6.2.3. Corps de lépreux et lutte politique

Le corps humain a pu être considéré comme une évidence. Pourtant il est au centre des systèmes d’interactions et de l’appréhension des conduites. Il ne peut se figer dans un type de représentation ou d’approche. C’est pourquoi, nous continuons ici à en appréhender les facettes, un peu comme pour parvenir au sommet de la montagne sacrée japonaise du Fuji-Yama par de multiples voies. Comme dans toute initiation, on ne comprend que par l’investissement corporel, les pieds, les yeux, tous les sens. Sur ces chemins ouverts par d’autres, on parvient à une forme d’illumination, à savoir la fine pointe de la compréhension intellectuelle, transmissible par l’écrit. Cependant celle-ci n’est que le haut de l’iceberg atteignable dans le « monde manifesté »75. Seule l’expérience par le sensible ouvre la voie d’une perception profonde qui passe par le corps, une vibration qui est harmonie avec les autres, avec le cosmos et l’univers (Kristofer Shipper, 1962). Les approches sociologiques, ethno psychiatriques et anthropologiques apportent leurs voies à cette compréhension du corps, au centre de la lèpre sociale.

De la satisfaction des besoins les plus primaires jusqu’aux manières de faire en public, les contenances extérieures du corps sont régulées par des logiques qui régissent les interactions humaines. Dépendant d'une généalogie, les codes sociaux et culturels établis vont favoriser la fluidité des relations entre individus ou au sein des groupes dans la société (Norbert Elias, 1973). Par exemple, l'interdiction d'expectorer en public est un des codes façonnés par les règles de la commensalitétout au cours du processus de civilisation des mœurs.

La distance soigneusement conservée pour approcher le lépreux – à plus d’un mètre de son corps de façon à éviter tout contact physique – est significative du rejet social. Edward T. Hall (1981) a abordé la question des mondes sensoriels lors des interactions quotidiennes. En ce qui concerne la distance physique, il a montré la relativité des règles élémentaires de la vie en société : les comportements proxémiques peuvent s’avérer tabous dans une culture alors qu’ils sont convenables dans une autre. Cela se vérifie dans les à priori (untel est distant, froid ; tel autre est sympathique, etc.). Tel comportement va impliquer un rejet ; tel placement va favoriser une acceptation. Ce peut être un simple regard, un geste, un mouvement de corps, un comportement d’évitement : tout dépend des interprétations symboliques culturelles.

La lèpre sociale est étroitement liée au rapport qui se noue entre les individus. Si le codage permet une bonne intégration de l’individu à la société, il peut aussi stigmatiser ceux qui en profanent les règles implicites (Erving Goffman, 1975). Une place symbolique particulière est assignée à la personne lépreuse. Du fait de la lèpre sociale, la personne n’est pas jugée comme totalement normale. En la disqualifiant davantage, son apparence corporelle participe au processus d’étiquetage. L’individu, avec son comportement, est jugé comme déviant en tant que transgresseur d’une norme sociale. Il devient l'enjeu d'une coercition sociale pour les classes sociales supérieures qui produisent et font appliquer des modèles servant à distinguer, voire à discriminer ou punir, les acteurs jugés déviants. Selon l’expression de Howard S. Becker (1985), la personne atteinte de lèpre sociale devient « Outsider » et apparaît comme étrangère au groupe de référence. En même temps, elle perçoit ses juges comme étrangers à son univers.

A propos du normal et du pathologique, George Devereux (1972)développe cette question de la frange extrême de la symbolique sociale qui s'exprime dans un rapport d'étrangeté. En effet, replacé dans sa fonction de transmission des valeurs culturelles selon la théorie de Marcel Mauss, le corps impose d’emblée la différence. Cela concerne les générations, les sexes, la culture ainsi que la différence générée par la lèpre sociale.

