6.2.2. Corps de lépreux et occupation de l’espace public

La rencontre du visage, c’est la véritable rencontre d’autrui. Le connaître dans son histoire, dans son milieu social, dans ses habitudes, le comprendre, c’est le reconnaître dans sa radicale singularité. Cette rencontre est d’emblée éthique. Emmanuel Lévinas (1982) parle du visage comme l’expression d’un appel. Derrière la contenance qu’il se donne, il est l’expression de la nudité et de la misère d’autrui. Loin d’être un objet du photographe, il est un impératif donné à notre responsabilité.

[Groupe d’hommes lépreux à la fin d’une après-midi de mendicité]
[Groupe d’hommes lépreux à la fin d’une après-midi de mendicité]

Dans l’espace investi par le grand groupe des lépreux, des nattes sont juxtaposées les unes aux autres sur le trottoir. Elles sont en plastique pour la plupart. Leurs dimensions varient : certaines font deux mètres carré (un mètre sur deux), d’autres six à huit mètres carré (deux mètres sur trois à quatre mètres). Il y a également quelques « sidiada », ces petites nattes en paille qu’on utilise fréquemment pour la prière. Car elles sont plus légères, plus maniables et plus pratiques que les peaux de chèvre ou de mouton couramment utilisées dans les lieux de culte ou les maisons.

Ces nattes sont en général roulées pendant la journée de façon à ne pas occuper tout le trottoir et laisser les gens passer. De même, les cartons, de toutes tailles, sont rangés, accolés les uns aux autres et attachés aux barreaux au dessus du petit muret tout au long du trottoir. Ils sont posés à même le sol pendant la nuit, les nattes dessus. Certains, plus larges, servent à faire des cloisons, délimitant ainsi un espace privé pour les couples. Quelques hommes âgés positionnent leur natte de façon à se réveiller face à l’est quand ils se lèvent. Ils respectent un précepte de l’Islam : le musulman est orienté pour la prière dès son éveil. Même si les hommes dorment généralement sur le côté, toutes les postures sont possibles pour dormir.

Pendant la journée, ceux qui sont fatigués viennent se reposer sur les nattes. Les hommes s’y assoient, les jambes posées devant eux ; soit pliées, soit tendues. Les femmes également. Elles ont rarement les jambes repliées sous elles, comme cela se fait couramment au Sénégal. C’est une question de circulation du sang dans les membres inférieurs fragilisés par la maladie. Certains, assis sur le trottoir, ont les pieds posés dans le caniveau (à sec à cette époque de l’année).

Une jeune fille de sept à huit ans, non atteinte par la maladie, vient se coucher sur la natte. Elle s’allonge sur le côté droit, en position du fœtus, les genoux et les bras repliés, sa tête sur des habits qui servent d’oreiller.

A côté d’elle, un homme jeune, d’environ un mètre quatre vingt et cent kilos. Il porte un pantalon de sport bleu clair, avec une sorte de genouillère en tissu rose sur sa jambe droite. Il est assis, la jambe droite surélevée et posée sur son genou gauche. Il semble soulager la douleur ou la fatigue qu’il ressent dans sa jambe de cette manière. Sa chemise à manche longue est retroussée et à moitié ouverte. Adossé au muret, la tête relevée, il tient une cigarette allumée dans sa main droite et fume. C’est un des rares lépreux que nous ayons vu fumer.

Lorsque le groupe se rassemble, les hommes « s’entassent » les uns à côté des autres. Leurs corps se touchent. Certains sont adossés au muret. D’autres, à leurs pieds, sont assis en leur présentant le dos. Devant eux, une troisième rangée de personnes également assises, les pieds posés sur la route. Sur un trottoir de deux mètres de largeur, il y a trois à quatre rangées de personnes assises : quinze hommes occupent une surface de douze mètres carrés. Chacun se retourne, autant que de possible, pour participer à la conversation qui prend l’allure d’un débat, parsemé de nombreux apartésentre deux personnes voisines ou en sous-groupe de 4 à 5 personnes. Sur la route, certains membres du groupe restent debout, face aux gens assis et participent aussi à la conversation. Quelques-uns se déplacent tout autour du groupe, d’autres encore vaquent à leurs occupations. Les voitures passent sur la chaussée, ralentissant leur allure, car les piétons marchent sur la route puisque le trottoir est occupé par le groupe.

Lorsque les femmes arrivent, deux d’entre elles s’assoient sur le trottoir, à l’angle. Deux autres restent en position de retrait derrière celles-ci, debout sur la route. Les hommes se poussent un peu, laissant ainsi un espace. Les corps des hommes ne touchent pas ceux des femmes. Une distance d’au moins vingt centimètres les sépare. Dans la tradition, une distance homme – femme est respectée. Si une femme s’approche d’un homme, c’est que c’est son mari. En cela, les lépreux ont le même comportement que l’ensemble des sénégalais. Les normes concernant la différenciation sexuelle restent les mêmes dans ces situations de vie à la rue.

Dans le lieu de campement, déposés sur le trottoir ou sur les rebords des murets, il y a de multiples objets. Ceux-ci proviennent principalement de l’activité de récupération : des bouteilles plastiques (d’eau de source ou autre), des récipients de toute sorte (d’eau de javel, de carburant, de peinture, etc.), des pots (de crème fraîche, de chocolat, etc.), fermés ou non. Dans un des groupes, il y a un grand plat en fer avec un couvercle et une calebasse qui trône, tel un vestige rescapé du matériel traditionnel, sur les pots entassés au dessus du muret, devant la grille.

Tout ce matériel sert essentiellement à entreposer l’eau pour boire ou se laver. Mais aussi pour déposer la nourriture donnée en attendant le repas. Dans les groupes, il sert à l’ensemble de la collectivité. Ceux qui vivent de façon isolée ont leur propre matériel pour se laver et manger. Ce matériel minimum se réduit à un bol, un gobelet, une cuillère et un couteau.

On trouve également des « satala ». Ce terme désignait d’abord la bouilloire en fer. Depuis une vingtaine d’années, elle est remplacée par une bouilloire en plastic. Les chinois ont installé une usine au Sénégal pour en produire : la Senplast. Ses produits sont moins chers, plus légers et pratiques. De plus, multicolores, ils offrent une variété de choix. Compte tenu de leur maladie, les personnes que nous avons rencontrées n’utilisent jamais le feu, et par conséquent le matériel en métal, pour éviter les accidents. Cette sorte de petit arrosoir sert à de multiples usages : pour les ablutions rituelles musulmanes, ainsi que pour se nettoyer ou pour boire.

Les mises en scène du social s'effectuent à travers le sensible. Les comportements corporels mobilisent tous les sens : la vue, l’ouie, le goût, le toucher, l’odorat. Mobilité, adaptabilité, ténacité sont les vertus – clé de l’œuvre de résistance des lépreux qui, contre vents et marées, entre mépris et répression, ne cessent d’occuper la scène publique.