L’observation des techniques du corps66 nous a semblé déterminante pour comprendre quelles sont les adaptations que développent les lépreux pour survivre dans les conditions difficiles de la rue. Elles révèlent également leurs appartenances culturelles et les valeurs auxquelles ils sont attachés, ainsi que leur éthique.
Vivre et dormir « à la belle étoile »
Comment passer la nuit à la rue, alors qu’il n’y a plus le toit protecteur de la case comme au village ? Autant qu’il est possible, les lépreux utilisent les cartons récupérés. Ils s’en servent d’isolant contre la froidure du béton du trottoir et pour délimiter leur espace propre.
Leur agencement varie : du carton posé à même le sol pour le couchage à la construction de petites cloisons qui protègent du vent et des regards indiscrets. Cet espace « privé » qui émerge du trottoir peut prendre la forme de petites cases, avec un carton pour plafond et une couverture ou un pagne suspendu à l’entrée.
C’est ainsi qu’ils attribuent un espace pour les couples sur le trottoir, espace sur lequel le couple va dresser sa case en carton. Les lieux de couchage des hommes et des femmes sont différentiés.
La principale préoccupation n’est pas seulement celle d’un lieu pour dormir la nuit, mais celle d’assurer une protection aux membres du groupe, à commencer par les plus vulnérables que sont les femmes et les enfants. Parmi les pratiques de protection, les populations villageoises tentent d’anticiper le malheur par des pratiques divinatoires et de se prémunir grâce à des ports d’objets fétiches, des offrandes et des sacrifices aux esprits de l’au delà.
Tout le groupe ne couche pas ensemble. L’espace occupé est bien séparé entre trois sous groupes, à savoir : les couples, les femmes seules et les hommes seuls. Les enfants sont répartis, selon le sexe, entre les hommes seuls ou les femmes seules. Les couples mariés prennent rarement des enfants avec eux, pour des raisons d’éthique et de pudeur. Les femmes non mariées sont ensemble dans leur « espace-case » sans toit, à l’abri des regards indiscrets des passants, mais également des autres membres du groupe. Les règles coutumières interdisent qu’une femme et un homme non mariés passent la nuit dans une même case. Cette règle est strictement observée et appliquée chez les lépreux vivant à la rue.
Ainsi, la préoccupation de la sécurité des membres du groupe, avec le devoir de protection des personnes vulnérables (dont les femmes et les enfants) est portée par le groupe. Mais plus encore, les règles qui entourent font l’objet d’une attention très particulière. Car dans le cadre de l’interaction familiale, l’amour « confirme l’individu dans sa nature instinctuelle particulière et lui procure une dose indispensable de confiance en soi » (Axel Honneth, 2006, 53). Il est ce lien particulier de reconnaissance mutuelle. L’amour constitue une condition nécessaire de développement ultérieur de l’identité du sujet.
Cette reconnaissance est d’autant plus privilégiée dans le groupe des lépreux que la plupart d’entre eux vivent dans les liens du mariage, même s’ils sont séparés de leur conjoint en mendiant à Dakar.
Dans les rues de Dakar, les couples mariés ne sont pas nombreux. Le patriarche du groupe du centre ville précisait la présence de quatre couples sur les soixante à quatre vingt membres et comptabilisait approximativement une vingtaine le nombre de femmes parmi eux. Chaque couple fait sa « case » en carton. Ce sont de véritables abris de fortune qui ont comme principale fonction celle de soustraire les occupants aux regards d’autrui. Sinon, en cas de pluie ou de vent fort, le déguerpissement s’impose.
Certains hommes seuls ne prennent pas la peine de fabriquer des cloisons en carton, par manque de temps ou de matériau. Ils dorment à même le sol sur un carton. La plupart du temps, cela concerne les jeunes adultes.
Le dépôt du matériel de couchage en journée pose problème. Un groupe de femmes attache le matériel en haut d’un tronc d’arbre. Or c’est sur une voie publique accessible à tous. Elles ne peuvent rien conserver, si ce n’est les vieux cartons abîmés. « On nous avait donné une couverture parce que nous avons froid la nuit. Nous l’avons attachée avec les cartons. Mais on nous l’a volée ! » nous confie la maman.
Pour éviter ces vols, les personnes isolées demeurent sur leur lieu de couchage pour mendier en journée. Elles parviennent ainsi à conserver leur natte et quelques affaires personnelles. Mais elles n’ont rien pour assurer un minimum de confort et pour se protéger du froid.
