Tout comme le baobab, c’est au « cœur » qu’est touché le lépreux. D’ailleurs les préjugés populaires l’assènent clairement : « Cœur de lépreux ». Cette terrible insulte touche les lépreux au plus profond de leur être. Etre identifié à la méchanceté même, à l’inhumanité de leur cœur – c'est-à-dire de leur être intime - leur est insupportable. C’est l’irrespect, le mépris à l’état pur, la pire des insultes. Le lépreux est le sujet d’une déchirure, entre son désir de reconnaissance et sa souffrance, son impossibilité à dire, à se faire entendre.
Certaines castes font particulièrement l’objet du mépris social, et cela d’autant plus que ce mépris s’enracine dans des mythes ancestraux.
Caste et mépris social
Au sommet de la hiérarchie des groupes artisanaux se trouvent les « tëgg »(les forgerons). Cette position s’explique par l'utilité de leur métier dans la société wolof agricole et guerrière. Ils sont indispensables à la survie de la communauté. Selon la légende, le forgeron est le premier « neeno » (caste d’artisans ou artistes) qui soit apparu chez les Wolofs. Puisqu’ils ont des techniques complexes et la maîtrise du feu, on leur attribue des dons magiques. D’ailleurs, ils se livrent à des « jat » (des incantations)pour domestiquer le fer. Ces secrets dépassant le strict cadre de leur profession, ils sont en même temps circonciseurs et souvent guérisseurs. Cette puissance positive, liée au commerce avec les esprits, a sa contrepartie négative : ils ont pour réputation celle de répandre un sort maléfique (le malheur, la pauvreté) à ceux avec qui ils entretiennent des contacts étroits. Ils sont fréquemment accusés de sorcellerie et considérés comme des porte-malheur (« aay-gaaf »). (Abdoulaye-Bara Diop, 1981, 63).
Cette puissance ambivalente des forgerons est aussi attribuée au lépreux, reconnu comme dévoré par un feu intérieur qui le brûle et qui brûle.On attribue aussi aux lépreux des qualités négatives qu’aux « jaami-baadoolo » (esclaves de case): absence de sens de l'honneur, indignité, malhonnêteté, indécence (Abdoulaye-Bara Diop, 1981, 161). Une idéologie biologique de discrimination et de reproduction de l'ordre social servile justifiait cette infériorité. Ils sont (étaient) considérés comme des êtres de nature inférieure, tels les esclaves dont l'impureté de sang (« derat ju gàkk ») se transmettait par hérédité. Rien ne pouvait réussir à effacer ou faire oublier cette tare. S’ajoute à cette idéologie biologique des comportements de distance, voire de répulsion, comparables à ceux que l'on développait à l'égard de certaines castes inférieures qui servaient de moyen de reproduction de l'ordre social.
Les baobabs ont cette particularité d’être creux à l’intérieur. S’ils ne sont pas utilisés, ils peuvent jouer un rôle d'exutoire ou de confident : l'homme fait vœu de sacrifice contre sa malédiction en appuyant les deux mains sur son tronc. De façon marginale, il arrive qu’ils servent d'abri bus, d'habitation ou de cabane.
Dans son bulletin du comité d'études historiques et scientifiques de l'AOF publié en 1926, Michel Perron, administrateur des colonies, rapporte qu’à cette époque personne ne pouvait plus être insulté ni frappé s’il s’était réfugié dans le creux du tronc et sous les branches du baobab de Toumbou-bâ. Le véritable droit d'asile serait détenu ainsi par ce baobab, qui aurait donné la notoriété à tout le village grâce à ses vertus (op. cit. Gartnaud).
Espace sacré, lieu asilaire : les baobabs ont été souvent utilisés comme sépulture pour des griots, ainsi que pour certains lépreux.
Anne Bargès (1997) donne sens à cette coutume du fait de la transgression. Car le griot, comme le « lépreux », ont transgressé l’ordre sacré du Falo. Ils possèdent une puissance ambivalente qu’il faut stocker ou contrôler. Sinon cela peut provoquer des conséquences néfastes pour la terre ou pour les humains. C’est pourquoi leurs sépultures devaient être puissantes et étanches, comme celle du baobab.
