La mendicité est un fait social qui traverse les sociétés et les continents. Elle prend des colorations culturelles diverses et – hormis les organisations religieuses – est toujours liée à la paupérisation d’une partie de la société.
La parole des mendiants
Dans la lignée du film Xala (1974), Aminata Sow Fall (1979) imagine une grève des mendiants à Dakar. Ce roman est une forme d’épopée dans laquelle le groupe des « boroom bàttu » 68 décide, tel un héro collectif, de poser cet acte sublime de la grève de la mendicité. Ce refus de se laisser humilier et maltraiter par une partie de la population et les forces de l’ordre révèle leur rôle indispensable dans le fonctionnement de la société sénégalaise. Renversant le traditionnel rapport de dépendance dans lequel les place la mendicité, ils amènent les riches et les dignitaires à leur faire allégeance.
Tel le théâtre épique déployé par Bertold Brecht, Aminata Sow Fall invite le lecteur-spectateur à porter un regard critique sur un spectacle, plutôt qu’à s’identifier de façon illusoire à un héros. Ce spectacle épique, qui se veut être un modèle pratique du monde réel qu’il appelle à transformer, comporte aujourd’hui beaucoup de résonnances avec la réalité sociale de Dakar et de ses rues.
Dans La grève des bàttu tout comme dans L’Opéra de quat’sous 69 , le processus de « distanciation » (« Verfremdungseffekt » ou « Effet V » tel que Berthold Brecht l’avait baptisé) est largement utilisé. Les acteurs certes incarnent les personnages. Mais surtout, ils racontent et suscitent la réflexion et le jugement, plutôt que de provoquer l'identification.
Une population diversifiée et organisée
La population des mendiants, mis en scène parAminata Sow Fall, est formée par une « multitude d'hommes et de femmes de tout âge ; des grands et des petits, des infirmes et des valides, tirant tous leur pitance de la main tendue » (Ibid., 1979, 15). Cette description d’une population hétérogène, ainsi que certains repères stratégiques dans le métier de mendicité, restent les mêmes. L’habit du mendiant doit être en adéquation avec le quartier et la population qui le fréquente. Par exemple, celui qui fait l’aumône au rond-point de la Présidence a une allure distinguée, avec un habit défraîchi.
C’est un aveugle cravaté, à col amidonné et crasseux, avec des lunettes noires à cadre doré, portant sa canne blanche et un costume éternellement bleu marine. Son hexis est adaptée à sa clientèle : il tient la tête toujours levée bien haut, mais légèrement inclinée à gauche, pour recevoir une pièce. Cette pièce, lourde de vœux, symbolise le dernier acte de charité avant l'audience avec le Président de la République. La charité ouvre les portes : cette ultime pièce est censée avoir le pouvoir d’ouvrir la porte du cœur du Président.
A Dakar, l’organisation des groupes de mendiants reste semblable70, avec les tontines et les aller – retour entre le centre ville et la banlieue pour ceux qui ont une maison ou une chambre à proximité de Dakar. C’est ainsi que Salla Niang organise la tontine quotidienne. Assise sur une chaise au seuil de sa chambre, les deux mains dans un van posé sur les genoux, elle compte l'argent.
La foule impressionnante des « boroom bàttu »71 remplit la cour de sa maison : «visages de masques aux yeux ténébreusement exorbités », « têtes moutonneuses », « membres rongés par les pustules de la gale ou rognés par la lèpre », « haillons recouvrant à peine des corps qui ont perdu depuis très longtemps le contact avec l'eau », avec des béquilles ou des cannes. Parmi les « bàttu », « d'adorables petites créatures sourient à la vie, heureux de gazouiller au rythme de pots en étain entrechoqués (Ibid., 15) ». La vie familiale est là, avec les adultes et les enfants. Après la longue journée de mendicité, tous se retrouvent autour du repas qui se prépare et des jeux des enfants. Il n’y a plus de « gana », mais un art de vivre ensemble en famille élargie.