Le groupe de la poste squatte un bâtiment désaffecté, bâtiment qui doit être démoli incessamment. L’occupation est très discrète parce que de cette discrétion dépend le sort de ceux qui l’occupent. Il ne faut pas que la police ou le propriétaire découvrent que le bâtiment est squatté.
Au niveau du squat, l’organisation est presque comme celle qui a été décrite précédemment dans la rue. A savoir que les mariés, les femmes seules et les hommes seuls sont répartis séparément avec le respect de la coutume que nous avons décrit un peu plus haut.
Le squat est aussi une habitation de fortune dans la mesure où il ne dispose ni d’eau courante, ni d’électricité. Les occupants s’éclairent avec des bougies. Une salle est réservée pour faire la cuisine. Un réchaud à gaz pour les deux repas du matin et du soir y est installé.
Quelques personnes dorment de façon isolée, en particulier certains hommes âgés connus dans le quartier. Cela reste un comportement marginal compte tenu de la vulnérabilité de la personne en cas d’agression.
Plusieurs personnes nous ont raconté comment elles ont été agressées et volées la nuit, en gardant un calme étonnant. Aucune colère, aucune parole agressive à l’encontre des agresseurs, aucune expression de lassitude et de découragement. Elles intègrent ces évènements comme quelque chose qui fait partie de la vie à la rue. Elles portent, comme la plupart des sénégalais, des talismans et des objets fétiches pour se protéger. Elles prient et témoignent d’une foi qui nourrit en elles une sorte de sérénité face aux évènements. Fatalisme et confiance en la vie y sont mêlés, tels des forces internes qui leur permettent de s’adapter aux changements dans leur situation précaire.
« Bok njël », la « popote » commune
La nourriture est typiquement sénégalaise, elle est à base de riz. Les repas sont pris trois fois par jour. Le matin avec le réchaud à gaz, l’eau est chauffée pour le quinquéliba ou le café. Le quinquéliba est une plante locale qui sert de tisane le soir mais également de petit déjeuner.
Le repas de midi est pris en général sur le lieu de la manche. La plupart du temps il est récupéré gratuitement chez les restaurateurs de la place. Comme les lépreux ne doivent pas trop s’approcher des restaurants et des gargotes, la récupération des restes des repas qu’on leur met de côté se fait d’une manière très discrète. C’est une véritable partie de cache-cache, car, autant les restaurateurs veulent les aider, autant ils ne veulent pas perdre leur clientèle. Cette dernière ne doit pas savoir que les lépreux vivant à la rue sont en lien avec les restaurateurs chez qui elle mange.
C’est donc par la porte de derrière que sont récupérés les repas dans des soupières avec des couvercles. Ce sont toujours les camarades les moins atteints physiquement, surtout au niveau des mains et des doigts, qui sont chargés de la récupération. Cela se passe aussi à un moment où il n’y a presque plus de clients dans la salle à manger. Jamais aux heures de grande affluence. C’est un des facteurs qui peuvent expliquer l’heure tardive à laquelle les lépreux prennent le « repas de midi » : aux environs de quinze heures, toujours après la prière musulmane de quatorze heures. L’habitude du repas tardif, autrefois tributaire du travail de la terre, liée à leur origine rurale en est un autre facteur.
La prise du repas se fait généralement de manière communautaire. On se lave les mains dans une même bassine les uns après les autres, en commençant par le chef, puis les hommes, les femmes et enfin les enfants. On s’assied autour du bol, le groupe pouvant aller jusqu’à plus d’une dizaine de participants. Le chef donne le signal, en disant : « bismilah » (au nom de Dieu), formule musulmane largement répandue dans la culture sénégalaise pour commencer toute action de la vie courante. Un proverbe exprime cette importance du repas en commun : « Celui avec qui tu ne manges ni ne bois, tu ne connais rien de lui et lui ne connaît rien de toi ».
Chacun plonge alors sa main droite dans le plat pour faire des boulettes de riz avec du poisson (le « tiéboudiène » national) ou du poulet quand il y en a. L’usage de la main gauche est interdit, car elle est utilisée pour la toilette des organes génitaux et de l’anus. Elle rendrait le plat impur et impropre à la consommation.