Dans la société mandingue, la structure hiérarchique (homme libre / personne de caste / esclave ou captif) détermine les rapports de sens et de force. La conception du corps et de la personne est tributaire de l’appartenance des personnes aux castes, selon sa fonction sociale. Rappelons ici que la notion de personne (mâ) contient l’idée de force, de maîtrise, d’antériorité et de contact (terre-eau). La personne humaine, qui représente l’être premier, est l’aboutissement et la luminescence de la création en tant que sosie du créateur. Elle se compose du « tere » support de la personnalité, du « ni » principe de vie et du « jo » son double. Ses composantes restent associées aux formes de vie « naturelles » (extérieures au corps humain) ainsi qu’aux formes de vie passées, c’est-à-dire aux ancêtres et à leurs esprits.
Mythe, mépris et feu du corps humain
Dans cette forme de cosmogonie, le lépreux, comme le griot, appartient au monde des morts. L’ambivalence existe dans sa nature même. De son vivant, le contact avec le lépreux présente déjà un danger majeur. Même leur vue peut être perçue comme génératrice de trouble.
Dans la coutume populaire, celui qui voit la main mutilée du lépreux souffle sur ses doigts comme s’il voulait éteindre un feu ; de même si l’on voit son visage défiguré, on se passe la main droite sur son propre visage pour éviter de recevoir le mauvais sort et d’être contaminé.
A plus forte raison quand le lépreux ou le griot sont morts. Leur dangerosité semble telle qu’à certaines époques et dans certains lieux, on préférait les enterrer dans cet arbre mythique qu’est le baobab. Dans ce lieu fermé, leur puissance maléfique était contenue et ne pouvait pas rendre la terre stérile. Au Sine-Salloum, un ancien se rappelle qu’on pendait autrefois certains lépreux aux arbres, de façon à ce que leurs corps en décomposition ne touchent pas la terre nourricière.
C’est pourquoi Anne Bergès pose la question d’une « identité lépreuse ». Les « individus lépreux », structurés en « communauté », sont repérés comme « identiques », tant à l’intérieur qu’à l'extérieur. Cette communauté s’est édifiée avec des réseaux de sociabilité propres, avec un vécu et une vision identiques du monde. Les valeurs de l'individu se confondent avec celles du groupe dans la culture africaine. Ils ont su en partie transformer les contraintes initiales en avantages, tout comme la caste des griots, tour à tour méprisée et valorisée. Peut-on parler d'une "sous-culture lépreuse" comme le fait Anne Bergès en montrant comment les lépreux ont conquis une place économique et sociale au sein de la société bamakoise ? Avec un stigmate social qui s'émousse, même si des phénomènes identitaires tendent à perdurer à travers la microsociété du quartier ?
Il nous semble que, même s’il y a utilisation du stigmate de la lèpre (notamment en vue des gains venant de la mendicité), la lutte pour la reconnaissance que mènent les personnes lépreuses se situe dans une revendication citoyenne. Leur mode de vie est identique à ceux qui luttent pour la survie de leur famille, avec les mêmes préoccupations de la « dépense » quotidienne. Leurs organisations en associations et tontines sont similaires. Leur culture est celle de l’ensemble de la population, avec une expérience singulière de la souffrance, du rejet, de la misère et de la reconstitution d’un cadre de vie.
De fait, ils se battent contre ce que Axel Honneth (2005, 44) appelle la « réification » : cette « habitude intellectuelle », cette « perspective figée par la routine, qui, lorsqu’elle est adoptée par le sujet, fait perdre à ce dernier l’aptitude à participer de façon intéressée au monde dans lequel il intervient, et le prive tout autant de l’ouverture qualitative à ce monde ». Ils refusent d’adhérer à leur « autoréification », à savoir de conformer au « modèle d’identité chosale » (Ibid., 104) de la lèpre sociale l’expérience de leurs sentiments et de leurs propres désirs. Loin d’adopter une attitude réifiante, ils n’ont pas perdu de vue leur « reconnaissance préalable » (Ibid., 114) d’êtres humains.
Tabous, interdits et lèpre sociale.
La violation des interdits est un acte grave qui a des conséquences néfastes sur la personne et sa communauté. Voici quelques uns de ces interdits chez les pêcheurs :
Parmi les animaux :
Il est interdit de toucher au singe, car on pense que c’est un cousin de l’homme : un maure (un « blanc » de Mauritanie). En effet, un jour, un maure voulait nettoyer son enfant qui avait fait pipi. N’ayant rien trouvé pour l’essuyer, il aurait utilisé du pain à portée de sa main. Furieux, Dieu l’aurait transformé en singe.