Dans toute rencontre, il y a l’implication du corps comme support de l’altérité, une altérité qui inclut la dimension interculturelle. Vecteur de la différence, les corps (celui du lépreux et celui de l’homme « sain ») se trouvent impliqués dans une rencontre avant tout humaine, soumis à leur condition humaine mortelle76. Les relations sociales se forgent à partir des échanges de sensations, selon les nuances d’impressions correspondant aux particularités décodées par les sens. Selon ses spécificités, chaque sens fournit des renseignements caractéristiques pour la construction de l'existence collective.

C’est ainsi que le corps manifeste les normes et codes sociaux. En comparant différentes sociétés de Nouvelle Guinée, Margaret Mead (2006) a révélé les choix culturels et sociaux dont relèvent les caractères physiques et moraux ainsi que les attributs assignés aux différents sexes. Le corps lépreux rend visible la ligne de démarcation entre le pur et l’impur, avec le traitement social du déchet humain des hommes assignés à porter la lèpre sociale. L’un d’eux exprimait ainsi ces choix socioculturels de la société : « Nous sommes handicapés, mais nous avons toute notre intelligence. Et c’est l’esprit qui est l’essentiel pour l’homme. Pourtant nous n’avons pas de place dans la société. »

S’intéressant à la question de la construction sociale des catégories de sexe, le sociologue Pierre Bourdieu (1980) poursuit l'analyse de Claude Lévi-Strauss à propos des échanges symboliques et de la construction sociale des relations de parenté et du mariage. Les intérêts masculins assignent les femmes à un statut social d'objets d'échanges. La reproduction du capital symbolique des hommes y est ainsi perpétrée, fondant les systèmes symboliques sur une conception biologique dans lequel l'homme serait supérieur à la femme. En tant que principes générateurs et organisateurs des pratiques et des logiques de construction identitaire, l'habitus (comme système de dispositions durables et transposables) vient donner forme à l’hexis corporelle.Tout entier traversé par la nécessité du monde social, le corps pense pour nous, notamment dans cette gymnastique symbolique qu’est la pratique rituelle. Il y a une objectivité du subjectif. Et cela jusque dans les illusions collectives qui permettent aux mécanismes les plus fondamentaux de fonctionner, tels ceux de l'économie. La lèpre sociale montre combien les jeux et les enjeux sociaux s’enracinent dans la croyance, cette croyance qui est principe d’adhésion de la société.

Ordre politique et ordre corporel vont de pair. David Le Breton (2005)analyse l’aspect discriminant et coercitif de la société capitaliste. Depuis le XVlIe siècle, les sociétés occidentales ont amorcé une rupture avec le corps : on en rend compte par la métaphore mécanique et on cherche à l’abolir car il est le lieu de la chute originelle. Pour la technique et la science contemporaines, le corps est considéré comme un objet fiable, digne des procédures techniques et scientifiques : corps disséqué ou en pièces détachées, corps indésirable, vieilli ou mutilé, corps effacé ou exposé ; homme productif, homme anatomisé, homme jeune et sain. Le système politique impose une domination sociale et morale sur les usages sociaux du corps, y compris dans l’aliénation. Le corps lépreux est l’image même du corps malsain, contaminant et dangereux, voué à la destruction qu’est la mort sociale.

Si l'accumulation du capital relève des changements économiques, celle du pouvoir ressort de changements politiques. Tous deux sont indissociables. Un pouvoir disciplinaire s'instaure, via les techniques, et produit un être humain au corps docile et productif. Objet à manipuler, le corps apparaît comme l'instrument privilégié du « biopouvoir ». Michel Foucault (1975) explique cette technique du « quadrillage » qui consiste à classer les individus selon une grille prédéfinie de façon à ce qu’ils soient correctement surveillés et disciplinés. Ce modèle, qui a servi à juguler l’épidémie de la peste dans l’époque antérieure, se retrouve d’une autre manière dans le traitement de la lèpre sociale aujourd’hui. S’il ne s’agit plus d’un espace clos, il demeure que les individus restent surveillés en tous points et assignés à des places fixes. Leurs moindres mouvements sont contrôlés et les événements enregistrés, selon les directives d’un pouvoir qui s'exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu atteint de lèpre sociale est relégué à un statut d’invisibilité, hors du centre ville, lieu de prestige par excellence. C’est une de ces formes de biopouvoir qui se concrétise dans la dernière campagne d’assainissement de la ville par la répression policière et le déguerpissement des « encombrements humains » a eu lieu lors du sommet de l’OCI (l’organisation de la communauté islamique) en mars 2008.