Il arrive de manger en groupe plus restreint, même de deux personnes. C’est rare dans le milieu des lépreux vivant à la rue de manger tout seul, mais cela peut arriver. Les repas ne sont pas toujours offerts gratuitement. Des fois, le groupe achète à manger. Ce n’est pas un acte facile, parce qu’il faut trouver dans le groupe celui ou celle qui présente le mieux pour pouvoir entrer dans une gargote sans soulever la colère des clients ou tout simplement du patron.
A cause des représentations d’impureté et de contagion, les lépreux mangent entre eux. Personne ne vient partager leur repas et ils ne partagent pas les repas des gens « normaux ».
Près de la mosquée, nous avons rencontré quelques anciens qui préféraient manger seuls. Ils avaient connu la colonisation en étant jeunes et intégré des éléments de la culture française. Ils étaient assis sur leurs nattes de paille, adossés contre le mur à l’ombre des bougainvilliers illuminés de fleurs de couleur roses et orangers qui répandaient leur parfum sous la chaleur de midi. A cause de la fatigue due à la maladie et à leur grand âge, ils avaient envoyé quelqu’un leur acheter leur repas. L’un avait un moignon à gauche. Sur les autres membres supérieurs et inférieurs, il ne leur restait que quelques doigts. Malgré cela, il utilisait une cuillère pour prendre le riz dans leur bol : « Je préfère manger seul ! Je suis plus tranquille. Et puis chacun mange ce qu’il veut, à son rythme. C’est mieux comme ça ! », dit-il.
De temps en temps, il adressait la parole à son compagnon situé plus d’un mètre plus loin sur le même trottoir.
Après le repas de midi, il y a la légendaire partie de thé. Dans la culture gastronomique sénégalaise, le riz et le thé en constituent les deux éléments essentiels. Le thé a une fonction de rassemblement, de socialisation et de convivialité.
Le repas du soir représente une certaine spécificité parce que, pour une bonne partie du groupe, ce repas est constitué d’un verre de café ou de quinquéliba, chaud, sucré, dégusté avec du pain.
Il y a un événement tout à fait exceptionnel à Dakar, c’est celui de voir des lépreux vivant à la rue faire eux-mêmes la cuisine (en dehors du café et du quinquéliba). Dans le groupe de la poste, un couple cuisine le soir. Tout au début, la femme faisait la cuisine pour sa petite famille composée de son mari et de sa fille de sept ans. Au fur et à mesure, elle a enregistré des demandes de participation et elle a fini par prendre en charge tout le groupe. Les gens se cotisent. Deux femmes s’occupent de l’intendance, deux autres des courses. Presque chaque femme a un rôle plus ou moins spécifié selon sa déficience et ses capacités : aller au marché, acheter l’eau, éplucher les légumes, écailler le poisson ou couper la viande, allumer le feu (gaz), faire la cuisine, laver la vaisselle, etc. Cette répartition des tâches permet à chaque femme de trouver une participation au service commun adapté à son état et selon ses capacités. Ce travail étant compris comme celui des femmes, les hommes sont exemptés et éloignés de la cuisine.
L’avantage ce cette popote est que cela permet le resserrement des liens du groupe d’une part, et de l’autre, de manger chaud avec le plaisir de ce qu’on a, soi-même, choisi de cuisiner et de manger.
Après le repas, une femme se charge d’enlever le couvert. Elle ramasse tous les restes (comme les arêtes des poissons) et tout ce qui a été jeté sur la natte et récupère le bol. Une autre femme est chargée de nettoyer la natte avec un balai. C’est après que les hommes se réinstallent pour la partie de thé.
Les jeunes femmes vont aussitôt se charger de ranger les ustensiles. Dans la culture, il est interdit de laver la vaisselle la nuit. Car, les Esprits doivent passer pour « prendre leur part » du repas du soir. C’est le lendemain, au petit matin, qu’il faut alors laver, nettoyer, essuyer. A défaut d’eau chaude, les femmes utilisent un savon pour dégraisser la vaisselle avec une éponge végétale ou de la paille.
Malgré les conditions de vie très difficiles, les femmes mettent un point d’honneur à ce que le lieu de convivialité soit propre. Elles font ce nettoyage des nattes sur lesquelles on s’assied pour manger ; le tri des déchets emmenés à l’écart dans un récipient qui sert de poubelle et qui sera ramassé par les éboueurs ; le jetage des eaux usées dans le caniveau. Tout cela fait partie de la gestion de la saleté.
