaise, en faisant danser les hanches et les épaules par un mouvement d'oscillation horizontale du corps, en gardant le poids de leur corps sur le talon, rappelle le « dagou ». Le « dagou » est cette marche lente, utilisée par les célèbres « drianké». Les « Drianké » sont des femmes « mures » d’une quarantaine d’années, fortement enrobées, avec des hanches et des poitrines plantureuses, qui symbolisent la beauté de la femme sénégalaise. Très courtisées, elles ont un statut social reconnu et ne sont jamais pressées. C'est ce mouvement de balancement dansant du corps qui était d’ailleurs réfréné chez les domestiques noires par les colons au début de la conquête. Il leur apparaissait comme une façon quasi suspecte de se comporter avec son corps, voire immorale. (François Laplantine, 2005, 22)
Dans l’exposition « qu’est-ce qu’un corps ? » (Musée des arts primitifs, Paris, 2007), Stéphane Breton, anthropologue et cinéaste, explique qu’il n’existe pas de représentation universelle du corps. Conçu comme un morceau du monde, le corps est toujours une relation. Le corps appartient peu à celui qui l'habite. S’il a en lui quelque chose d'authentiquement personnel, il a aussi quelque chose de fondamentalement hétérogène.
Le placenta est considéré comme une sorte de jumeau ou de double. On retrouve encore aujourd’hui la coutume ancestrale qui consistait à le faire retourner à la terre dans une poterie enfouie.
L’« habitus » d’un individu ou d’un groupe, défini par Bourdieu comme « système de dispositions durables et transposable », se compose de l’ « hexis » corporelle (ces mémoires corporelles et postures dans le monde social qui s’expriment dans la façon de marcher, le port de tête, le ton, les manières de tables, etc.) et de l’ « ethos » (cette manière de percevoir le monde et d’y agir avec ses valeurs, opinions, croyances, jugements, désirs, représentations, etc.). Nous utilisons ces notions en intégrant les critiques que Bourdieu en faisait sur ses premières utilisations, à savoir non comme principes pratiques de classement, mais comme principes de choix « incorporés, devenus postures, dispositions du corps : les valeurs sont des gestes, des manières de se tenir debout, de marcher, de parler. La force de l'ethos, c'est une morale devenue hexis, geste, posture ». Le marché linguistique, in Questions de sociologie, exposé fait à l'Université de Genève en décembre 1978, 133-136.