4.2.2. Art et rythmique de la courbure

Le mode de vie des lépreux donne à voir les « rythmiques de la courbure» dans lesquelles s’exprime la société sénégalaise. Cet « art de danser, de se faufiler, de se défier en se taquinant (notamment dans les relations de cousinage), se retrouve dans la conversation où l’on ne cesse d’osciller entre le oui et le non» (Ibid., 28). Il y a dans la vie à la rue des postures d’assise, des gestuelles et des formes de marche lente et claudicante. Celles-ci relèvent d’un comportement quotidien, de type « pré-expressif » qui a été transmis, acquis et répété, jusqu’à devenir un automatisme. Dans cette mémoire corporelle individuelle préexistent des formes de ritualité, puisées dans la mémoire ancestrale et religieuse, notamment autour de la « zakat » (la charité musulmane).

Rythme artistique

De Ce que l'homme noir apporte à Ce que je crois, Léopold Senghor a construit pendant cinquante ans une philosophie des cultures africaines. Pour cela, il a dialogué avec les pensées qui ont dominé son siècle, telles que celles de Henri Bergson, Pierre Teilhard de Chardin, Marcel Griaule, Karl Marx, l'existentialisme sartrien, l'épistémologie bachelardienne et tant d'autres.

Pour lui, l'art du continent noir prend tout son sens comme expression d'une ontologie de forces vitales. Avec son dynamisme, il est philosophie.

C’est d’ailleurs ainsi que l’a perçu Pablo Picasso lorsqu'il a visité le Musée de la place du Trocadéro  en 1907. Il a été profondément touché par cet art qui, selon lui, donne forme aux esprits, fait parler l'inconscient et provoque une étrange émotion. C’est alors qu’il s'est mis à peindre les visages comme des masques.

Le mot « émotion » apparaît aussi sous la plume d'Apollinaire lorsqu'il souligne que le «résultat» produit par l’art africain est « une puissante réalité» qui donne à voir la métaphysique dont il procède (Bachir Diagne, 2007).

Cette métaphysique est celle du rythme

L'œuvre plastique est une musique visuelle complète où des rythmes opposés impressionnent l'œil et l'esprit. Des séries de chocs puissants (lignes, sillons, creux grossiers) alternent avec des intervalles adoucis. Elle est distribuée, espacée, opposée fortement ou incorporée à une autre par la répétition du thème. L’effet esthétique total naît de chaque forme. L'ensemble a un pouvoir cumulatif. Pour l’art africain, la création consiste à composer des rythmes, en réitérant des unités sans les répéter exactement, et en les faisant se répondre sous la figure de l'inversion et du contraste, et non dans celle de la symétrie (Diagne, 2007). Introduisant sans cesse un élément nouveau, il y a à la fois variation de la répétition et unité dans la diversité.

Dans Liberté I, Senghor écrit : « [La] force ordinatrice qui fait le style nègre est le rythme. C'est la chose la plus sensible et la moins matérielle. C'est l'élément vital par excellence. Il est la condition première et le signe de l'art, comme la respiration de la vie ; la respiration qui se précipite ou ralentit, devient régulière ou spasmodique, suivant la tension de l'être, le degré et la qualité de l'émotion. »

Le rythme est vivant et libre. Le thème est repris à une autre place, dans une autre combinaison, sur un autre plan, dans une variation qui n'est ni redite, ni répétition. Il donne une autre intonation qui fait pénétrer dans la spiritualité de l'objet. Elle induit une attitude d'abandon qui est elle-même rythmique.

Pour Senghor, le rythme est l'architecture de l'être. Donnant forme au dynamisme interne, il émet un système d'ondes, expression pure de la force vitale. Le rythme est tel un choc vibratoire pour les autres. En passant par leurs sens, il les saisit à la racine de l'être, que ce soit en architecture, en sculpture ou en peinture, en poésie, en musique ou dans les mouvements de la danse. Il ordonne le concret vers la lumière de l'Esprit. « Chez le Négro-Africain, c'est dans la mesure même où il s'incarne dans la sensualité que le rythme illumine l'Esprit. [...]»

Dans son poème sur « le totem », Léopold Senghor (2007, 28) montre cette illumination de « l’Esprit » sous l’aspect caché du totem transmis dans la lignée. Objet de protection, celui-ci rythme la vie à la lumière du courage et de la fidélité de celui qui le porte.

