Les trajectoires lépreuses sont diversifiées. Mais beaucoup d’éléments se retrouvent dans les histoires de vie des personnes, avec des nuances et des colorations particulières : exode, village de reclassement, constitution d’une famille, choix de la mendicité à Dakar, rôle de soutien de famille, etc. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre l’accent sur celle de Aïssatou pour comprendre comment, au fil des liens sociaux qui se nouent et se dénouent, se joue la lutte pour la reconnaissance sociale des lépreux. De plus son itinéraire a un caractère d’exemplarité et d’historicité sur le développement de la mendicité des lépreux à Dakar.
Exode lépreuse.
Veuve et mère de sept enfants qui vivent dans sa maison au village de reclassement de Mbaling, Aïssatou41 est sénégalaise, de l’ethnie wolof. Elle est atteinte d’une déficience motrice et sensorielle (au niveau des yeux et des mains avec la perte des doigts du fait de la lèpre). Agée de cinquante ans, elle vit à la rue depuis 27 ans comme mendiante à Dakar.
Née à la cité des eaux à Hann, Aïssatou est du même village de pêcheurs dakarois d’où Aliou est originaire. Dès notre première rencontre, la relation de cousinage s’est mise en place.
C’est à l’âge de 11 ans qu’Aïssatou est tombée malade :
‘« J’avais mal dans tout le corps. Puis le visage m’a fait très mal (elle montre ses yeux, dont un est complètement aveugle). Au début je cachais ça, c’est pourquoi j’ai quitté Dakar pour la Casamance. »’La découverte de la lèpre est un événement qui bouleverse la vie des personnes qui en sont atteintes, leurs relations avec leur famille et leur communauté villageoise. Car leur contact est perçu dorénavant comme mortifère. Passer d’un lieu à un autre : telle est l’idée métaphorique qu’elle développe.
Les personnes racontent combien leur espace de vie s’est réduit considérablement, à une chambre ou quelques dépendances au sein de leur famille. La dimension physique du processus de contamination devient spatiale. Certaines vivaient la majorité de leurs activités cantonnées dans leur chambre : rencontrer les proches, dormir, manger, se laver. Pourquoi ? Parce que l’espace dans lequel passe la personne malade devient potentiellement dangereux pour celui qui le traverse. Notamment l’espace de la douche pose problème à cause des humeurs du corps (sueur, urine, salive, etc.). L’espace intime dans lequel vit la personne devient aussi public.
Deux types d’attitudes sont induits par cette prise de conscience au début de la maladie : soit se cacher puis fuir lorsque ce n’est plus possible de supporter la situation ; soit partir vers un village de reclassement où une « normalité » devient à nouveau possible. Cette situation de mise à l’écart s’accompagne d’un rappel permanent de leur « état d’impureté », avec les risques de souillure et le caractère de dangerosité vis-à-vis de leurs proches. C’est ce choix du passage qu’a fait Aïssatou. Le « passage », vécu sur les plans physique, social, intime et public tout à la fois, était devenue pour elle une nécessité pour survivre.
Certaines personnes ont été littéralement rejetées quand elles ont contracté la lèpre, d’autres ont conservé des liens avec leurs proches. Tout dépend de la façon dont les familles réagissent et du mode de gestion de la honte de la maladie par la personne atteinte. Aïssatou explique qu’elle est partie sans prévenir ni ses parents, ni ses frères et sœurs, ni ses amis. Elle n’a donné de ses nouvelles que plusieurs années après. Les liens familiaux sont restés très distendus. Si elle a des nouvelles des siens, elle ne les voit jamais et il n’y a pas d’entraide entre eux : « Je n’ai plus personne. Tout le monde s’est éloigné de moi. Je n’ai plus de parents ni d’amis. Je suis seule, seule avec le Bon Dieu !»
Elle éprouve le sentiment d’être abandonnée des siens. Ses liens sont ceux qu’elle développe avec sa propre famille et le village de reclassement, mais aussi avec le groupe des lépreux et sa clientèle dans la mendicité : « Mes frères qui enseignent en France, mais ils m’ignorent, ils m’ont totalement abandonnée ! Je suis abandonnée par tout le monde. Seule la rue m’a adoptée ».