Loin de n’être qu’une forme d’hygiène et d’évitement de ce qui pourrait être pathogène, l’acte de nettoyage est un acte de création. Lutter contre le désordre (Mary Douglas, 1992), redonner une place à chaque chose dans un milieu marqué par le dénuement et le transitoire, c’est aussi se redonner une place en étant reconnu comme un être humain à part entière. Les femmes, dépourvues d’un espace domestique, créent dans l’espace public un espace privé qui est celui du groupe. Les dépôts des objets soigneusement rangés sur le muret, en marquent la limite. Leur acte de nettoyage est une affirmation du respect qu’elles ont des normes sociales de bonne convenance. C’est aussi, pour elles, une façon d’être reconnues dans ce processus de distinction sociale qu’est le nettoyage.
Les hommes participent également à ce processus à leur manière, en roulant et déroulant eux mêmes leur natte, en respectant les lieux de dépôt des objets dans l’espace collectif (leur vêtement, la nourriture, les déchets, etc.). A travers la gestion du visible, les personnes qui vivent à la rue donnent à voir leurs notions d’ordre et d’esthétisme. Les hommes comme les femmes s’attachent à éliminer les odeurs qui peuvent être de véritables instruments de discrimination sociale. Ce d’autant plus que l’odeur a un rapport direct avec leur maladie : la réputation de puanteur à cause des plaies suintantes provoquées par la lèpre. Odeur qui renvoie à cette voix vrombissante et mythique où le « lépreux » est assimilé à un être ambivalent avec une forme trouble et impropre, « objectivement dégoûtante » (Anne Bargès, 1997, 296). Or ils ont absolument besoin de faciliter le contact avec leur clientèle pour la mendicité.
Le degré d’organisation est très différent à l’intérieur de chaque groupe. Le groupe des femmes de la Maison des anciens combattants se retrouve chaque soir pour organiser leur couchage en sortant leurs cartons. Le groupe le plus organisé est celui de la poste. Ils sont allés jusqu’à installer une cuisinière dans le renfoncement d’une rue secondaire, à proximité de la maison où ils vont aux toilettes.
La conjointe d’un des hommes, elle-même atteinte par la lèpre mais n’ayant pas subi d’amputation des doigts, fait la cuisine. Elle a commencé par la faire pour sa famille (le mari et ses deux neveux). Puis rapidement le groupe lui a demandé de la faire pour l’ensemble de ses membres. Ils prennent tous ensemble le repas du jour fait par la femme vers quatorze heures après la prière.
Entre dix sept et dix neuf heures, ils font un repas sommaire composé d’un verre de lait ou du café « touba » (boisson locale faite de sortes de grosses graines de mil grillées et pilées) ou de café au lait avec du pain.
Puis le thé accompagne une nouvelle fois les derniers moments de détente et de convivialité du soir, entre vingt et vingt et une heure après la prière. Le rituel du thé appelé « attaya » joue un rôle important dans le renforcement des liens sociaux. L’eau, avec le thé vert et le sucre, est bouillie à feu doux sur un petit réchaud pendant dix à quinze minutes pour le premier thé (ou « lewel »). Cette appellation mauritanienne montre l’origine de la coutume qui met en avant une symbolique : « Le premier thé est amer comme la vie, le deuxième est fort comme l’amitié et le troisième est doux comme l’amour. »
On remet de l’eau et du sucre pour le deuxième thé, puis on rajoute la menthe. Pour le troisième thé, on rajoute de l’eau, un petit peu de thé vert et plus de sucre et de menthe. On les laisse chauffer pendant vingt minutes et plus.
Le service du thé s’accompagne de tout un rituel. Servi dans des petits verres (d’environ trois centimètres de diamètre et de huit centimètres de hauteur) à l’aide d’une théière nommée « barada », la partie liquide du thé est surmontée d’une épaisseur de mousse. Car celui qui sert le thé commence par faire de la mousse en renversant le thé d’un verre à l’autre, en montant le bras à partir du rebord jusqu’à plus de cinquante centimètres de hauteur. Ce beau geste exprime l’habileté de celui qui sert. Il remplit l’espace d’une musique harmonieuse et d’une odeur agréable.
