6.1.2. L’initié-enfant et soutien de famille

  • Quand l’enfant initié devient soutien du lépreux
    • L’enfant initié

Tout événement s'inscrit dans le cœur de l’enfant comme dans une cire vierge. Car il est entraîné à observer, à regarder, à écouter et à obéir. Dans Amkoullel, l'enfant Peul, Amadou Hampâté Bâ (1980) - ce penseur et conteur du Mali qui a repris à son compte les traditions d'oralité de son pays - a cherché à transmettre le processus d’initiation de l’enfant et de l’adolescent. Ce processus qui a formé son esprit et forgé sa personnalité.

Reconnu à la fois comme un sage, un savant et un spirituel, il raconte son enfance, évoquant la savane ouest africaine, la brousse asséchée par le soleil, bouleversée par les tornades, sillonnée par le fleuve Niger. Au début du XXème siècle, le royaume de Bandiagara était régi par un Islam sévère. L'auteur y a grandi dans le respect de deux principes fondamentaux : le respect maternel et l'honneur. Si l’enfant pouvait désobéir à son père, il ne le pouvait jamais vis-à-vis de sa mère.

Dans ce livre – Mémoire, Amadou Hampâté Bâ porte le surnom d'Amkoullel et il raconte comment il s'initiait aux traditions ancestrales des peuls. Il fréquentait l'école française en même temps que l’école coranique. Pendant que beaucoup partaient pour la première guerre mondiale, lui continuait à courir la savane. Découvrant le colonialisme, il n’a cessé de chercher à recueillir les richesses d'une civilisation orale en pleine mutation.

Dressant un tableau de mœurs et une fresque historique, racontant ses aventures dans une langue savoureuse, il dépeint les richesses, les couleurs et la vie du grand récit oral africain. Celui-ci est rempli de sagesse, d'humour, de tolérance et d'humanité.
C’est dans cette lignée de l’initiation africaine que le cinéaste Djibril Diop Mambety situe Sili. Les rites d’initiation traditionnels, tels qu’ils étaient pratiqués collectivement dans les villages, prennent des formes modernes dans les villes et les banlieues. Les mêmes valeurs de respect des anciens et d’attachement à l’honneur perdurent, avec une connotation moderne et urbaine. Dans un monde marqué par la misère dans lequel le vol, la corruption ou la prostitution sont monnaie courante, Sili décide de sortir de la mendicité en travaillant. Avec sa déficience, discriminée du fait de son appartenance au genre féminin, pleine d’amour filial, elle développe toute son énergie pour soutenir sa grand-mère aveugle et vivre dans la dignité. Elle est une figure d’autant plus emblématique qu’en tant qu’enfant soutien de famille (confiée selon la tradition à la grand-mère pour la guider et la soutenir en sa vieillesse) et jeune fille, elle représente le courage, l’honneur et la pureté lumineuse.

  • L’enfant , « soutien du lépreux»

Dans la culture sénégalaise, quand une femme en âge de procréer n’arrive pas à faire d’enfants, les frères ou les sœurs lui donnent une fille ou un fils. Elle en fait sa fille ou son fils. Il ou elle l’appelle « Maman » et son mari « Papa ». Aux yeux de tous, il ou elle est son fils ou sa fille.

Fille-soutien de lépreux, Dakar
Fille-soutien de lépreux, Dakar

Photo de martine et Aliou, 2005

Dans la situation particulière d’Aïda, cette femme quadragénaire d’origine sérère, son frère lui a donné son enfant. Sa fille l’accompagne maintenant dans toutes ses activités et partout où elle va. Elle lui fait la cuisine et mendie avec elle. Elle dort également dehors avec le groupe des femmes, à l’intérieur de la case en carton, sous un arbre.

