5.3. Rue et ethnoscape

5.3.1. Mendicité et violence de la catégorisation

  • Faire le « gorgorlou »

Dans la vie de tous les jours au Sénégal, de nombreux chefs de famille sont obligés de faire le « gorgorlou », c'est-à-dire d’utiliser la débrouillardise pour obtenir « la dépense quotidienne » afin de nourrir leur famille. Cette réalité a donné lieu à un feuilleton télévisé à la RTS (Radio Télévision Sénégalaise), qui est très regardé et qui fait beaucoup rire la population. Il est réalisé par le cinéaste Moussa Sène Absa, avec le comédien Baye Ely.

Pour les lépreux, vivre à la rue relève encore davantage de cet art de la débrouillardise, voire de la combine. Et cela dans les actes de la vie quotidienne : se laver en des lieux ou des moments où cela ne choque personne, récupérer la nourriture en passant par les portes de derrière des restaurants, faire le change de la monnaie de façon discrète, etc.

La rue est un espace public régi par des lois et des décrets rigides qui s’imposent à tout citoyen. Cela en fait un monde anonyme dans lequel chacun est tenu de se conformer à l'impersonnalité abstraite de la loi qu’il faut respecter. Les interventions des forces de police lors des « déguerpissements » musclés en marquent les règles du jeu. Pourtant, c’est dans ce terrain souvent hostile que les groupes de lépreux ont reconstruit un mode de vie « comme à la maison, un peu comme au village ». C’est en cela que la vie à la rue n’est pas le contraire de la vie à la maison. Mais plutôt une sorte de continuité.

Des relations très personnalisées se nouent entre les lépreux. Cette même cordialité et cette même chaleur humaine émergent spontanément, au rythme des moments partagés pendant des mois, des saisons et de longues années. Chacun connaît le lieu d’origine, la famille, l’histoire du compagnon de rue. Les connaissances s’entrecroisent sur fond de lignées ethniques, de territoire géographique dans lequel tel village est implanté, de voyages avec ses rencontres multiples. La cordialité s’y développe d’autant plus que les lépreux, qui ont déjà connu un premier exode de leur village natal, ont acquis la capacité à recréer des liens solides en arrivant dans les villages de reclassement.

Nous employons ici le terme de cordialité, au sens défini par François Laplantine, comme « cette capacité à réagir par le sentiment, le cœur et, peut-être plus encore par le corps, que par la tête et l'élaboration intellectuelle des émotions » (Ibid., 23)

En wolof, le mot qui exprime la cordialité est « Gueum », qui veut dire également croyance et adoration. Les lépreux que nous avons rencontré à Dakar expriment de façon quasi unanime que « ce qui fait un homme, ce n’est pas l’argent, mais c’est son cœur ». Et, pour eux, la dignité humaine est inséparable de la foi en Dieu et de l’adéquation à sa volonté : « Je fais ce qui est bien et je rends grâce à Dieu, Incha Allah ! »

Loin d’être des vagabonds, la plupart des lépreux se sont fixés et se sont stabilisés dans le mariage. Les rares qui ne le sont pas encore disent chercher une femme, une lépreuse comme eux, « sinon c’est très difficile de trouver et ça attire beaucoup d’ennuis ! » Dans la réalité contemporaine, compte tenu des représentations, ce type d’éventualité reste effectivement impensable.

Certaines femmes évoquent des relations qu’elles ont eues avec certains hommes d’un rang social plus élevé. Celles-ci se sont toujours soldées par un échec. En effet, les marabouts peuvent demander à leurs talibés – dont des hauts fonctionnaires - d’avoir des rapports sexuels avec des femmes lépreuses afin d’obtenir un surcroît de bénédictions. Les lépreuses sont alors utilisées dans cet objectif. La question de la prostitution, qui concerne notamment les mendiantes à Dakar, n’est abordée qu’à demi-mot, car elle est génératrice de honte et de discrédit, même dans le groupe d’appartenance des mendiants.

Ceux ci gardent volontiers leur coutume d’origine et fréquentent le marabout. Le marabout est à la fois le voyant, le prédicateur, le médiateur capable, avec l’aide de Dieu, d’«ouvrir les chemins» difficiles (Ibid., 24). « Wout pékhé » : il permet de trouver des solutions et d’obtenir ce que l’on désire. C’est ainsi qu’une femme peut dire : « Mon mari m’a marabouté ! » et expliquer qu’avant, elle n’aimait pas cet homme qui est devenu son mari, mais que finalement, avec la bénédiction du marabout, elle s’est mise à l’aimer.

  • Tendre la main

Erwing Goffman souligne que nous sommes toujours des acteurs amenés à jouer des rôles. Les situations de la vie quotidienne en fournissent la scène.

La quasi-totalité des lépreux revêtent leurs vieux « habits de travail ». Ils adaptent leurs horaires aux horaires des fonctionnaires et des travailleurs. C’est pourquoi, d’une certaine façon, la mendicité est une forme de travail, avec ses rythmes matinaux, ses heures de pointe, ses périodes de repos.

Une femme quadragénaire cependant fait exception à cette règle du look pauvre. En face du marché Sandaga, Avenue Lamine Guèye, elle est assise et tend la main. Or elle est « vêtue richement » (selon l’expression d’un sénégalais). Elle développe un comportement très « commercial » recherchant dans tout contact la rentabilité. Tous ceux qui s’approchent d’elle pour un autre motif que l’aumône se font recevoir : « Vous m’empêchez de demander tranquillement l’aumône. Dites ce que vous voulez et déguerpissez, car j’ai affaire ! »

La lèpre l’a touchée alors qu’elle était au lycée à seize ans. Obligée de cesser les études, elle est maintenant mariée, mère de deux filles restées au village avec la grand-mère. Elle fait partie des « intellectuels » et garde une posture dominante dans ses relations. Cette posture tranche avec sa situation de mendicité, mais aussi avec le comportement des groupes de personnes issues du milieu rural et généralement illettrées. Par son habillement, elle marque la différence avec ses pairs et affirme son statut social supérieur d’ « intellectuelle ».