Il faut remarquer ici que le groupe des lépreux intègre la même pratique que l’ensemble de la population. « Attaya » fait partie des rituels d’accueil des hôtes et est pratiqué autant dans les maisons que dans la rue. Différents corps de métier exerçant à l’extérieur des ateliers ou magasins, tels les mécaniciens, les menuisiers, les commerçants prennent également le thé dans la rue.
Les Sénégalais aiment tellement le thé que des petits métiers se sont développés autour de l’activité de vente. Des vendeurs ambulants, avec des pousse-pousses ou des brouettes « équipés » d’un fourneau de manière artisanale, passent dans les rues de Dakar pour proposer du café « touba » ou du thé. Celui-ci coûte vingt cinq francs. Mais ils ne vendent jamais leur thé à des « lépreux » de peur de la contamination et du risque de perte de leur clientèle.
Les parties de thé leur permettent de « tuer le temps » selon l’expression typique couramment utilisée au Sénégal. Face à l’inactivité liée au manque de travail et au désœuvrement, elles traduisent un état de malaise, surtout du côté de la jeunesse. Cependant elles gardent leur caractère communautaire d’origine et permettent ainsi au groupe des lépreux de conforter leurs interrelations.
Au niveau de la cuisine il y a un certain nombre de récipients et d’ustensiles nécessaires à la préparation et à la cuisson des aliments. Les instruments de cuisine sont rudimentaires. On y trouve le strict minimum : mortier et pilon, couteaux, écumoires, louche, cuillères en bois, casseroles, bols (le grand plat pour le repas communautaire), théière et tasses, cafetière…Comme matériaux utilisés, la plupart des ustensiles sont en bois, en plastique ou en aluminium. Les gamelles qui servent à cuire les aliments sont surtout en fer, parfois en fonte
Dans la rue, les personnes utilisent davantage de récipients en plastique que dans les maisons. Ils sont moins fragiles, moins chers, plus légers et faciles à manier. Ils présentent également moins de risques de blessure en cas de geste maladroit.
La tenue de travail
La tenue de travail des lépreux vivant à la rue donne l’impression de ne jamais être dépoussiérée ou lavée. Et pourtant c’est une tenue qui n’est pas trop sale, car elle est lavée de temps en temps, la nuit, par les femmes. Des séances de lessive sont organisées en pleine nuit, quand tout Dakar dort et que les personnes vivant à la rue se retrouvent toutes seules dehors avec les vigiles et les veilleurs.
Les techniques de lessive sont semblables à celles qui sont utilisées dans les milieux populaires. Il y a une bassine à laver, une brosse pour les tissus durs tels que les « jeans », du savon, de l’eau de javel comme détergent. Le triage se fait, les femmes séparent le linge de couleur du blanc, les soieries et tout ce qui ne peut pas aller ensemble en lessive. La technique du trempage est pratiquée. Il arrive que, la veille de la lessive, le linge soit mis à tremper dans de l’eau savonneuse et soigneusement dissimulé dans les cartons en journée.
Cette technique de trempage est bien connue et utilisée pour désinfecter le linge. On y ajoute beaucoup d’eau de javel. Le linge est soigneusement savonné et frotté. Pour l’essorage, le linge est pressé énergiquement et tordu pour en faire sortir le maximum d’eau. En cela les femmes sollicitent souvent le concours des hommes pour essorer le linge. Ces derniers doivent se laver les mains avant de toucher au tissu. Le séchage se fait la nuit sur les murs ou sur des pierres ou même sur des cartons entreposés. Quant le linge est sec il est plié sommairement et mis sous l’oreiller (ou ce qui sert d’oreiller). Ce qui remplace le repassage.
Les lépreux utilisent aussi fréquemment les services de la blanchisseuse. Celle-ci passe directement auprès des groupes et des personnes isolées pour prendre leur linge le matin et elle le leur ramène. Plus les mutilations des membres sont importantes, plus l’âge est avancé et plus cet usage est courant.
Ce qui est partiellement dissimulé lors des échanges, c’est la difficulté pour certains de trouver des blanchisseuses qui acceptent de laver leur linge. C’est pourquoi il arrive que les vêtements sales et usés soient portés le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’ils soient jetés.