Lorsque nous avons demandé l’âge de la jeune à la Maman, elle nous a donné des réponses très approximatives : seize puis douze ans. Les personnes d’origine rurale, généralement illettrées, n’ont pas la même perception du temps que nous. La petite est née « l’année des fortes pluies ». Leurs repères spatio-temporels sont autres.

En tant que jeune fille, bientôt jeune femme, elle est exposée à tous les dangers dans la rue. C’est en particulier la porte ouverte au viol et à la prostitution. Une majorité de jeunes de la rue et des enfants de mendiants connaissent cette réalité.

Son père naturel peut-il ré-intervenir au cas où la situation se dégrade ? Oui, mais il faudrait une situation dramatique, car, dans la tradition, cela ne se fait pas. Ce serait très mal perçu dans l’environnement parce que la « maman » souffre de la maladie. Il y a là une triple discrimination positive : du fait de la lèpre, de la stérilité et du veuvage.

Aïda incarne l’autorité auprès de sa fille. Elle en a besoin pour vivre et l’assister dans ses besoins quotidiens du fait de sa déficience motrice (amputations des doigts, atteinte des yeux, etc.). Mais aussi pour des raisons économiques. Leur objectif est de cumuler le plus d’argent possible pour retourner au village de reclassement et s’y reposer pendant plusieurs mois, tant qu’elles auront encore des économies.

Quelles perspectives d’avenir pour l’enfant ? Quand la jeune femme aura 18 ou 20 ans, elle sera en âge de se marier. C’est la Maman qui fera le choix du mari. C’est aussi elle qui négociera la dote. Le prix sera d’autant plus intéressant que la jeune femme est en parfaite santé, valide, belle et jeune. Elle pourra avoir un mari sain ou « malade guéri », ayant elle-même dépassé les appréhensions liées au contact avec les lépreux du fait de sa vie quotidienne au village de reclassement.

Dans la situation précaire dans laquelle se trouve Aïda, l’aspect physiologique est déterminant. Le mari devra s’occuper de la famille de sa femme. Le jeune couple devra rester chez elle pendant plusieurs années, le temps que la situation économique se stabilise. Quand le couple quittera le foyer parental, il gardera une obligation morale d’aider les parents. La fille demandera à son mari de soutenir sa maman. Il faut remarquer qu’en général, le choix du conjoint ne se fait jamais loin. Il se fait fréquemment dans le même village. La fille peut donc passer tous les jours ou tous les deux jours pour veiller sur la maman.

Nous faisons ici mention de la « lèpre sociale ». Le responsable de la DAHW attirait notre attention sur un nouveau phénomène : les lépreux viennent mendier à Dakar et ramènent de l’argent. Elles gagnent souvent plus que ce que les autres membres de la famille arrivent à rapporter avec leurs activités manuelles, maraîchères ou les produits de la pêche. Les parents, de milieu rural, ne voient pas l’intérêt d’envoyer leurs enfants à l’école. Car celle-ci est faite pour les riches et il leur paraît improbable que leurs enfants puissent réussir. Du coup, les enfants font de temps à autre une activité. Mais ils attendent souvent passivement le produit de la mendicité ou de l’assistanat au sein du village de reclassement.

De plus, les lépreux qui mendient à Dakar ont l’expérience des jeunes talibés qui galèrent dans les rues. C ‘est pourquoi ils choisissent de ne pas placer leurs propres enfants en école coranique. La plupart des enfants, condamnés à l’illettrisme et à la stagnation dans des statuts sociaux dévalorisés au village de reclassement social, viennent de temps en temps avec eux pour mendier à Dakar. Mais rarement, car ils ont honte de la proximité de leur parent malade et de tendre la main. Il y a là une inversion de la situation : le jeune adulte devrait assumer la charge de ses « anciens ». Dans la réalité sociologique actuelle, bon nombre de personnes âgées exercent une activité pour aider leurs enfants et petits enfants. C’est particulièrement le cas des adultes lépreux, car leurs stigmates permettent une meilleure rentabilité par la mendicité.