6.1. Le conte de « la vendeuse de soleil » comme horizon

6.1.1. Une figure exemplaire de la lèpre sociale

Nous avons choisi ici d’analyser un film sénégalais parce qu’à la fois sa structure narrative est proche de celle du conte – avec la force des représentations qu’il comporte - et parce que le traitement réaliste des situations de lèpre sociale est souvent proche du documentaire.

Affiche du film
Affiche du film La petite vendeuse de soleil de Djibril Diop Mambety

(Sources : Africultures)

Le conte initiatique de « la petite vendeuse de soleil » allie la magie de l’enfance à la dure réalité du monde. Djibril Mambety Diop y évoque les limites corporelles générées par la déficience. La lèpre sociale en est accentuée, elle qui colle à la peau de la personne concernée. Celle-ci est capable d’un extraordinaire acte de résistance pour obtenir une reconnaissance sociale, d’abord à ses propres yeux, ensuite aux yeux de ceux qui la voient.

Dans le scénario, Sili, une fillette d'une dizaine d'années, souffre d’une déficience physique. Elle ne peut que se traîner par terre ou se déplacer à l'aide de béquilles. Pour aider sa grand-mère aveugle, elle mendie. Ne supportant plus cette façon de survivre, elle décide de vendre des journaux dans la rue. Et cela même si les garçons, dont la vente des journaux à la criée dans les rues de Dakar est l’apanage, la bousculent. Peu à peu, sans se laisser décourager par les brimades et les agressions, elle parvient à se faire respecter. Dans ce monde sans pitié de la rue qu'elle connaît bien, elle rencontre l'amitié partagée entre petites gens.

  • Quelques éléments d’analyse

Plusieurs grilles d'analyse de la réalité de la vie à la rue sont développées par Djibril Diop Mambety : Sur le plan spatial, Sili chemine dans plusieurs espaces qui fonctionnent comme des cercles concentriques :

  • la cité de Sili dans la banlieue,
  • la périphérie qui s’érige comme une frontière marquée par sa dangerosité (l’autoroute – avec la nécessité d’utiliser des transports en commun d’où les personnes marquées par la « lèpre sociale » sont mal acceptées - et les terrains vagues),
  • le centre ville avec les lieux de vente (les commerçants et le marché) auxquels se rajoute le port et sa friche industrielle dans l'avant dernière séquence.

Ces cercles se retrouvent pour toutes les personnes marquées par la lèpre sociale en situation de mendicité à Dakar. Que leurs familles d’origine soient en banlieue ou dans un village, le centre ville demeure le lieu de l’activité générant des revenus. Elles ont à traverser cette périphérie- frontière qui reste un obstacle à négocier.

[L’espace et les cercles différenciés investis par les personnes en situation de lèpre sociale]
[L’espace et les cercles différenciés investis par les personnes en situation de lèpre sociale]

Sur le plan des personnages, plusieurs visages – très typiques des réalités quotidiennes qui peuplent l’univers de la rue à Dakar - sont mis en scène :

  • Sili, la grand-mère et "la folle" représentent trois visages de femmes,
  • Moussa, l'homme au complet bleu, le chef de bande et Babou représentent quatre visages d'hommes.

Sur le plan de la valeur sémantique, le champ lexical de "Soleil" est particulièrement signifiant : le soleil est à la fois le nom du journal, un symbole de bonheur et Sili "rayonnante". Dans le générique à la fin du film, il y a ces phrases « Sili ensoleille la ville », « Sili rayonne de bonheur », « Sili se fait une place au soleil ». Le soleil résume le personnage de Sili.

  • Un conte « d’espérance »

Une analogie peut être faite entre « La petite vendeuse de soleil » et « La petite fille aux allumettes »73. Ce conte est un des plus émouvants chefs-d'œuvre d'Andersen. Cela se passe la veille du Jour de l'an. Une petite fille marche seule et pieds nus dans le froid et dans la neige. Elle serre contre son cœur une petite boîte d'allumettes. Pressés de rentrer chez eux préparer la fête, les passants ne lui prêtent aucune attention. La petite fille craque une première allumette, puis une autre, pour tenter de se réchauffer un peu…

Bien des éléments sont communs entre ces deux contes : la mendicité, le personnage de la grand-mère, la cruauté du monde, etc.

Là où les récits ne sont plus en similitude, c’est en ce qui concerne la posture de l’héroïne, celle-là même qui va déterminer la fin du récit. Ce sont les derniers instants d'une petite fille exclue de la société qui vont être racontés par Anderson, une petite fille qui va s'effacer jusqu'à la mort. Le merveilleux est mortifère.

Par contre, Djibril Diop Mambety met en relief le trajet vo­lontaire de Sili qui incarne une figure exemplaire de résistance face à la misère. Cette sorte de conte relève plutôt des « contes d'errances, contes d'espérance » chers à Jacques Salomé : ceux qui représentent pour lui l'essentiel de ses découvertes et de ses enthousiasmes (1997). Il se situe dans la lignée des contes pour rire et pleurer, des contes à grandir et à (s’)aimer. Selon lui, ces contes permettent d’entendre -au-delà des maux- le silence des mots. Ils dévoilent la part d'ombre et de secret qui habite nos histoires visibles. A travers eux, on entend l'indicible et on se réconcilie avec notre passé et notre histoire. Leurs mots sont comme des coups qui viennent frapper le tambour de l'imaginaire.