Parmi les poissons :
Certains types de requins, les poissons perroquet, les têtes de poisson pour les enfants et les femmes enceintes. On leur dit : « Ca rend inintelligent »
Notons ici que c’est d’ailleurs la même raison invoquée pour l’interdit sur les œufs de poule.
Parmi les oiseaux :
Une attention particulière est portée au traitement des déchets alimentaires. On ne peut pas mettre les restes des aliments dans n’importe quelle poubelle. Il est de coutume chez les pêcheurs de mettre « yobou guedj » : littéralement « amener à la mer » comme amener le sacrifice – et non jeter - les restes des aliments dans la mer. Le rituel : aller dans l’eau jusqu’aux genoux pour plonger les aliments, afin que les poissons puissent prendre leur part et se régaler également. Dans leur organisation du monde, il y a une chaîne entre la vie des animaux et celle de l’homme. Si l’homme est sacré, l’animal l’est également tant que le besoin vital de l’homme ne l’oblige pas à prélever un animal pour sa nourriture ; Dans la culture des pêcheurs, l’aliment est de l’ordre de la sacralisation. On n’a pas le droit de jeter les aliments n’importe où : jamais dans une poubelle qui représente la souillure.
C’est aussi une position écologique, qui rejoint à sa manière la notion moderne de prélèvement (et qui évite les dégâts du pillage industriel de la mer). Les instruments de pêche, à échelle humaine et familiale, participaient à cette protection de l’écosystème et assurait une harmonie entre l’homme et la nature. Les hommes respectaient la ponte et l’éclosion des poissons et ne pêchaient pas les petits poissons.
Quand le tabou est violé, le châtiment se déclenche automatiquement, en vertu d’une nécessité interne, quand il est mis en relation avec des représentations de démons et de dieux. Freud a expliqué que quand « Le tabou violé se venge tout seul » (Sigmund Freud, 1923, 40)55. Dans d’autres cas, c’est la société toute entière qui se charge de punir celui dont la faute met en danger ses semblables. Dans ses formes primitives, le système pénal de toute société se rattache au tabou.
De fait, celui qui a violé le tabou est devenu tabou lui-même. Des actes de pénitence et des cérémonies de purification peuvent cependant conjurer les dangers provoqués par cette violation. La source du tabou se trouve dans une force magique particulière, inhérente aux esprits, aux personnes. Elle se répand dans toutes les directions, notamment par l’intermédiaire des objets.
Sigmund Freud compare les personnes et les choses taboues à des objets qui ont reçu une charge électrique. Devenus le siège d’une force terrible, par leur contact, ils la communiquent et provoquent des désastres. Cette transmissibilité du tabou fait naître la croyance qu’il est possible de l’écarter par ces cérémonies d’expiation.
Sont « tabous » toutes les personnes, toutes les localités, tous les objets et tous les états passagers qui possèdent cette mystérieuse propriété ou en sont la source. Est encore « tabou » la prohibition motivée de cette propriété ; est enfin tabou au sens littéral du mot, tout ce qui est à la fois sacré, dépassant la nature des choses ordinaires, et dangereux, impur, mystérieux (Ibid., 43) »
On comprend les résonances profondes, ancrées jusqu’au fond des mythes, dans laquelle s’enracine la non reconnaissance des personnes assimilées à la lèpre sociale.
Dans les mythes de fondation de villages, de villes ou de royaumes, le baobab a une place de choix. Sa forme particulière, étrange et imposante inspire, nourrit l’imaginaire transmis dans les récits, les contes et les légendes. Par ses branches disproportionnées qui ressemblent à des racines, l'arbre tirerait sa force du ciel, d’après la croyance.
Selon un conte, la demeure de Dieu se trouve tout en haut des branches qui touchent le ciel et celle de Satan tout en bas des racines qui descendent dans les profondeurs de la terre. Dieu ayant accordé au premier homme plus de force qu’à la femme, celle-ci a demandé à Dieu « thiabi laobé » : la clef de laobé.56 Lorsque son mari se montrait violent, elle avait dès lors le pouvoir de fermer la porte de la cuisine, celle de sa chambre et de la chambre de ses enfants. Et son mari se lamentait dehors, jusqu’à ce qu’il s’excuse. C’est pourquoi la discussion (« wakhtane ») s’est inscrite au centre de la vie du couple et de la famille dès l’origine du monde.