‘« Il me faut le cacher au plus intime de mes veines
L’Ancêtre à la peau d’orage sillonné d’éclairs et de foudre
Mon animal gardien, il me faut le cacher
Que je ne rompe le barrage des scandales.
Il est mon sang fidèle qui requiert fidélité
Protégeant mon orgueil nu contre
Moi-même et la superbe des races heureuses… »

Dans l’architecture, même s’il existe certaines lignes droites dessinées par les constructions coloniales qui ponctuent la ville de Dakar, c’est la rythmique de la courbure qui reste la norme. Celle-ci s’exprime par la multiplicité des étales débordants les trottoirs, obligeant les piétons à marcher sur la chaussée, tant dans la périphérie qu’au cœur de la ville. Certaines devantures de la capitale sénégalaise masquent la fluidité architecturale des villages traditionnels lébous, dissimulés discrètement derrière les murs. Certains quartiers de ce type, ouverts aux touristes amenés par les revendeurs ambulants, se sont spécialisés dans la sculpture. Dans cet art, c’est la flexibilité du corps qui prédomine, spécialement pour la femme africaine.

Tous ces lieux sont imprégnées de la musique sénégalaise, avec son ambassadeur Youssou Ndour, mais aussi une multitude de jeunes chanteurs qui exhalent une musique à la fois délicate et rythmée : c’est la « mbalakh » dont le rythme sait s’accélérer jusqu’à la transe, et s’adoucir pour laisser place au romantisme. Le célèbre sculpteur Ousmane Sow (2001), avec son art « cosmique » et ses personnages sculptés grandeur nature, a su laisser jaillir sous ses mains cette intensité du corps-langage. Chassant toute rigidité, cette vibration du corps se laisse percevoir dans le geste quotidien et dansant de la femme, mais aussi avec la posture de combat du guerrier qui résiste à l’envahisseur, et cela jusqu’à l’acte de mourir (cf : Little Big Horn). Rythmique de la courbure et dignité s’interpénètrent jusque dans les situations extrêmes, jusque dans les situations de lèpre sociale.

Courbures architecturales

La porte du millénaire, porteuse d’une symbolique forte qui concerne le peuple sénégalais, dont les citoyens touchés par la pauvreté, est représentative des valeurs qui s’expriment dans cette culture de la courbure.

Porte du Troisième millénaire
Porte du Troisième millénaire

Inaugurée le 3 avril 2001 par le chef de l'État Abdoulaye Wade, accompagné du roi du Maroc, Mohammed VI, la silhouette de la Porte du Troisième millénaire se détache sur l'océan, au centre de l’esplanade de 15000m2 située le long de la Corniche-Ouest, lieu de promenade très apprécié.

Photo de Martine et Aliou, Dakar, 2007

L'architecte sénégalais Pierre Goudiaby Atepa, auteur de plusieurs réalisations de prestige au Sénégal, explique la façon dont il l’a conçu. Trois portes de taille croissante en composent la structure :

  • La première (de 1,80 m de large et de 2,40 m de hauteur), toute droite, incarne le premier millénaire : on entre par la petite porte dans l'aventure humaine, car les connaissances acquises sont tributaires de moyens limités.
  • Plus élaborée et de taille intermédiaire, la porte du milieu (4,03 m sur 5 m) présente des courbes qui évoquent l'évolution de la pensée et de la culture, avec sa complexification progressive et l'entrée dans l'industrialisation. Ousmane Sow, le plus connu des sculpteurs sénégalais, a juché une statue sur cette seconde porte. Surnommée "Yaye Boye" ("Maman Chérie" en wolof), elle est représentée par la femme à la flûte.

Instrument traditionnel, la flûte de Yaye Boye sonne le rassemblement, l’union des esprits et des corps. Ce sont tous les fils du Sénégal, de l’Afrique et du monde qui sont appelés par Yaye Boye à franchir cette porte : il s’agit d’entrer dans le troisième Millénaire armés d’espoir et de courage. C’est aussi un appel au changement de comportement et à la dignité. Car cet espace donne à voir le dénuement. A travers sa sobriété, il évoque les signes extérieurs de pauvreté. Même si on est pauvre, il faut être riche dans son comportement. Comme dans les maisons, chacun a son côté cours et son côté jardin. Le côté cour est privé. On y lave la vaisselle, on y fait la cuisine et bien d’autres choses. Le côté jardin, c’est le côté public. On y entretient son image, on cherche à offrir une bonne façade.

La corniche, avec la Porte, c’est le côté jardin : celui qui est exposé à la face du monde entier. Dans l’aile gauche du monument, il y a un jet d’eau. Dans la culture africaine, l’eau, c’est la purification, c’est l’élément de la vie. Le symbolisme de la pureté et de la vie occupe ici une place centrale.

  • La troisième porte (la plus grande, avec une ouverture de dix mètres de large sur seize mètres cinquante de haut), avec ses bords évasés, encadre littéralement la femme à la flûte. Cette grande arche symbolise le village planétaire et l'ère de la communication. Message d'espoir pour l'Afrique, elle est tournée vers le monde : le troisième millénaire ne ferait-il pas son entrée à Dakar, par la grande porte ?  

Ainsi dénuement, pauvreté et dignité ; amour maternel, courage et pureté trouvent leur place dans cette rythmique de la courbure, cette rythmique qui s’exprime dans tous les domaines de la vie : dans la manière de marcher et de danser, de parler et de chanter, de construire et de vivre ensemble.