6.2.1. Patriarche et groupes de terroir d’origine

Le patriarche

La situation de chaque lépreux dépend du lien qu’il entretient avec le groupe des lépreux, et en particulier avec la hiérarchie.

Les groupes ont tous une hiérarchisation sociale. Lorsque « l’ancien » arrive, tous les regards se portent sur lui et on se lève pour le saluer : « Assalamou alleykoum ! Assalamou alleykoum ! Anawakeurgue ? Allamdullila ! »   (Bonjour ! Comment ça va ? Dieu merci !)

[Visage de patriarche en situation de lèpre sociale]
[Visage de patriarche en situation de lèpre sociale]

Le patriarche du groupe de la poste a été choisi par les lépreux parce que c’est un ancien malade, membre fondateur d’un village de reclassement social. Il est allé un peu à l’école « mais ça n’a pas duré ». C’est lui qui représente le groupe, qui informe, qui explique et qui défend les intérêts.

Il conçoit son rôle comme un service dans lequel il exerce une fonction de veille pour contenter chacun, pour régler les quelques différents qui peuvent se poser, « bref, d’être à la hauteur pour pouvoir les diriger ! » Il nous explique qu’il y a plusieurs groupes, dont celui de la poste. Il nous présente tout de suite les désirs de projet des uns et des autres pour sortir de la mendicité :

‘« Pour pouvoir les aider, ceux du Koutal, il faudrait des charrettes et des ânes ; ceux de Mbour, il leur faudrait des pirogues pour pêcher ; ceux de Peycouck, près de Thiès, des charrettes ou des boutiques… Lui, (dit il en désignant un vieil homme assis, adossé à un mur) il est très vieux. Il ne peut rien faire. Ce qui est mieux pour lui, c’est une boutique. »’

Il reprend ainsi le désir le plus cher des membres du groupe : travailler et pouvoir retourner au village, et y vivre avec leur famille. Car ils y ont tous laissé leur famille et, pour ceux qui sont mariés, leur femme ou leur mari.

Au moment où le patriarche nous expliquait cela, un immense brouhaha s’est élevé dans le groupe. Chacun essaie de se rapprocher au plus près de nous pour présenter son projet et ses besoins personnels en nous détaillant les coûts de leurs projets. Nous avons fait l’addition : cela représente plusieurs centaines de millions de francs CFA.

Le deuxième souci majeur exprimé par la majorité, et porté par le patriarche, c’est la construction en dur de la maison sur leur terrain au village. Le projet professionnel le plus porteur semble être la boutique : « Une construction de maison coûte quatre cent mille francs CFA. Pour une boutique, il faudrait cinq cent mille francs CFA pour le démarrage. »

Vient ensuite la question des dépenses de santé. Le patriarche souligne que les médicaments et la visite à l’hôpital de Fann sont gratuits. Mais, compte tenu du retrait des aides de certaines ONG internationales, il faut payer la consultation (mille francs), l’hospitalisation (vingt mille francs), certains médicaments et même les chaussures orthopédiques.

Le patriarche joue un rôle clé dans la représentation du groupe, dans son organisation et dans le règlement des conflits. Or la dynamique globale de chaque membre est fondée d’abord sur la satisfaction de ses intérêts personnels et familiaux. Car, quand un donateur confie vingt mille francs CFA au trésorier du groupe, cela ne fait que cinq cent francs CFA par personne… de quoi se nourrir seulement. C’est pourquoi, chaque membre s’implique dans ce système de solidarité interne au groupe, tout en conservant (pour certains) une certaine marge de manœuvre personnelle.

Les groupes de lépreux font l’expérience d’un métissage très développé : ses membres sont issus d’ethnies diverses, voire d’autres pays de l’Afrique occidentale. Ils ne font pas de clivage en fonction de leurs origines de villages de reclassement différents. Ils ne se définissent pas autour du découpage ethnique ou de l’ancestralité. Ils sont dans ces logiques métisses, telles que Jean-Loup Amselle les décrit dans les communautés marchandes de l’Ouest africain (1985 et 2008). La lèpre sociale génère une culture métisse qui – tel un système de transformation - est mise en oeuvre dans les stratégies de survie.