5.2.3. Le crachat, figure de la vengeance et du pardon
Sembene Ousmane a choisi de faire du cinéma engagé : « On a créé des pauvres là où on a créé des riches… Un oiseau n’a pas besoin d’argent !» C’est ainsi qu’il porte son regard sur cette période historique de l’indépendance. A ce moment particulier, il reprend le rêve de Yadikone, cette figure de justicier sénégalais à la Robin des bois : le rêve d’une Afrique libre et grande où celui qui a faim ne sera pas piétiné.
C’est pourquoi il dénonce l’injustice, la corruption et la crédulité des nouveaux dirigeants africains, manipulés tels des pantins, par les pouvoirs occidentaux. Dans son film « Xala » (1975), les Européens ont plié bagage, en laissant aux postes importants une nouvelle classe de dirigeants dans ce pays africain. L'un d'eux, El Hadji, comme ses collègues de la chambre de commerce, se laisse soudoyer par les blancs. Grâce à leurs mallettes remplies de billets de banque, ils conservent une présence officieuse.
El Hadji dirige une entreprise d'importation. Il possède une Mercedes dernier cri. Chacune de ses deux épouses est installée dans une villa. Sa première épouse est traditionaliste, alors que sa deuxième est très occidentalisée. Il décide de prendre une troisième épouse qui a l'âge de sa fille. Celle-ci organise une fête somptueuse et dilapide le produit de la vente de cent tonnes de riz. Pour cela, El Hadji vole l’argent des récoltes qui devait permettre aux villageois de subsister.
Le Xala, une pratique traditionnelle et mystique. Le « xala » est une pratique traditionnelle et mystique pour provoquer l’impuissance sexuelle chez un homme. Le journaliste Khoyane Diouf (Le soleil du 28 mai 2008) souligne que, en dépit de la modernité, les Sénégalais, hommes et femmes, quel que soit leur âge, sont conscients de cette croyance et en tiennent compte. Autrefois considéré comme une « arme de guerre », il peut être utilisé pour sauvegarder une femme, pour humilier un mari par jalousie ou par vengeance, en particulier par les co-épouses. Un talisman, fait d’un fil de coton grossier auquel on rajoute des versets, peut être attaché par le père ou la mère sur la ceinture d’une fille pour la protéger d’une éventuelle grossesse. Son ami ne pourra pas avoir de rapports sexuels avec elle. De même, à l’approche de la nuit nuptiale, le futur marié a peur de rester impuissant devant son épouse, alors que le cercle des proches guette anxieusement ses performances viriles.
Car si provoquer l’impuissance est un jeu d’enfant pour les marabouts, ils gardent le pouvoir de lever le mystère sur le xala. Ils utilisent différents rites, comme celui d’enrouler un mélange de fils de coton rouge, blanc et noir sous forme de pelote dans laquelle on plante des aiguilles en ajoutant le nom de la personne ciblée. Une fois déposé sous le canari, « le sexe de l’homme sera froid comme l’est le sable mis sous le canari ». On peut aussi prendre de la cendre chaude, y ajouter des aiguilles et du fil de coton, réciter des versets en nommant la personne ciblée. Ou bien encore utiliser une hache, sur laquelle des poils de la tête du chien, le nom de la personne ciblée et des versets ont été déposés.
Sembene Ousmane donne un aperçu de ces multiples pratiques : le marabout, n’ayant pas pu toucher le chèque bancaire qu’El Hadji lui a signé, lui « remet le xala » à l’aide de son chapelet et de récitation de versets coraniques, car « ce qu’une main a ôté, elle peut le remettre ».
La puissance du crachat. « J’ai été guéri à l’aide de racines et de poudre servis par un marabout, un remède qui m’a coûté les yeux de la tête. Mais qu’importe, c’était le prix à payer pour mon honneur, ma virilité et mon ménage (Khoyane Diouf, ibid.)». Le prix à payer est effectivement de courir après les marabouts. Sembene Ousmane tourne en dérision ce dirigeant africain qui, voulant jouer à l’occidental et ayant utilisé les médicaments, n’hésite pas à détourner l’argent de l’Etat pour courir de marabout en marabout à travers tout le pays.
« Je veux redevenir homme, je veux redevenir mâle ! » s’écrie El Hadji. Prêt à faire n’importe quoi pour guérir, il se ridiculise à maintes reprises. Pendant le rite de levée de la malédiction chez le marabout du village ou lors des nuits de noces : bardé de gris-gris aux bras et à la ceinture, il rampe – lui, le haut personnage politique - en imitant le tigre sous les yeux exorbités de sa jeune épouse.