Reconstruire sa vie au village de reclassement
Une fois arrivée en Casamance dans le village de reclassement, elle a commencé le traitement, long et douloureux. Elle avait une piqûre chaque vendredi.
Elle a construit sa vie au village, comme la plupart des malades. Un retour au village natal leur paraît impossible compte tenu de la peur que déclenche celui qui a été atteint par la lèpre, même s’il est guéri. Les interdits et les discriminations en termes de liens sociaux, de travail et d’alliance leur semblent trop pesants pour qu’un retour soit envisageable.
Mariée à douze ans, Aïssatou a eu son premier enfant à treize ans. Tout en continuant son traitement, elle est allée à Thiès dans un village de reclassement des lépreux, car son mari y possédait un terrain.
Ayant trouvé un travail dans les usines alimentaires, elle y est restée pendant plus de dix ans. Elle faisait la mise en boîte : des sardines à Sardinafric et à l’usine de traitement des haricots. Mais les usines ont licencié ou fait faillite. C’est une des conséquences de l’industrialisation de la pêche et de l’installation de bateaux- usine suite aux accords internationaux signés à Bruxelles. Pendant quelques temps, Aïssatou a cherché du travail avec un statut de journalière dans quelques usines. Mais l’activité ne lui permettait plus de faire vivre sa famille.
Son mari est part à Dakar laver les voitures. Aïssatou avait vingt trois ans quand elle a pris l’habitude de le rejoindre de temps en temps. Ensemble, ils ont fait partie du groupe des premiers « mendiants lépreux » installés dans les rues de la capitale entre 1975 et 1980. L’activité de lavage des pare-brises et des voitures a été pratiquée par les hommes en situation de lèpre sociale pendant une dizaine d’années. Puis, avec les nouvelles règlementations et la reprise de cette activité par les stations services, cela leur a été interdit. Ils ont été réduits à ne faire que pratiquer la mendicité.
Charge de famille et choix de la mendicité
Pendant cette période, Aïssatou faisait le va et vient entre Dakar et Mballing. Elle assurait la charge de famille, les repas, l’éducation, et le complément de revenu pour faire face aux besoins. Souffrant d’une discrimination active de la part des gens du village, elle ne parvenait obtenir ni d’aide, ni de case :
‘« Au village, les gens disaient que j’étais une mendiante et qu’il fallait rien me donner. Il ne fallait pas m’aider ! Alors j’ai été logée par une voisine plus ancienne au début. Je n’ai jamais rien eu, j’ai toujours dû payer un loyer ! J’ai travaillé dur au village et j’ai perdu tous mes doigts. »’Un fils de « lépreux » devenu chef du village témoigne du courage admirable de cette femme qui se battait pour nourrir sa famille nombreuse en participant aux cultures maraîchères, en ramassant le bois, en coupant les chaumes et en se fatiguant dans de multiples tâches. Sa déficience motrice s’est accentuée avec la perte de ses doigts. Aïssatou a alors choisi d’aller mendier pour assumer sa charge familiale avec son mari. « Je suis venue mendier à Dakar. Je repartais tous les deux jours avec l’argent au village pour payer la nourriture et la scolarité et les frais de mes sept enfants. »
La question du lieu de la mendicité s’est posée à elle. Lorsque les lépreux sortent du village, ils sont à nouveau confrontés au risque de contamination. L’espace du marché est perçu comme un lieu de transmission des maladies, du fait de la promiscuité, des tensions sociales et des échanges de nourriture. Ils s’en écartent. Ils ne s’installent pas non plus dans des carrefours, considérés comme des lieux dans lesquels les esprits peuvent générer des troubles psychiques. Nous n’avons d’ailleurs rencontré qu’une femme souffrant d’une déficience mentale installée au milieu d’un carrefour. Ils choisissent une rue passante et s’installent sur le trottoir. Aïssatou, elle, a choisi de s’installer sur l’artère principale qui mène à la place de l’Indépendance.