La force de l’organisation collective des lépreux tient de cette capacité dont Clifford Geertz parlait à propos du système nisba : celle de « créer un cadre à l'intérieur duquel les personnes peuvent être identifiées en termes de traits caractéristiques supposés immanents (façon de parler, sang, religion, provenance, et le reste) — et cependant minimiser l'impact de ces caractéristiques en déterminant les relations pratiques entre de telles personnes sur le marché… (1992, 87).

Le processus d’interaction fait que la catégorisation n’est pas réductible à un contenu autonome. Au contraire, elle prend un sens de position, d'emplacement sur la mosaïque générale. Dans cette mosaïque, la confiance est au cœur, avec le pragmatisme, l’adaptabilité, l’opportunisme dans les relations avec les autres : être baobab parmi les baobabs, lion parmi les lions. Mis à part le caractère d'urgence de la procréation et de la prière, la personnalité n'est jamais en danger, seules ses coordonnées sont affirmées.

Les groupes de terroir

Les lépreux sont en général issus du milieu rural. Ils viennent des villages géographiquement situés dans une région marquée par une coloration ethnique. Lorsque ces personnes arrivent au village de reclassement social le plus proche, le regroupement ethnique s’effectue naturellement et, imprégnés d’une même culture, ils initient de nouveaux codes sociaux et moraux. Ils font valoir leur dimension sociale et normative de sujets au sein de contextes et de conditions de vie divers.

Nous reprenons ici l’expérience et les réflexions d’un groupe de sept femmes et deux enfants qui mendient à Dakar. Elles sont originaires du même village de reclassement vers Fatick. Elles se sont toutes retrouvées au sein du village et elles sont toutes de l’ethnie sérère.

Leur itinéraire est semblable. Lorsque la maladie s’est déclarée, elles n’ont pas été exclues du village. Mais elles devaient garder la chambre toute la journée. Elles n’en sortaient que pour faire leurs besoins. Elles ne pouvaient pas participer aux cérémonies. On leur prélevait la nourriture sur le plat commun et elles étaient obligées de manger seules dans la chambre.

‘« C’est l’Afrique. Les gens utilisent le même canari pour boire. On nous faisait boire dans un pot à part. Franchement, c’est une vie où on a tout le temps mal au cœur. On souffre et c’est ça qui nous a motivé à partir pour rejoindre le village des malades. »’

Elles n’ont pas été rejetées par leur famille. Mais parce qu’elles avaient « honte » et qu’elles étaient « dépendantes ». Elles ont quitté leurs familles, leurs maris, leurs enfants, leurs villages. La situation était devenue trop « intenable »  C’est ce qui les a poussé à rejoindre « le village des malades ».

Au village de reclassement social, elles ont recommencé à vivre. Surtout, elles ont retrouvé « une certaine joie de vivre » en vivant avec des « gens qui ont la même maladie. » Elles ont « moins de honte ». Elles retrouvent « la solidarité » et elles participent à nouveau aux cérémonies.

Il est vingt deux heures. La doyenne du groupe, une femme de soixante ans qui en paraît quatre vingt, s’est assise sur le rebord de la vitrine. Elle est fatiguée et amputée de tous ses doigts de mains et de pieds, hormis la moitié de son index droit. Elle a mal aux yeux, car elle n’a pas pu acheter de collyre, faute de moyens financiers. Ses yeux sont gonflés et rouges, avec des paupières inférieures qui ne parviennent plus à protéger le globe oculaire. Elle raconte sa maladie : « D’abord, des boutons sont apparus au niveau des pieds et des mains. Ca a fait des plaies et la chair est tombée. Puis l’os va finir par pourrir et tomber. Après, on reste très fatigable.»

Les femmes l’ont peu à peu rejointe, avec une petite de deux ans et une jeune fille de douze ans. La petite court dans tous les sens autour de la grand mère. Sa maman, atteinte par la lèpre, est décédée au village suite à l’accouchement. La petite a été confiée à sa grand-mère. La jeune fille est là pour s’occuper de sa tante (devenue sa « mère ») « sinon sa vie serait trop pénible pour elle » : C’est un des systèmes africains de solidarité pour les membres de la famille âgés, seuls ou malades.