L’aumône comme service public
Aminata Sow Fall décrit l’arrivée des mendiants, chaque matin, sur leurs points stratégiques. « Ils y sont attirés comme par un aimant, avec comme seule arme l'espoir d'échapper aux flammes des lanières grâce à la vélocité de leurs jambes ou en se cachant dans les maisons environnantes au passage des brigades (Ibid., 30). »
Les mendiants s’interrogent sur la « rage » et la méchanceté avec lesquelles ils sont traités. Car ils se considèrent comme des citoyens à part entière qui exercent un métier comme un autre. Dans la mendicité, l’acte de donner et recevoir est au centre du contrat qui lie les individus à la société. En échange du don en espèce ou en nature, les mendiants prodiguent leurs bénédictions de pauvres, leurs prières et leurs vœux.
Pourtant ils ressentent qu'ils constituent dans la société une plaie qu'il est nécessaire de cacher. C’est le sens de la colère du mendiant Nguirane. La haine, le mépris et la colère grondent dans sa voix. Devant lui, les dos des « bàttu », qui s'étaient courbés sous les feux du soleil, se sont redressés. Il affirme haut et fort que ceux qui donnent le font pour survivre et qu’ils sont peu préoccupés du sort des mendiants. « Non mes amis, ils s'en foutent. Notre faim ne les dérange pas. Ils ont besoin de donner pour survivre, et si nous n'existions pas, à qui donneraient-ils ? Comment assureraient-ils leur tranquillité d'esprit ? » (Ibid., 52).
Le geste de donner n’est fait ni pour le plaisir d'accomplir un geste désintéressé, ni pour soulager leurs infirmités ou remplacer leurs guenilles. Quand on les invitent gentiment devant des calebasses fumantes et parfumées de laax 72 , qu’on laisse tomber une pièce ou un paquet dans le creux de leur main tendue, ce n’est pas parce qu’on a songé qu’ils avaient faim ou besoin de quelque chose.
C’est parce qu’ils ont soufflé leurs vœux sur leur aumône les plus chers et les plus inimaginables sur tout ce qu'ils leur offrent. Les donateurs font la charité pour que Dieu leur accorde longue vie, prospérité et bonheur ; que le Créateur anéantisse toutes les difficultés sur leur chemin ; que le Maître des cieux et de la terre leur fasse gravir des échelons et les élève au sommet de la hiérarchie. Cette charité va leur permettre d’être protégés de Satan, des sorciers anthropophages et des mauvais sorts. Leurs maux, et ceux de leur famille, vont être chassés par le Tout-Puissant.
Dans cette relation « professionnelle » de mendicité, celui qui donne le bienfait en contrepartie du don n’est pas reconnu. Il n’est qu’un objet utilisé à des fins personnelles. Dans ce phénomène social, « on refuse aux groupes de personnes les qualités personnelles (…) qui leur avaient été attribuées du fait de l’antériorité sociale de la reconnaissance » sous « l’effet de typifications réifiantes » - ici concernant les lépreux- (Axel Honneth, 2007, 117).
De plus, le mendiant, qui a fait son travail en répandant ses bénédictions, est objet de mépris et de déconsidération de ceux qui donnent l’aumône. C’est cette ingratitude et cette non-reconnaissance qui déchaînent la colère – et le mépris en retour – de Nguirane.
Les partisans du pour ou contre la mendicité
La population dakaroise reste très partagée sur la question de la (non) présence des mendiants dans les rues de Dakar. Nous analysons ici le roman de « la grève des bàttu » de Aminata Sow Fall (1979), car la pertinence de ses descriptions montre la permanence des formes que revêt aujourd’hui encore la lèpre sociale au Sénégal.
Aminata Sow Fall aborde les opinions divergentes de la population à l’occasion de la rencontre entre Mour Ndiaye (chargé du « désencombrement humain » de la ville) et son marabout Serigne Birama qui l’attend à l’ombre du baobab, majestueux, tout en lisant le Livre saint.