Malheureusement, le mari d’Aïssatou est décédé en 2001. Depuis, elle est obligée de mendier tous les jours jusqu’à épuisement total. La nuit, elle dort auprès des gardiens d’immeuble pour éviter de se faire agresser. Car sa situation de veuvage la rend plus vulnérable. Elle ne réussit plus à faire face à l’achat du riz. Quand elle téléphone aux enfants, ils lui disent : « Maman, on a faim ! »
Alors elle redouble d’activité, malgré l’extrême fatigue générée par la vie dans la rue. « Voir que mes enfants ont faim, ça me fait très mal. Alors je travaille sans jamais prendre de repos. La vie dans la rue, c’est très, très dur.».
Dès qu’elle peut, elle achète à crédit un sac de riz (à dix mille francs CFA). Elle l’emporte au village et revient le même jour à Dakar pour mendier. Elle est parfois tellement fatiguée qu’elle s’endort dans le car et là où elle mendie. Elle ne peut se payer le voyage que tous les quinze jours et ne s’accorde plus qu’un jour ou deux de repos au village lors de ses passages.
Sans aide ni allocation
Le poids qui repose sur elle est d’autant plus lourd que la famille s’agrandit. Sa fille de seize ans, récemment mariée, vient de divorcer. Elle est revenue avec une petite fille sous le toit maternel. Elle cherche un emploi quelconque, mais elle n’en trouve pas. L’emploi se raréfie au Sénégal et la faim se fait sentir. Le contexte socio-économique s’aggrave, plongeant la population dans une économie de marché parallèle. Une majorité de familles sont passées de deux à un repas par jour. Les grands-parents tentent d’aider leurs enfants en luttant avec eux pour la survie. L’aide sociale est quasi inexistante pour eux à Dakar. De plus, en 2006 Aïssatou et son groupe ont fait l’objet d’un déguerpissement forcé du squat dans lequel ils vivaient trois ans, rendant encore plus difficile les conditions de survie dans la rue.
‘« Même le gouvernement ne fait rien pour nous, malgré ses paroles et ses promesses à n’en plus finir. Je n’ai jamais eu d’aide, ni du gouvernement, ni de tierce personne. Même là où on s’abritait, on a écroulé les murs ! Aucun service social n’est jamais venu me voir dans la rue. »’Des aides en nature et des soutiens de projets existent encore au village de reclassement. Aïssatou traverse des moments très difficiles, en particulier quand elle ou ses enfants sont malades. Mais grâce au produit de la mendicité, sa famille est devenue une des moins pauvres du village. Elle n’est donc plus prioritaire pour les bienfaiteurs. Elle relate qu’un jour « un blanc » a vu ses sept enfants, puis il est rentré dans la maison où elle était malade et alitée. Apprenant que le père était mort, il lui a offert un sac de riz. Mais ses voisins lui auraient dit que « c’est une mendiante ! ». Et il n’a jamais recommencé.
Les programmes d’aide aux « lépreux » et de soutien des dispensaires et des projets en faveur des villages de reclassement ne sont plus prioritaires. Beaucoup d’ONG connaissent une diminution de leurs fonds financiers. Par conséquent, des secteurs anciennement assistés sont touchés par ces nouveaux choix humanitaires. C’est le cas de la santé. Dès qu’un de ses enfants était malade, Aïssatou activait le réseau d’accès au soin pour obtenir la gratuité. Mais, depuis quelques années, il n’y a plus beaucoup de solutions. Il faut payer les médicaments et les frais de consultation. Il y a des répercussions sur le soin de ses enfants et petits enfants, en particulier pour un de ses fils qui a attrapé la lèpre et pour lequel elle ne parvient pas toujours à assurer le transport pour la consultation à l’hôpital.
La difficulté de payer l’école des enfants est un des effets de cette paupérisation. La scolarité est gratuite, mais il faut acheter les fournitures. L’absence de Aïssatou au foyer en tant que chef de famille n’aide pas à soutenir la motivation des jeunes pour l’école. Ceux-ci préfèrent souvent pouvoir gagner un peu d’argent en faisant quelques activités autour de la pêche ou en rendant quelques services. Il y a une corrélation directe entre la situation de pauvreté et l’illettrisme, avec ses conséquences sociales.