Toutes les femmes se tournent vers la « doyenne ». Elle incarne l’autorité et elle est acceptée par toutes les femmes du groupe. Les femmes interviennent dans la conversation. Au bout d’une demi-heure à discuter debout sur le trottoir, certaines femmes commencent à perdre l’équilibre, en particulier celle qui porte une espèce de prothèse cylindrique en cuir sur ses deux jambes. On a alors cherché à s’asseoir, les unes sur le rebord de la maison des anciens combattants, les autres devant sur des cartons avec Martine par terre près d’elles, alors qu’Aliou restait debout. Puis la parole est redonnée à l’ancienne. Il émane du groupe toute une joie de vivre. Lorsque la conversation tourne autour des cérémonies, les visages s’éclairent. Quelques femmes frappent dans les mains et esquissent quelques pas de danse : « Quand on sent qu’on va retourner au village, c’est la joie ! On est toutes ensemble. On joue du tam-tam et on chante ! On est très heureuses au village ! »

Il se fait tard. Deux ou trois femmes s’éloignent pour aller décrocher des cartons attachés dans les branches les plus basses d’un arbre, au milieu du trottoir. Pendant que nous parlons, elles commencent à poser les cartons par terre. Puis à bâtir une sorte de cabane à ciel ouvert, en reliant les cartons les uns aux autres avec des ficelles. Cela forme une case d’un bon mètre de hauteur avec une largeur de quatre vingt centimètres sur le trottoir. Toutes les femmes se blottiront dedans pour passer la nuit. Certaines, visiblement épuisées, s’allongent déjà pour se reposer. A commencer par une petite femme d’une cinquantaine d’années qui claudique et porte des chaussures orthopédiques avec des talons de plus de dix centimètres. La cabane en carton semble avoir une capacité d’une douzaine de personnes, serrées les unes contre les autres pour avoir moins froid. C’est une des techniques du corps qui différencie les genres.

Sur le trottoir en face, des hommes sont allongés sur des cartons posés à même le sol ; très espacés les uns des autres (plus de dix mètres). L’un fume une cigarette. A côté de lui, une jeune femme continue à vendre des cacahuètes aux rares passants, ses deux enfants en bas âge à côté d’elle. Le balayeur nettoie la rue, avec un balai takhaw. Ce balai « debout », qui était utilisé par les français, s’est popularisé, en particulier pour nettoyer l’espace public. Mais, à l’intérieur des maisons, les femmes continuent à manier le balai seugueu, ce qui veut dire « à moitié plié », car elles sont courbées en deux pour balayer. Les lépreuses dans la rue n’ont pas de balais. Elles se contentent de prendre un chiffon pour enlever la poussière ou pousser quelques détritus. Dans la rue, un taxi passe doucement, en ralentissant quand il y a du monde. Il cherche le client.

La doyenne continue à raconter comment les femmes ont reçu des parcelles et refondé une famille. Elles ont travaillé aux champs jusqu’à ce que les mutilations rendent le travail impossible. Maintenant, elles choisissent de venir passer un mois à Dakar ensemble pour gagner de l’argent et pouvoir survivre. Puis elles retournent au village pour se reposer et reprendre des forces. Car la vie dans la rue est très dure. Elles sont obligées de faire des aller et retour entre la ville et le village deux fois par an pour nourrir la famille.

Elles restent toujours toutes ensembles : pour faire les aller et retours au village (sauf exception), mais aussi dans la rue, surtout pour dormir. « Nous ne vivons pas en dehors du groupe. C’est pour nous protéger. C’est aussi par solidarité. Ca ne nous viendrait pas à l’idée de nous détacher du groupe ! »

Il y a dans ce groupe de femmes une solidarité exceptionnelle : est-ce parce qu’elles ne sont que des femmes et qu’elles sont particulièrement vulnérables ? Ou parce qu’elles sont de la même ethnie et du même village ? Ou parce qu’elles ont le même itinéraire et qu’elles ont retrouvé la joie de vivre ensemble après des années de frustrations dans leurs villages d’origine ?

Pourtant, elles font l’objet de rackets, de vols (parfois avec violence) mais rarement de viol. La doyenne raconte qu’une nuit un jeune s’est faufilé entre leurs cartons et leur a pris le peu qu’elles avaient dans leurs affaires. Une fois, pendant le mois de ramadan, elle s’est fait voler cinquante mille francs CFA. Lorsqu’on leur donne quelque chose, elles n’ont pas de lieu où l’entreposer. C’est comme cela qu’on leur a donné un matelas pour que les petites filles qui sont avec elles ne dorment pas par terre, mais elles n’ont pas réussi à le garder. Elles l’avaient pourtant attaché en haut de l’arbre, mais il a été volé, tout comme les cartons qui leur servent de cabane la nuit. Régulièrement, elles se les font prendre en leur absence. Elles sont obligées de vendre le sucre ou le riz qu’on leur donne aux petits revendeurs parce que cela leur est impossible de garder autre chose que l’argent.

