5.3.3. Du mépris social à la reconnaissance juridique

Gorée, île tragique, île fleurie magnifique. A un quart d’heure en chaloupe du port de Dakar, Gorée séduit, avec ses volées de bougainvillées blanches, rouges, jaunes ou roses, dont les fleurs volent sous le vent. Caractérisée par son architecture à l’accent provençal, l’île fleurie porte en même temps le lourd passé colonial : trois siècles durant – jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1946 - des millions d’esclaves ont embarqué vers le Nouveau Monde par la porte des enfers.

Si l’île a été découverte par les portugais en 1444, elle a été occupée par les hollandais en 1580. Ils ont changé son nom de Palma en Gorée (« goede reede » signifie « bonne rade » en hollandais). En 1677, l’île devient française (hormis une occupation anglaise de courte durée avant 1817) jusqu’en 1929 où elle est annexée à la capitale.

La maison des Esclaves fait mémoire de ces femmes, enfants et hommes assis dos au mur, avec le cou et les bras entravés dans des carcans, voire emprisonnés dans des cachots. N’ayant plus qu’une valeur commerciale, devenus un numéro matricule, ils partaient par « la porte du non-retour » jusqu’aux plantations aux Antilles.

De Gorée à Harlem, dans son film Little Sénégal, Rachid Bouchareb (2001) fait mémoire des survivances de ces blessures portées de génération en génération. Il traite le thème des racines et montre les stigmates laissés par l’esclavage. A travers leurs situations de précarité, les descendants des esclaves continuent à vivre les formes multiples de la lèpre sociale.

Ayant perdu leur identité, les esclaves prenaient le nom de leur maître blanc. Cette forme de domination coloniale engendre des situations extrêmes de lèpres sociales, qui restent particulièrement portées dans la mémoire du peuple sénégalais.

Si l’on ne peut comparer le fait social qu’a été l’esclavage avec les formes d’exclusion contemporaine, on peur discerner un certain nombre de facteurs qui se perpétuent.

De même, les lépreux insistent en disant que personne ne les appelle par leur nom dans la rue. Pour les passants, ils sont des « gana », des mendiants, que personne n’appelle par le nom. Comme les esclaves, ils sont sans identité.

Axel Honneth (2006) distingue trois formes de mépris, utilisant des métaphores pour évoquer les états de dégradation du corps humain :

Renvoyant à la maladie et à la mort, ces métaphores traduisent les effets négatifs du mépris social qui rejaillissent sur l'intégrité psychique de l'individu. De même, les êtres humains sont menacés par l'expérience de l'abaissement et de l'humiliation sociale.

Les artistes de Gorée sont particulièrement sensibles à la défense des valeurs portées par les personnes victimes de la lèpre sociale hier et aujourd’hui.

Après être passé devant la mosquée, un des plus anciens édifices musulmans sénégalais construit en pierre, on parvient à la montée vers le sommet de l’île. Celle-ci se fait sous des rangées de baobabs nains, sous lesquels se sont installés des vendeurs et artistes qui hèlent les touristes et échangent avec eux.

Tout en haut de l’île, se trouve le lieu dit du castel, là où se trouvait l’ancien fort d’Orange édifié au XVIIème siècle par les hollandais. Face au monument – mémorial de l’esclavage, un homme se tient paisiblement au bord de l’esplanade. Accroupi sur la terre, il continue à frapper avec un marteau sur une planche de bois. Ceux qui veulent viennent le voir ; les touristes pressés passent.

Gorgui, un vieux sage de l’île de Gorée, relève le regard lorsqu’on s’approche de lui. Il s’adresse à nous dans un français parfaitement académique et nous salue longuement. Puis il nous présente ses œuvres et celles de ses collègues. Il y a des peintures en batik – en particulier de gigantesques baobabs multicolores, habités d’énergies et d’êtres divers : « Ils portent dans leur mémoire l’essentiel du Sénégal, la tradition » nous dit-il. Il y a aussi des créations originales en matériaux divers récupérés. Il faut dire que l’ouvrage militaire est jonché de débris et de vieux souvenirs : des restes d’acier, des fûts de canon rouillés, des bouts de bois épars…

Sur ce terre-plein balayé par le vent, un vent qui adoucit la brûlure du soleil de l’après-midi, on ressent une atmosphère mystérieuse. Le vent couvre les bruits des pas et les paroles des visiteurs, qui deviennent bien lointains. Notre conversation avec les artistes revêt rapidement un caractère d’échange amical, sur un ton confidentiel.

Nos regards s’étendent loin, par delà la mer qui entoure l’île, vers Dakar et la Petite Côte. En contre bas, une vue panoramique sur Gorée ; toute proche en contrebas la maison des esclaves et le port.

Gorgui se met à préparer le thé et nous montre, avec son doigt, l’abri sous la terre dans lequel il s’est installé. Il y habite avec d’autres artistes qui ont investi quelques abris souterrains à proximité. Au dessus de son abri : un baobab.

Gorgui souligne qu’il crée à partir de ce qu’il récupère dans l’île de Gorée. Au pied du baobab, le matin au lever du soleil, il se laisse inspirer par le génie qui l’habite. C’est pourquoi il essaye de retransmettre l’esprit de l’île, plus précisément ce qui fait l’âme du peuple sénégalais, de la race noire qui - blessée par l’esclavage - s’est redressée, de ce qui rejoint les valeurs universelles dans toutes les civilisations.