La fierté des lépreux est de pouvoir nourrir leur famille, mais surtout de construire peu à peu sur leur terrain. Chez Aïssatou, une douzaine de personnes y demeurent. Les surplus de la mendicité lui ont permis de construire en dur.42
‘« J’ai pu construire une pièce de trois mètres carrés sans toiture, sans porte ni fenêtre. Malgré la cherté de la vie et les difficultés pour nourrir mes enfants. A sa mort, mon mari m’a laissé un bout de terrain, et j’ai pu y construire. »’Aïssatou s’inquiète à l’approche de l’hivernage, car le toit de sa maison est constitué de tôles de récupération trouées et l’eau dégouline. Toute la famille est obligée de se réfugier ailleurs : à Mballing, l’ancien pavillon des lépreux sert encore de lieu d’accueil collectif. Aïssatou calcule le nombre de tôles pour le toit (deux mille francs par tôle x dix), plus six lattes de bois à deux mille francs pour soutenir les tôles et deux autres pour la fenêtre et la porte provisoirement. Selon elle, son besoin principal en 2003, c’était « de la nourriture et de la toiture ». En 2004, le retour de sa fille divorcée avec le bébé lui a fait privilégier la confection de briques pour bâtir une pièce supplémentaire sur le terrain, plutôt que de changer les tôles. Elle classe les priorités, s’adaptant au mieux aux situations nouvelles.
Un rêve : quitter la rue
Comme pour la plupart des lépreux, le produit de la mendicité leur sert à investir pour leur famille au village de reclassement.
Aïssatou « fatigue » pour ses enfants. Avec pudeur, elle explique combien il est épuisant de vivre dans la rue, à ciel ouvert, sous les intempéries : le soleil, la pluie, le froid, le vent. Tout son corps devient douloureux. De plus, avec la lèpre et avec l’âge, les médecins lui conseillent de se reposer pour ne pas développer d’autres séquelles.
Mais Aïssatou affirme que, malgré ces souffrances, tout son problème, c’est de se « décarcasser jour et nuit, rien que pour sauver de la faim et de la misère mes sept enfants ».
Elle conserve d’autant plus le sentiment de n’avoir personne pour l’aider que sa fille mariée vient de divorcer. Elle a 16 ans et déjà un enfant à élever. Elle cherche un emploi, mais n’en trouve pas. Enfants et petits enfants se retrouvent à la charge de Aïssatou du fait de la raréfaction de l’emploi au Sénégal.
Toute sa vie à Dakar est aimantée par cette mission : « Je suis là, mais tout mon esprit est à Mballing.»
Quitter la rue dès que possible : tel est le rêve de la quasi-totalité des lépreux : rêve d’avoir une boutique ou un étal pour les plus jeunes, rêve que les enfants prennent leur relève pour les plus anciens. « C’est difficile. C’est moi seule qui travaille pour tous mes enfants. Mais quand ils grandiront et trouveront un emploi, toutes mes peines se dissiperont. »
C’est avec un grand sourire, découvrant des dents éclatantes et une bonne humeur à toute épreuve, qu’Aïssatou affirme cette lutte quotidienne qu’elle mène pour assurer la survie de sa lignée, quelles que soient la dureté des conditions de vie qu’elle endure. Elle lutte pour sauver ses enfants et ses petits enfants : les sauver de la faim et leur donner un toit, car elle construit petit à petit une case pour eux. Toutes ses souffrances prennent un sens, dans la force d’être mère, dans la foi en Dieu qui la soutient pendant la traversée des épreuves.
Dior est un nom fictif pour respecter un certain anonymat, comme c’est le cas, rappelons-le, pour tous les noms donnés dans le cadre de cette étude.
Après les habitations en paille, facilement détruites par les incendies, l’habitat a été constitué de cabanons en planches de récupération et recouvertes de tôles ondulées. Actuellement, les constructions se font « en dur », à savoir avec des murs constituées de « briques » en ciment.