Pour Hegel, le conflit social commence par le vol. La réaction de défense qu’a la personne – en tant que victime - constitue la première série d’actes qu’il désigne comme « lutte » (Axel Honneth, 2002, 32). La victime défend l’intégrité de sa personne, tandis que le criminel ne satisfait que son intérêt personnel. C’est pourquoi le conflit social se termine par l’assujettissement du criminel. Ce qui succède au conflit, c’est la lutte pour l’honneur qui constitue le dernier degré de la négation. En effet, l’atteinte à l’intégrité de la personne relève de l’opposition intersubjective qui dépasse la lésion d’un droit individuel.

Lésées dans leurs personnes, les lépreuses doivent se charger de préserver elles-mêmes leurs droits, surtout parce qu’elles ne trouvent pas le renfort d’une autorité étatique. Elles sont d’autant plus menacées par le vol qu’elles sont extrêmement vulnérables. Les femmes lépreuses portent la tenue traditionnelle de la femme sénégalaise pauvre, mais leurs habits sont très usés. Malgré cela, leur allure est digne, avec une certaine coquetterie. Elles arborent des boucles d’oreilles et des colliers, avec des bracelets également. Elles ne font ressentir ni tristesse, ni pitié, car leur façon d’être ensemble respire l’attention mutuelle et la joie de vivre. On sent une grande capacité à communiquer. Leur interaction avec les chercheurs répond aux règles culturelles communes : elles s’adressent directement à Martine pour parler de leur vie de femme à femme, et regardent Aliou quand il fait la traduction. Elles lui répondent directement quand il les interroge ou qu’il les taquine selon la coutume du cousinage entre wolofs et sérères. Les rires fusent. De même lorsque Martine leur demande quelle est l’origine des Sérères : « Les Sérères sont originaires du Sénégal ! Comme toi, française, tu es originaire de France ! »

Quand il y a un événement heureux ou malheureux dans leur village d’origine, la plupart du temps elles sont informées et elles y vont. Elles y restent quelques jours.

La mendicité, elles la ressentent comme une activité indispensable à la survie de leur famille. Comme personne ne les aide au niveau financier et que l’agriculture ne rapporte plus suffisamment, elles se sentent « obligées de venir mendier et survivre comme ça dans la rue ». Elles n’en ressentent aucune honte et elles ne sont pas déconsidérées par les gens de leur village. Au contraire, elles assurent leur rôle de mère, épouse ou/et chef de famille. Les enfants et les conjoints sont restés au village et les attendent. Elles ont leurs circuits et des rythmes tout au long de la journée. C’est ainsi qu’elles se retrouvent à la Maison des Anciens combattants le soir et à treize heures pour manger ensemble, chacune apportant les restes qu’elles ont demandés aux restaurants. Pendant la journée, elles se dispersent dans les différents coins de Dakar.

Le groupe est très solidaire. C’est la doyenne qui reçoit l’argent que nous leur donnons et elle le redistribue à chaque membre du groupe. Aliou avait essayé de partager l’argent en favorisant la doyenne pour qu’elle puisse acheter le collyre. C’est la doyenne elle même qui l’a arrêté en disant : « Non, non ! Nous sommes en famille ! On va le partager équitablement à tout le groupe ! On est toutes ensemble !»

Elles nous remercient très chaleureusement et nous invitent dans leur village. Elles nous demandent de les prévenir de manière à ce qu’elles puissent nous accueillir convenablement selon les règles de l’hospitalité La petite vient voir Martine et la touche avec un grand sourire en l’appelant « Maman Martine ». S’ensuivent de larges sourires et des poignées de main pour se dire « au revoir ».

Le groupe ethnique des lépreuses s’est construit sur des identités collectives cohésives. Il se comporte selon les normes sociales des « normaux ». Les règles de l’hospitalité sont particulièrement signifiantes dans ce contexte nocturne de la rue.