Pour lui, les matériaux récupérés sur l’île portent l’énergie de l’esprit qui guide et maintient l’homme dans la lumière.

La fête de la tabaski a une particularité au Sénégal : chaque confrérie a son interprétation s’agissant de l’apparition lunaire et par conséquent son jour. La fête peut se dérouler sur deux à quatre jours selon les années.

A l’origine de la fête, il y a le sacrifice d’Ibrahama (Abraham). Obéissant à l’ordre de Dieu, il est monté sur la montagne pour sacrifier son fils Ismaël (Ismaël pour les musulmans, Isaac pour les judéo-chrétiens). Son geste a été arrêté par l’ange Djibril (Gabriel) qui est arrivé en apportant un bélier. C’est pourquoi cette fête revêt plusieurs dimensions :

Il est coutume de poser la main sur l’épaule de celui qui égorge (ou sur celui qui touche le sacrificateur si on ne peut pas en approcher) de telle sorte que chacun bénéficie des bienfaits du sacrifice. Par ce geste, le pardon des péchés est effectif pour la famille d’abord et pour la communauté.

La veille et les jours qui suivent, Dakar se vide. Le peuple de Dakar est un peuple d’origine rurale et chacun rentre dans son village faire la fête. Comme tout le monde, la plupart des lépreux retournent dans leur village de reclassement pour faire la fête. Il reste peu de mendiants à Dakar.

L’os du mouton de la tabaski qui compose le cou et la tête est symbole de pardon, de partage et de prière. Une pierre volcanique de Gorée est posée sur cet os, formant le visage.

Gorgui explique que le génie de l’île peut se mettre en colère et détruire complètement Gorée. Car les volcans ne sont jamais vraiment éteints. La pierre volcanique a cette force d’être passée par le feu, d’être entièrement purifiée de toute scorie et de symboliser la pureté. Chaque être humain doit également brûler tout ce qui est souillé en lui, passer par le feu et recouvrer sa pureté originelle. Sinon l’humanité risque de basculer dans le chaos. C’est pourquoi il faut pardonner, y compris les drames historiques comme celui de l’esclavage. Car la haine et la vengeance tuent le cœur de l’homme.

Au dessus de la tête, il y a le fer, un fer qui s’ouvre vers le haut. Car l’énergie de l’esprit vient d’en haut. Le fer représente aussi pour Gorgui le souvenir des fers qui entravaient les esclaves, les souffrances transcendées par l’homme mû par l’esprit. Les planches de bois, laminées par le temps, le vent et la mer parlent des maisons. Elles signifient aussi la pauvreté et le combat du peuple pour survivre dans la misère : « Se contenter de ce qu’on a, même si on est pauvre ; vivre honnêtement et dire merci à Dieu qui nous donne la vie » nous dit Gorgui.

Lui-même vit une grande partie de l’année seul, loin de sa famille, dans des conditions de vie rudes sous l’abri de Gorée. Son objectif est de nourrir et de payer des études à ses grands enfants. En même temps, il affirme être « heureux ici », car il peut prier, méditer et créer, inspiré par l’esprit de l’île, sous le regard de Dieu « Incha Allah ! ».

Pour terminer son œuvre, Gorgui rajoute qu’il a rajouté des traces noires sur le bois. Car aucune vie ne se déroule sans ombre ou compromission. Posant son regard sur l’exode des jeunes vers l’Europe, au péril de leur vie, il s’attriste. « Le matérialisme, la course à l’argent, ça ne nourrit pas l’homme… et ils y perdent nos valeurs… seuls, loin de leur famille, loin du Sénégal. »

Cette interprétation artistique de Gorgui autour de son œuvre met en exergue les traits communs qui rejoignent et traversent les situations de lèpre sociale :

La notion hégélienne de « personne totale» éclaire cette identité acquise dans la reconnaissance intersubjective de la « particularité » qu’est la lèpre sociale. (Honneth, 2002, 35). Car un lépreux ne se pose pas comme un individu dont l’identité serait fondé d’abord sur la reconnaissance intersubjective de sa capacité juridique.

Du conflit entre sujets individuels, le combat pour l'honneur s’étend à une confrontation entre communautés sociales. Les sujets agissent comme les « membres d'un tout ». Portant atteinte au droit puis à l'honneur des personnes, le criminel révèle à chaque individu que son identité particulière dépend de la communauté. Cette dépendance fait l'objet d'un savoir général qui sert de fondement à une communauté éthique.

Les lépreux, objets du mépris social, deviennent sujets agissants et demandent le respect de leurs droits sociaux au même titre que tout citoyen. Les conflits sociaux, contre lesquels se brise la vie éthique naturelle, génèrent le processus de passage à la « vie éthique absolue » qui fonde la communauté.  Les sujets s’y reconnaissent mutuellement comme des personnes à la fois dépendantes les unes des autres et cependant entièrement individualisées. Hegel parle de l'«intuition réciproque» pour désigner cette interaction sociale qui débouche sur une reconnaissance qualitative entre les membres d’une société.

Cette forme de relation sociale s’appuie sur une reconnaissance réciproque, c'est-à-dire sur des liens qui reconnaissent la différence et l’identité de l’autre, sans domination ou négation. Cette reconnaissance s’étend jusqu'au domaine affectif. Elle fournit la base communicationnelle sur laquelle les individus peuvent à nouveau être intégrés dans le cadre englobant d'une communauté éthique comme celle des lépreux.