On ne met jamais un baobab dans une maison, car le baobab attire les esprits. Certains détiennent un pouvoir mystique, notamment parmi les Lébous du Cap vert. C’est pourquoi ils plantent un baobab dans leur maison. C’est particulièrement le cas des descendants des ancêtres fondateurs qui gardent un pouvoir magique. Le baobab, planté dans leur maison, délimite un espace sacré.
Ils sont suspectés d’être soit des sorciers ou sorcières anthropophages ou d’être des gens peu ordinaires, détenant le pouvoir de faire mal. On pense que seuls les gens qui entretiennent des relations avec les esprits ont cet arbre dans leur maison. C’est pourquoi on a peur d’eux et on les fuit. Cependant certains vont les voir pour de la voyance ou pour être soignés. En général, dans la culture vaudou à la sénégalaise, ils tombent en transe lorsqu’ils sont en rapport avec les esprits.

Sur ce tissu peint selon la technique batik, l’artiste casamançais a désiré représenter l’arbre sacré qu’est le baobab.
Cet arbre aux mille bras est capable de tenir, d’enlacer avec ses mains, de lancer des flèches avec ses arcs. Il tient le sceptre du chef, et exige le respect dû à son rang.
Il voit, il entend, il sent et ressent tout, bien avant que le geste ou la parole de l’homme n’ait émergé. Il perce jusqu’à son intention.
Il respire, il parle avec sa bouche et il regarde avec acuité.
L’artiste raconte qu’il est l’arbre à palabre, là où les anciens content et transmettent la sagesse du pays aux jeunes, ce qui constitue le cœur et l’axe sacré de la culture ancestrale.
C’est aussi le baobab qui fait la transition entre le monde des vivants et celui des morts. Car il est le repère des ancêtres de la lignée, des êtres non humains, des djinns en particulier. C’est pourquoi il est dangereux de se promener à proximité à certaines heures du jour, ainsi que la nuit. Mais aussi, il est important de leur rendre un culte, sous peine de perdre leur protection et d’attirer le malheur sur le village.
L’artiste a ici dépeint cette présence invisible et menaçante, avec ses yeux si humains et son bec pointé vers l’avant, tel un esprit prêt à s’emparer de l’âme de celui qui l’approche.
Batik casamançais, photo de Martine et Aliou, 2005
Au Sine-Saloum, là où la terre et la mer se mêlent intimement, des centaines d’îles en coquillages émergent entre les palétuviers de la mangrove dressés telle une couronne végétale. Sous un ciel bleu, la pirogue vogue au milieu des milliers d’oiseaux qui volent, chantent, pèchent : les pélicans, les perruches, les cigognes, les flamants roses, les mouettes… Le lamantin habite ce riche écosystème. La faune est incroyablement diverse.
Ces îles aux coquillages, formées de milliards de coquilles d’huîtres, sont habitées par les sérères. Les sérères forment la deuxième ethnie du Sénégal et sont « cousins » des wolofs (environ un million d’habitant).57 Ils seraient originaires de la Mauritanie, voire de la vallée du haut Nil selon certains marabouts. Poussés par les Almoravides au XIIème siècle, ils ont poursuivi leur exode vers le sud. Fuyant l’empire wolof qui cherchait à les vassaliser, ils se sont établis dans les forêts épaisses du Sine-Saloum. Envahis par les Guélowar au XVIIème siècle (des guerriers mandingues), ils ont constitué deux royaumes indépendants : le Sine et le Saloum, établissant depuis une symbiose harmonieuse.
L’ile de Mar Lodj fait partie de ses endroits qu’on dirait perdu au fond du monde. Elle se situe à 40km de Joal-Fadiouth à vol d’oiseau, juste en face de Ndangane. A un petit kilomètre de la minuscule plage de débarquement des pirogues, on accède au village de Mar Lothie en parcourant des chemins de coquillages, au milieu des cultures. Mar Lothie est jumelé avec Courtonne-les-deux-églises en France.
Au centre du village, trois arbres se dressent, dessinant un espace sacré.
Le gigantesque fromager entremêle ses branches et ses racines avec le baobab, près duquel s’élance un palmier-dattier.
Entre les racines, des ossements de poulet Au centre, une calebasse pleine de lait.
photo de Martine et Aliou, 2005
La gardienne de ce site sacré (une femme âgée qui habite la concession que l’on voit ici sur la photo) explique que, à chaque nouvelle lune, les villageois viennent honorer les ancêtres et les génies qui habitent ce site. Pour cela, ils répandent des libations d’eau ou de lait. Ils font aussi des sacrifices d’animaux. Ils prient en faisant mémoire des anciens, des génies du lieu, de Dieu. C’est ce qui leur permet de garantir la paix dans le village et de protéger les jeunes partis au loin, à l’étranger.