  • En Afrique, le conte a une place de choix.

La parole traditionnelle peut être proférée par des professionnels ou des non professionnels (enseignant, parents, anciens, etc.). Elle peut aussi être portée par les cinéastes, les musiciens et les chanteurs. Cependant les principaux détenteurs de la parole en Afrique sont les griots ; eux qui font oeuvre de généalogistes, d’historiens et de conteurs de la sagesse ancestrale.

Les fonctions du conte dans la société sont multiples, que ce soit dans les domaines de l’initiation, de l’éducation, ou simplement de la distraction. Comme miroir de la société, il souligne les mentalités, il valorise les comportements et révèle les croyances.

Les personnages du conte de Djibril Diop Mambety sont des humains du milieu populaire, mis à part un commerçant et les policiers.  Il n’y a pas de mise en scène d’animaux (si ce n’est celui du chat mort – le chat totem - sur la chaussée) ni d’êtres surnaturels (monstre ou génie). Les allégories sont très présentes, telles l’amour, la bonté, l’amitié, la justice, la vaillance et la mort. Il n’y a de mélange ni dans les catégories de personnages, ni dans les relations de parenté (où l’on peut trouver une alliance entre un homme et une araignée, ou un fils lièvre né d’une femme par exemple).

Nous rejoignons Ferdinand N’Sougan Agblemagnon (1984) lorsqu’il affirme que les éléments culturels oraux (contes, chants, proverbes, etc.) sont certes un reflet de la société traditionnelle. Mais ils servent aussi à expliquer les mouvements et les comportements sociaux actuels. Il s’appuie sur un conte des éYé du Togo qui met en valeur un conflit au sein de la communauté.

De même, dans son conte, Djibril Diop Mambety développe le thème central de la lèpre sociale, posant le problème de la place des personnes atteintes de déficience dans la société sénégalaise actuelle. Il le fait en utilisant la figure de l’enfant –et de plus celle d’une petite fille- comme figure d’innocence et de fragilité. Ce qui renvoie à la réflexion / responsabilité de la génération des parents, aux niveaux individuel, communautaire et étatique.

  • la « parole huilée » du conte

Quelle définition donner à un conte ? Pour Geneviève Griaule, le conte est comme un " genre narratif en prose ". S’il est une fiction, il relate des événements imaginaires, dans des temps lointains et hors du temps. Mais certains contes cherchent à raconter la réalité. C’est le cas de Djibril Diop Mambety qui s’appuie sur des événements arrivés dans la ville, avec des personnes réelles rencontrées dans les rues de Dakar (et qui servent de composition à son héroïne).

Si les contes sont inventés, ils racontent une part de l’histoire vraie, celle qui est principalement portée par les mythes, celle que Geneviève Calame Griaule (2002) appelle " parole vraie ". Elle appelle " parole du monde " le conte initiatique, avec les rituels qui accompagnent l'initiation, chez les Dogon.

Or, en ce qui concerne les contes, les fables et les mythes, la frontière entre les différents genres de la littérature orale reste poreuse. C’est pourquoi la structure du conte suit des lois précises et invariables, avec des personnages d’une certaine nature, un schéma ritualisé et des expressions archaïques prouvant l’origine religieuse du conte. C’est ce que souligne Ferdinand N’Sougan, le conte vient de " Fetome ", le lieu des Origines ou les dieux et les hommes sont nés, selon les eYe.74 Le film de la petite vendeuse de soleil se termine selon la formule consacrée aux contes sénégalais : « Ainsi le conte se jeta dans la mer. Le premier qui le respire ira au paradis ».

Dans sa démarche ethnolinguistique, Geneviève Calame Griaule offre une véritable initiation à l'oralité et au conte. Ayant accompagné son père Marcel Griaule dès 1946 chez les Dogon du Mali, elle a étudié les relations entre langage, culture et société, se spécialisant dans la littérature orale africaine.

Rappelant la place prépondérante de la parole dans la mythologie Dogon, elle en décrit le fonctionnement dans la société. La parole est fabriquée par le corps à partir des quatre éléments : l'eau, l'air, la terre, le feu, auxquels se rajoutent l'huile, le sel et le miel. Elle est incorporée dans le mécanisme du corps humain. Tissée dans la bouche, donnée à l’interlocuteur qui la digère, elle réagit en fonction des ingrédients rassemblés.

C’est pourquoi la palabre est le fondement de la vie sociale. Le dialogue garantit la survie de l'espèce. Essentielle à la transmission et à l'éducation des jeunes vers la vie adulte, la littérature orale – et en particulier le conte - est une expression de la bonne parole, de la "parole huilée ". Abordant des questions universelles (la vie et la mort, la sexualité, les relations entre générations, etc.), elle développe des thèmes et des schémas qui sont d’ailleurs communs à bien d'autres cultures.

Cette « parole huilée » ressort du film « la petite vendeuse de soleil ». Le nom du film exprime la lumière du conte et le rôle d’émanation de cette lumière qui est imparti à la petite vendeuse tout au long du scénario.

Notes