Mour Ndiaye explique qu’il se bat contre les mendiants à Dakar. Serigne Birama s’en étonne, car il sait que son talibé leur donne volontiers la zakat. Mour Ndiaye se justifie en affirmant que c’est une préoccupation de toutes les autorités de la Ville, car les mendiants gênent la propreté de la Ville.
Serigne Birama en est scandalisé et lui le met en garde : « La Ville est en train de vous déshumaniser, d'endurcir vos cœurs au point que vous n'ayez plus pitié des faibles. Attention, Mour, Dieu l'a dit : il ne faut pas éconduire les pauvres. »
L’éthique religieuse et humaniste se heurte de plein fouet avec la politique de l’Etat, couplée des stratégies d’ascension sociale (et de corruption) des fonctionnaires et des hommes politiques.
Mour Ndiaye surenchérit en ajoutant que les temps ont changé. Les responsables du destin du pays se doivent de combattre tout ce qui nuit à l’essor touristique et économique du Sénégal (Op. Cit. 26). En effet les « toubabs » (européens ou américains) viennent à Dakar se reposer et chercher le bonheur. Ce tourisme rapporte des devises. C'est pourquoi des hôtels, des villages et des casinos ont été construits pour les accueillir. Mais ces touristes sont assaillis par les mendiants quand ils visitent Dakar. Or toute mauvaise propagande nuit à cette manne qu’est le tourisme. De plus « Ligééy dé mooy dëgg » (« seul le travail est vrai »), il faut chasser le fléau de la fainéantise qu’est la mendicité afin que les mendiants travaillent. C’est pourquoi sa réussite dans les opérations de désencombrement humain des mendiants de la ville lui a valu les félicitations du Président de la République.
Serigne dit qu’il n’y comprend rien, tout en demandant si effectivement « personne ne doit plus mendier là-bas ? » Les infirmes et les vieillards affamés sont oubliés. Au terme de leur rencontre, il demande à son talibé de sacrifier un beau bélier blanc, égorgé de sa propre main, d’en faire sept tas de viande qu’il donnera aux mendiants.
C’est cette croyance en la zakat qui donne un sens particulier à la mendicité et en fait un métier indispensable au fonctionnement de la société sénégalaise. Les mendiants le savent, plus que tout le monde. Victimes de la répression policière, ils sont harcelés de façon journalière. Nguirane Sarr (un mendiant) a l’impression que « ces fous là » (les policiers) s’acharnent particulièrement contre lui. Ils l’ont battu, lui ont déchiré ses habits, confisqué sa canne et cassé ses lunettes. Une balafre sanguinolente s’étend de son œil droit jusqu’à son oreille. « Ils sont mauvais ! Quand la fureur de tabasser les possède, ils sont pires que des chiens enragés (Ibid., 29). »
La peur atteint tous les mendiants qui souffrent encore davantage dans leur chair du fait des blessures causées par la répression bestiale. Celle-ci provoque la mort de certains d’entre eux, dont celle de Gorgui Diop (un mendiant). Il incarnait cette figure du sage qui sait analyser les situations critiques, protéger la communauté et prôner des attitudes non-violentes face à la répression étatique.
Alors que Nguirane Sarr préconisait de faire la guerre à ceux qui leur faisaient la guerre, Gorgui Diop suggérait la patience au lieu d'envenimer les choses. Car quand on mendie, selon lui, il faut apprendre à supporter beaucoup de choses, jusqu’aux caprices de la clientèle. Il demandait aussi à faire la distinction entre ceux qui leur donnent et ceux qui les frappent. C’est ainsi qu’il avait obtenu l’assentiment quasi général des mendiants et ramené le calme.
A l’annonce de la mort de Gorgui Diop, les mendiants sont effondrés et terrorisés. « C’en est trop, est-ce qu’on traite ainsi un être humain ? » Ils refusent de continuer à mener « une vie de chien, être poursuivi, traqué et matraqué ».