Ce contraste saisissant entre les riches et le petit peuple, Sembene Ousmane le traite autour des déchets, de la puanteur et de l’impureté de façon récurrente dans de multiples scènes :
Le « car Cerbère » des policiers est envoyé pour la rafle des mendiants. Cette rafle montre combien le groupe des mendiants est disparate. Les lépreux en font partie, aux côtés des aveugles, des handicapés moteur, et - par contrainte policière – d’un paysan pauvre qui s’est fait voler toutes les économies de son village. Les mendiants marchent dans la campagne où ils ont été abandonnés, sans leurs cannes et leurs fauteuils roulant qui ont été confisqués.
Face à l’inhumanité des hommes du pouvoir en place, davantage préoccupés de la levée du xala et de leurs intérêts privés que de la justice sociale, le groupe des mendiants offre une figure exemplaire de l’humanité et de la solidarité. Ils se portent, s’entraident, partagent le pain et le café au lait au bord de la route, échangent et se comprennent. L’un d’entre eux paye pour tous, signifiant par ce geste le système d’entraide mis en place au sein du groupe. Avec des bâtons, en se portant ou en se traînant par terre à quatre pattes sur des tongs, ils reviennent à pied vers Dakar, marchant pendant des jours et des nuits.
Les affaires tournent mal pour El Hadji : ses collègues dirigeants le désavouent, sur commande des blancs, et le remplacent par un voleur (celui qui a volé les économies confiées par le village au paysan pauvre).
Dans la chambre du commerce, El Hadji fait un discours fort, démasquant la mascarade des dirigeants africains qui détournent les biens destinés aux nécessiteux. Dans leur hypocrisie, ses anciens amis déposent leurs bulletins de vote dans un masque africain (une forme de geste sacrilège ?) afin de lui enlever son poste. El Hadji affirme que « son fétiche, c’est du vrai ».
Son entreprise mise sous scellée, ses biens confisqués, il ne lui reste qu’un tabouret et le désespoir du Xala. Les mendiants lui affirment pouvoir le guérir et El Hadji accepte.
Abandonné par deux de ses femmes, El Hadji s’est réfugié chez sa première épouse restée fidèle. Tenant dressée devant eux une tête de fétiche en bois, les mendiants marchent le long de la route, gravissent le petit chemin qui mène a la maison et s’installe chez El Hadji. Ils dévalisent le frigidaire et commencent à faire la fête.
Avec son pouvoir mystique, le leader des mendiants a remis le Xala sur El Hadji se présente : c’est le frère de son épouse qui se venge, parce que El Hadji a spolié sa famille de son héritage et l’a fait mettre en prison. La misère qu’il a connue à sa sortie de prison est telle qu’il affirme que les prisonniers sont plus heureux que les paysans, les pêcheurs et les ouvriers. Logés, soignés, nourris, ils n’ont pas d’impôts à payer. Il dénonce la société bourgeoise noire, sans scrupule, corrompue, incarnée par El Hadji.
C’est pourquoi le mendiant lui demande de se mettre nu au milieu de tous, dans le salon, sous les yeux de sa femme et de ses enfants qui pleurent de honte devant cette humiliation et ce déshonneur. El Hadji n’a plus rien à perdre, ayant perdu son honneur et sa dignité. Il ne lui reste que sa sexualité. Redevenir mâle est son seul espoir. Lorsque la police arrive pour chasser par la force cette « rébellion » des mendiants, il les protège en disant qu’ils sont ses invités.
« Neel doung » (Mets toi nu) devant tous, et chacun te crachera dessus ! ». Dans cette forme de société, le sexe est fondamental. Un dicton populaire dit : « Il vaut mieux être sexuellement bon qu’être riche » L’impuissance, c’est dramatique. Si l’homme cherche à avoir des biens, la finalité de sa vie reste de satisfaire sa condition d’homme. Cette condition est liée à un sexe qui fonctionne. C’est pourquoi le sexe joue donc un rôle central.
El Hadji s’est donc dépouillé de ses habits. C’est son tour d’être humilié par les mendiants. Son beau-frère, devenu mendiant à cause de lui puisqu’il a plongé sa famille dans l’extrême pauvreté, assume sa vengeance et lui donne des ordres. Il doit obéir et ramper devant les mendiants, exposant sa nudité.