La gardienne précise que ce sont surtout les anciens qui continuent ces pratiques, les jeunes étant souvent à la capitale ou à Ndangane afin de poursuivre leurs études. Les mentalités changent et la tradition semble se perdre, selon elle.
Ce qu’il y a de particulier dans ce site, c’est aussi l’entrecroisement des deux arbres qui « s’unissent entre eux comme un homme et une femme » : symbole particulier de paix, d’amour et d’harmonie.
Au milieu de leurs racines, un palmier dattier a poussé. Il est devenu complètement sec. Un des jeunes du village affirme que « les anciens disent qu’il ne faut pas le couper, car il appartient au génie qui habite le fromager et le baobab ».
A Dakar, certains lépreux sérères pratiquent ce genre de rites dans leur village traditionnel. Lorsqu’ils sont en déplacement, ils ne sont pas tenus à répandre des libations particulières. Ils se limitent à réciter des prières et des formules incantatoires si nécessaire.
Dans l’imaginaire collectif, les sérères sont réputés pour leurs pouvoirs mystiques puissants. Ils font des gris-gris efficaces qui protègent ceux qui les portent. Ils sont aussi craints du fait des risques de mauvais sort qu’ils ont la capacité à proférer et qui peuvent faire mourir.
Dans le Sine-Salloum, en pleine brousse, un baobab gigantesque a abrité un griot dans les temps anciens.
Afin de vivre de la manne du tourisme, les jeunes de la population locale le fait visiter, « avec la permission des anciens ». Toute une préparation est effectuée auprès des visiteurs pour que l’acte d’entrée soit un moment important de leur vie. Le thé « attaya » est servi lorsque le visiteur s’assied sur les racines imposantes de l’arbre sacré. Les vendeurs présentent la règle de vente des objets artisanaux, pour soutenir économiquement la vie du village.
L’intérieur du baobab ressemble à une cathédrale gothique minérale dans son élancement végétal. La pénombre s’impose, invitant à une intériorité, à un silence qui se transmet. Un silence dans lequel se mêlent la peur, la sensation d’étrangeté et le respect du sacré, tandis que les yeux lentement commencent à percevoir des formes, des reliefs et des objets. Les fibres vivantes dessinent quelques petites cavités ouvertes tout au sommet du tronc, laissant filtrer la lumière du jour. Puis le chuchotement des voix résonne peu à peu. Alors le jeune guide transmet quelques contes sur l’histoire du village et dans la tradition écrite par Abdoulaye Sadji et Léopold Senghor dans Leuk le lièvre. Il raconte aussi comment ils ont réussi à décoincer Coluche en le tirant par devant et en le poussant par derrière pour qu’il ressorte du baobab, dans l’hilarité générale !
Celui qui ressort du baobab est « enfanté ». C’est pourquoi on lui demande de faire ses vœux les plus chers. C’est un rite d’accouchement à une vie nouvelle qui est proposé.
Société de mépris et éthique des lépreux
Le plus souvent, les contes et légendes autour du lion et du baobab racontent les formes prises par la société du mépris au Sénégal. Ces rites autour du baobab ou de la chasse aux lions sont significatifs des catégories d'idéologie qui assujettissent certains êtres humains « à un système de règles pratiques et d'attributions leur conférant une identité sociale ». L'acte d'assujettissement, compris sur le mode de l'approbation publique, « perd aussitôt toute connotation positive pour devenir le mécanisme central de l'idéologie ». Ce que l’on peut nommer « reconnaissance » signifie alors amener quelqu’un, « par des sommations répétées et assénées de manière rituelle, à adopter exactement le rapport à soi qui convient au système établi d'attentes de comportements (Axel Honneth 2006, 246) ». Assujettis et prenant conscience de leurs propres droits et responsabilités, les êtres humains que sont les forgerons et les lépreux, deviennent des «sujets ».
Hannah Arendt (1991) nomme l’impensable « banalité du mal » lors du procès d’Eichmann à Jérusalem. Elle souligne que « cet homme ordinaire » (que le procureur appelle « monstre ») est habité par la « stupidité » - au sens kantien du terme -, à savoir « l’interruption du jugement, l’incapacité de relier un particulier à une règle universelle adéquate (Fred Poché, 1998, 42)». Car il y a un lien entre faire le mal et l’absence de pensée. Or tout être humain qui a renoncé à penser devient la proie des régimes totalitaires. Le laminage opéré par la machine totalitaire détruit l’individualité et casse la spontanéité et la capacité de l’être humain à mobiliser ses propres ressources pour créer du neuf. Les humains broyés deviennent « d’affreuses marionnettes à face humaines (Hannah Arendt, 1972, 195) ».