Tous ensembles, ils choisissent de « vivre en homme ». Ils font ce choix dans la lignée de l’héritage non-violent de Gorgui Diop, lui dont la raison de vivre était de mettre la gaieté dans le cœur des gens et de faire rire. Face ces hordes de « fous » qui ne connaissant plus la gaieté et qui n’ont pas épargné leur vieux sage gandhien, ils décident de rester tous ici. Ils ne feront plus de sorties en catimini, ni de courses effrénées, « finies l'angoisse et la peur ».
Les mendiants font donc grève, quoi qu’il leur en coûte, pour se faire reconnaître comme des humains à part entière. Ils savent que cet acte de résistance va générer beaucoup d’angoisse dans la population, car personne ne peut balancer ses croyances du jour au lendemain. Depuis leur plus tendre enfance on a appris aux hommes sénégalais à décharger leurs peurs, leurs appréhensions, leurs cauchemars, leurs craintes dans toutes sortes de choses (trois morceaux de sucre, une bougie, une pièce de tissu, etc.) qu'on donne aux mendiants. Une situation critique, un drame insoluble : on a coutume de prescrire une offrande comme seule voie de salut. C’est d’ailleurs pourquoi une partie de la population est partisane du maintien des mendiants dans les rues de la ville.
Photo de Martine et Aliou, Dakar, 2006
Dans le contexte socio-économique du Sénégal, la mendicité est un indicateur :
Les personnes porteuses de la lèpre sociale – victimes de la maltraitance - ont une conscience aiguë de ces multiples niveaux dans lesquels se joue leur survie. La répression du vagabondage (Collignon, 1984), loin de provoquer l’approbation générale de la population, vient heurter de plein fouet l’organisation et les croyances religieuses.
Les mendiants tendent une petite callebasse (le « battu ») pour demander l’aumône.
Cette référence nous a semblé d’autant plus importante qu’elle traite du fait social de la pauvreté à partir du regard et de la réflexion des mendiants. Son actualité et son questionnement philosophico politique explique pourquoi cet opéra est repris de siècle en siècle. Adapté à partir de L'Opéra des gueux (The Beggar's Opera, 1728) de John Gay et Johann Christoph Pepusch , L'Opéra de quat'sous(Die Dreigroschenoper, 1928 ) est une pièce de théâtre musicale écrite par le dramaturge Bertolt Brecht et le compositeur Kurt Weill . Cette pièce a donné lieu à plusieurs films depuis, dont « L'Opéra de quat'sous » de Wolfgang Staudte ( film franco-allemand, Production : C.E.C. (Paris), Kurt Ulrich-Film, 1962 ). Il met en scène une guerre des gangs à Soho , un quartier de Londres . Il s'agit d'une lutte de pouvoir et de concurrence entre deux « hommes d'affaires »: Jonathan Jeremiah Peachum - le roi des mendiants - et Macheath , un dangereux criminel dit Mackie Surineur (Mackie Messer dans le texte original). Celui-ci épouse Polly, la fille de Peachum refuse cette mésalliance. Les parents Peachum font pression sur le chef de la police de Londres et menacent de troubler les fêtes du couronnement en faisant défiler leurs mendiants. Avec l'aide de Jenny, une prostituée jalouse de Polly, Macheath est arrêté. Il s'évade. Repris, il est condamné à mort et finalement gracié par la reine, anobli et doté d'une rente à vie.
Ce n’est pas le cas en Europe où depuis le Moyen âge les mendiants étaient organisés en corporations, souvent en fonction des métiers, avec des règles et des leaderships reconnus (tel qu’en témoigne d’ailleurs l’Opéra de Quat’sous). Actuellement, les « SDF » (Sans Domicile Fixe) sont majoritairement des hommes isolés qui s’organisent autour du dispositif d’urgence sociale. Certains se retrouvent dans des groupes informels, qui durent au mieux quelques années.
Les mendiants tendent une petite calebasse (le « bàttu ») pour demander l’aumône.
Laax : pâte de mil qui se mange avec du lait caillé.