La lèpre est la maladie – métaphore par excellence. La société investit le corps comme lieu de métaphores ou d’images. Si l'individu est modelé par son corps, marqué par les codes ou les stigmates gravés par le social, il est aussi traversé par des structures qui le relient à son environnement social, culturel et symbolique (Calame-Griaule,1965 ; Buhan Christine, 1986). Car il établit des relations – et la société établit pour lui ces relations dans un processus de réification - entre son corps et l’âme, le sacré et l’environnement.Roger Bastide (1972 et 1958) pose un regard sur la corporalité qui se joue à travers la transe et la possession. Révélatrice de toute une culture, elle participe au rétablissement de la dimension cathartique, à travers les dimensions de soin ou guérison, nécessaire entre individu et société.

Michel Foucault a montré comment le corps est l'objet d'un façonnage organisé depuis des pouvoirs diffus non localisés mais pouvant traverser des dispositifs. Elargissant les analyses de Karl Marx qui l’appliquait aux seules relations salariales, il souligne sa validité au sein des relations entre pouvoirs (dont le politique et l'administratif) et individu. Dans les sociétés contemporaines, le pouvoir étatique trouve sa source et sa justification dans le travail des corps humains. Ce biopouvoir permet de gérer une population et de construire les individus, notamment par le contrôle de la sexualité. La lutte des individus contre leur assujettissement (à travers leur propre corps) s’exprime dans la subjectivation. C’est cette lutte pour la reconnaissance que la personne - avec son groupe - tente de mener ; une reconnaissance qui passe par des changements de représentations autour du corps - lépreux.

Notes
75.

Dans la cosmogonie taoïste et bouddhiste, il y a le monde non manifesté et le monde manifesté (dans lequel les énergies prennent corps (électrons, minéral, animal ou humain). Cette matière s’inscrit dans un temps et un espace déterminé. L’homme, dont la fonction essentielle est de relier « le ciel et la terre », perçoit « l’univers » à partir de son corps. Cette perception passe par les sens qui viennent nourrir l’intellect. Par le « jikaku » (intuition pure), les sens ouvrent à la véritable compréhension au-delà des mots et des pensées, appelées aussi illumination.

76.

De cette place d’être humain, Georges Devereux a démontré dans son expérience avec son patient (l’Indien des plaines), que le corps du clinicien - comme celui de son patient - est mis à l’épreuve de l’altérité dans le transfert et dans le contre-transfert. Il pratique la psychothérapie d'un Indien des plaines (New York, 1951), à travers un livre qui est un véritable récit d'aventures. Cet Indien Blackfoot (Pied-Noir) est en proie à l'esprit de ses ancêtres et souffre de troubles psychiques. Nettement acculturé, il est mal à l'aise dans cette société américaine qui le fait vivre (lui et les siens) dans une réserve. La rencontre met à l’épreuve le « petit primitif » en chacun de nous, réactivé ici en fonction de l’écart culturel qui sépare le clinicien du patient, cet « inconnu » inaccessible à la symbolisation. L’ethnopsychiatrie montre que la connaissance théorique de la culture ou de la psychanalyse ne suffit pas pour gérer de telles situations. Cette même décentration se retrouve dans la posture de l’anthropologue, en particulier face à la lèpre sociale et au rapport d’étrangeté qu’elle fait vivre.