On ne peut parler de système totalitaire, au sens des camps de concentration nazis, pour poser un regard sur le traitement social des lépreux. Mais toute pensés idéologique est porteuse d’éléments totalitaires qui font qu’une machine à broyer la dignité s’enclenche dès l’annonce de la lèpre. Avec ces représentations d’impureté et ces pratiques de ségrégation, l’humanité entière est, d’une certaine façon, assise sur le banc des accusés face aux lépreux.
Si des hommes tels que Raoul Follereau n’avaient pas dénoncé le système de ségrégation lépreuse et promu un mouvement de prise en charge des lépreux (allant de la prévention au soin, jusqu’à l’insertion) et de reconnaissance de leur dignité humaine, peut être serait on encore au maintien armé des lépreux dans des camps, avec interdiction d’en sortir. Ce conformisme des masses - répandu notamment à travers l’Afrique par la colonisation - fonctionnait « normalement » depuis des siècles.
En isolant les hommes et en détruisant leur capacité politique, ce type de totalitarisme – ancré dans la culture - peut aller jusqu’à détruire leur vie privée. Dans son analyse de la fabrication technique de « cadavres vivants », Hannah Arendt montre trois étapes :
Afin de mieux comprendre quels est le ressort qui permet aux lépreux de rebondir en étant dans ces situations de mépris social, nous reprenons l’analyse de Viktor Frankl58. Selon lui, le ressort de la vie n’est ni dans la satisfaction de l’instinct, ni dans la compensation de sentiments d’infériorité ou la conquête de position de force dans l’échelle sociale. Mais il est dans le sens que l’homme donne aux tâches qu’il accomplit librement. C’est cette volonté de signifiance qui permet aux personnes en crise ou en souffrance de révéler les forces cachées qui les habitent.
La responsabilité, considérée comme l’essence même de l’existence humaine, est le moteur de la reconstruction de la personne. C’est certainement un des atouts premiers des lépreux qui viennent mendier à Dakar : assumer leur responsabilité de chef de famille élargie et vivre en communauté solidaire. Ils pratiquent les trois façons différentes (selon Franckl) de donner sens à sa vie :
Il leur reste, en qualité d’être humain, la liberté de choisir l’attitude à prendre: mourir dans la dignité, assumer ses souffrances. Quand on ne peut modifier une situation – une maladie incurable, par exemple - on a toujours le choix de se transformer.
Que la cause de leur souffrance soit d’ordre psychologique, biologique ou politique, les lépreux se regroupent, développent un sens à leur vie en se démarquant du mépris social qu’ils subissent. Cette liberté de choix et ce courage de lion leur permet de conserver un sens à leur vie jusqu’au dernier moment. A travers leur présence - source de bénédiction pour le peuple sénégalais, ils exercent les vertus de puissance et de fécondité du baobab. C’est pourquoi, face au mépris social, ils font non seulement œuvre de résistance, mais aussi ils demandent leur reconnaissance sociale comme un droit de citoyen et un devoir de l’Etat.
Selon lui, le « mythe scientifique » explique la naissance de l’humanité par le meurtre du père par les deux frères qui avaient été chassés, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Dans Totem et tabou, il met en œuvre les principes fondamentaux de la psychanalyse, en s’appuyant sur un matériel anthropologique, linguistique et clinique.
En Afrique occidentale, il existait une division traditionnelle du travail basé sur les castes : les laobés étaient chargés du travail du bois, les forgerons du fer, les cordonniers du cuir, etc.
Sénégal, Guide bleu évasion, Hachette, 1998
Le Docteur Viktor Frankl (1905-1997), médecin, psychiatre et philosophe viennois qui a connu les camps de concentration, a développé la logothérabie (de logos : la raison en grec). Cette voie de guérison se nourrit d’une anthropologie qui donne une large part au pouvoir de décision de l’homme et à son sens des valeurs. L’accompagnant recentre l’attention du sujet sur ses capacités physiques et mentales positives, le projet d’une tâche future contribuant à rendre le monde meilleur et sa réalisation en fonction des capacités et ressources disponibles.