Après avoir déposé sur sa tête la couronne que sa jeune mariée lui a rendu en cassant le mariage, les mendiants se sont mis à lui cracher dessus, de la tête aux pieds.
Ces crachats salutaires vont ainsi lever le xala, c'est-à-dire redonner à l’homme son humanité.
Quand le sujet devient objet du dégoût et des insultes
Comment expliquer cette sorte de « conscience professionnelle » que les lépreux développent envers ceux qui viennent leur donner l’aumône ?
« Des fois, ça me dégoutte » nous confiait une femme lépreuse. « Il y en a un, il a tourné le sucre sur sa tête, puis il a craché dessus et il l’a jeté à mes pieds! Je ne peux pas le manger, ni le donner à mes enfants. Je ne peux pas le jeter non plus, parce que c’est un don fait au nom de Dieu. Alors, quoi faire ? Je l’ai posé dans un buisson pour les bêtes ! »
Le lépreux focalise les inquiétudes des autres. Il dérange, il fait peur et en même temps, il attire. Dans son rôle d’intermédiaire entre le visible et l’invisible, entre l’humain et le divin, il participe au sacré. Et personne ne connaît son secret. Comme le « forgeron manchot », il porte des moignons. Soumis au feu intérieur, avec une peau tannée devenue insensible à la douleur, il est considéré comme dépositaire de la connaissance (Anne Bargès, 1997).
Dans le mythe fondateur du peuple Lébou, la foule en démence insulte Goudi, la princesse du royaume de la mer. On ne sait quelles puissances dangereuses et infernales elle est capable de déchaîner. Alors on veut la tuer et on la pousse à la mort.
La personne en situation de lèpre sociale fait partie de ce monde de l’hybride, comme Goudi. Et les insultes fusent contre elle. Plus particulièrement s’il s’agit de femmes qui mendient :
‘« Ce n’est pas bien. Les gens passent. Ils te regardent et ils te crachent dessus. Ou bien ils nous insultent… Ils disent que nous sommes malades, qu’on dort dehors et que nous sommes des pauvres. Ils disent que la maladie contamine… Ils ont peur de toucher, ils ont peur de la lèpre ! »’Le lépreux est identifié à un état, celui de « l’identité lépreuse » (Bargès, 1997). Et cette identité est assortie d’une logique de non intégration et frappée d’altérité. Son statut dévalorisé, dans une culture où il tient la place du dominé mis à l’écart, en fait un objet d’agression qui peut aller jusqu’à l’éviction de l’histoire.
Cette identité négative du lépreux s’étend sur tous les domaines de sa vie, dont sa vie privée. Le dégoût est parfois associé à cette identité « lépreuse », et cela même pour le cercle des intimes. Actant les présupposés admis par le groupe social, les familles excluent la personne malade du village. La société s’insinue donc dans les rapports intimes de la personne, jusqu’à un interdit (ou une restriction) du mariage avec les normaux. Cette restriction est d’ailleurs intériorisée par la personne. Se surajoute à elle une peur de l’utilisation de son stigmate. Car le rapport sexuel avec une personne ayant contracté la lèpre est réputé servir de moyen d’évacuer le péché. Le péché passe dans le corps de la lépreuse et l’auteur du rapport sexuel peut ainsi se purifier.67
« C’est difficile de se marier avec une personne qui n’a pas la maladie. La plupart du temps, ça finit par un divorce. C’est ce qui est arrivé à Yaya. Elle pleure beaucoup depuis. En fait, son mari l’a utilisée et l’a jetée après. Nous, on se méfie. On préfère se marier entre nous. »
En tant qu’individu stigmatisé, la personne en situation de lèpre sociale se perçoit avant tout comme un être humain. Elle n’est assimilable (et refuse d’être assimilée) ni à un type, ni à une catégorie. Elle remet en cause la normalisation des rapports sociaux.
Nous utilisons le terme « technique du corps » non comme une exposition descriptive et théorique pure et simple des techniques du corps, mais (selon Marcel Mauss) comme les façons dont les hommes, société par société, d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. Ce qui permet de procéder du concret à l'abstrait, et non pas inversement.
Comme dans le ndëpp, le malade se libère du mal en s’allongeant sur (ou contre) l’animal pour que celui-ci l’incorpore.