4.3.1. Mode de reconstruction du vivre ensemble

Inscrits dans la sociabilité urbaine, les lépreux trouvent autour d’eux leur soutien social matériel, ainsi qu’un soutien en termes d’estime de soi. Inscrite dans un système d’échange, la générosité a des retombées positives qui se mesurent en capital symbolique. Les différents types de donateurs, majoritairement les gens qui donnent la « zakat », forment le principal réseau des lépreux. Il s’agit d’abord des bienfaiteurs, des restaurateurs et des commerçants ; mais aussi de la multitude de ceux qui leur rendent des services : la lingère, la vendeuse d’eau, les vendeurs ambulants, les gardiens d’immeuble, etc.

La vie associative est très développée au Sénégal, que ce soit sur le plan social ou humanitaire, culturel ou sportif. Les lépreux continuent, comme dans leur village, à s’organiser en associations. Ils développent des « tontines » sur la base du partage financier.

On décompte environ une trentaine d'associations de personnes handicapées au Sénégal. Celles-ci sont organisées en fonction des catégories de déficiences ou de maladie : « aveugles », « handicapés moteurs », etc. Ainsi, plusieurs associations de « lépreux » existent selon les départements, les villes ou simplement les affinités.

La multiplication des associations s’explique par le fait de l’émergence de leaders qui cherchent à être à la tête d’une organisation. Monsieur Yatma Fall, président de l'Association nationale des handicapés moteurs du Sénégal (ANHMS) remarque l’atomisation du mouvement des personnes handicapées. Selon lui, cela serait dû à un « manque de démocratie au sein des associations ». Certaines personnes préfèrent quitter les associations existantes pour créer leur propre groupement et le diriger en vue de « leur accomplissement personnel » (Le quotidien, Dakar, 10 décembre 2001). Scissions et frustrations deviennent motrices de création de nouvelles associations.

Chaque village de reclassement social possède une association de lépreux. Elle sert d’interface au gouvernement et aux ONG en vue d’actions d’assistance et de développement. Elle travaille à l’information et à la sensibilisation de la population sur la lèpre (son traitement, ses causes et modes de contagion) et participe à la journée mondiale de la lèpre.

Comme la majorité des sénégalais, les lépreux investissent deux formes d’associations : les « dahiras » et les « natts ».

Associations islamiques, les « dahiras » ne sont jamais inter-confrériques. De plus il existe des subdivisions dans une même confrérie, comme les Baay Faal et les non Baay Fall chez les mourides ; les moustarchidines, les talibés de Serigne Cheich, ceux de Keur Serigne Moustapha (etc.) chez les Tidjanes.

La distinction est moins tranchée dans les villages de reclassement social. On ne trouve que des dahiras tidjanes et des dahiras mourides. En effet, moins nombreux et marqués par l’éclatement familial qu’ils ont subi du fait de la lèpre, ils font le choix de se rassembler en vue d’une meilleure cohésion sociale. Les dahiras se réunissent chaque semaine. La nuit du jour saint – c'est-à-dire le jeudi soir qui ouvre le jour saint du vendredi - des rencontres sont ponctuées de chants religieux qui durent jusqu’au milieu de la nuit. Un haut parleur est utilisé pour l’animation des chants religieux qui sont diffusés dans tout le quartier. Le rite de ataya (la cérémonie du thé) soutient les participants, qui dégustent de façon conviviale leur petit verre de thé et se tiennent en éveil. Un marabout est souvent invité pour la soirée. Il parle de la vie et de l’œuvre de leur Cheikh, de l’Islam. Il rappelle également l’éthique du bon musulman, ainsi que les interdits. Il encourage à faire une société plus juste dans laquelle il fait bon vivre pour les musulmans. Ses interventions sont entrecoupées de chants.

Si les dahiras sont mixtes, les hommes et les femmes y jouent des rôles différenciés. Ils occupent des espaces séparés selon le mode d’installation du groupe : devant et au centre se trouvent les hommes ; derrière et à la périphérie les femmes. Celles-ci portent un voile posé sur la tête. Lorsque les personnages sont importants, ils sont assis sur des chaises. La foule, elle, est agenouillée sur les nattes. La plupart des participants arborent des habits blancs en signe de pureté.

Les « natts » ou les tontines sont des formes d’épargne collective ou de crédit mutuel. Elles regroupent uniquement les femmes. Cela fonctionne toujours avec un tirage au sort. Elles sont diverses, allant des natts de cérémonie aux natts de pèlerinage à la Mecque, allant jusqu’aux natts d’équipement. Le leadership est confié à une femme charismatique qui va chercher les cotisations dans les maisons et en qui toutes ont confiance.

C’est vers la mixité qu’évoluent les natts de pèlerinage. En effet, des hommes s’inscrivent directement ou utilisent le biais de leur épouse pour obtenir des billets d’avion pour la Mecque. Il y a un tirage annuel de la loterie des natts. Celui qui est tiré au sort a la chance de participer au pèlerinage aux lieux saints de l’Islam en Arabie Saoudite.

Les membres des natts de cérémonies (baptême, funérailles, mariages) versent leur participation financière le jour de la cérémonie. L’intéressée a un cahier sur lequel elle marque toutes les cotisations qu’elle a versées aux autres. Quand c’est son tour, elle attend un geste de réciprocité. Selon les règles du groupe, le montant versé peut être l’équivalent ou le double de ce que l’intéressée a déjà donné à la personne qui participe à la cérémonie.

Le groupe des natts ou des tontines choisit le nombre de participantes (en général de vingt à cinquante), la somme à cotiser, la forme de rotation des bénéficiaires et l’objectif. Les rencontres se font sur des rythmes différents : journalières, hebdomadaires, mensuelles ou annuelles. Lorsqu’une femme est tirée au sort, elle doit investir en respectant l’objectif fixé. Un comité l’accompagne pour acheter le matériel, ce qui évite que l’argent soit utilisé autrement. La femme profite ainsi de l’argent de la collectivité pour monter son projet : l’équipement de sa maison en ustensiles de cuisine (des verres ou des marmites à la mode par exemple) ou pour préparer une fête (des habits, des bijoux, etc.). Elle peut aussi développer des microprojets personnels du type petit commerce d’arachide, de fruits ou de poisson pour la vente quotidienne.

L’action de tous ces réseaux conforte la cohésion entre les personnes et participe à la réduction des inégalités sociales. Les lépreux participent à ces dahiras et à ces natts, principalement dans le cadre de leur village. Mais ils ne peuvent pas aller au pèlerinage à cause de leur réputation d’impureté et du fait de leur fatigabilité. Le même système de soutien existe au sein des groupes qui vivent dans la rue, de façon moins systématique et moins organisé. Néanmoins, cela permet au groupe de renforcer les liens entre ses membres et de s’entraider. Cette organisation se révèle importante à l’occasion des évènements heureux (comme les mariages ou les baptêmes) et malheureux (comme les accidents et les décès).