6.3. Entre le village et la ville

Le va et vient

A Dakar, les lépreux sont majoritairement originaires des villages de reclassement social de Mballing à Mbour et de Peycouck à Thiès. Hormis certains hommes très âgés et isolés, ils ont quasiment tous le statut de soutien de famille ou de chef de ménage. Ainsi, la mendicité pratiquée en ville leur permet de subvenir aux besoins primaires de la famille restée au village pour pouvoir leur donner à manger, à boire et les soigner en cas de maladie.

En ce qui concerne les moyens de transports, ils ne sont pas assez riches pour posséder une voiture personnelle. Dès lors, ils empruntent les transports publics comme toutes les classes populaires. Au Sénégal, le secteur des transports publics routiers comprend trois types de véhicules et de prix : les sept places (plus rapides et plus chers), les onze places et les vingt-cinq ou trente-cinq places (économiquement très abordables, mais très lents).

Les sept places sont appelées avec l’expression française « trois morts, quatre blessés » compte tenu de leur rapidité légendaire, mais et surtout de l’attitude des chauffeurs qui les conduisent. Leurs accidents sont souvent violents et mortels. Les vingt-cinq ou trente-cinq places sont dénommées « Ndiaga Ndiaye », du nom d’un des plus grands transporteurs sénégalais. Il est certainement le premier à avoir introduit ces cars « Mercedes » au Sénégal dans le domaine du transport des personnes. La particularité des Ndiaga Ndiaye, c’est d’abord leurs prix « populaires », ensuite des « apprentis » qui jouent le rôle de receveurs. Ce sont en général des adolescents qui devraient normalement être à l’école au lieu d’être derrière ces grands bus pour récupérer des sous. Ils sont connus pour leurs comportements mal élevés, leur insolence et leur non respect des passagers. Ils sont à l’origine de nombreux conflits avec les clients, sinon des bagarres. Leur habillement laisse à désirer, sans aucun soin vestimentaire.

Le mépris social se fait sentir au niveau des transports publics, à savoir que certains passagers refusent qu’un lépreux s’asseye à côté d’eux, ou qu’on refuse de les faire monter dans le car. Ils font l’objet des quolibets de la part de ces jeunes apprentis. C’est pourquoi ils cherchent au maximum à dissimuler leurs plaies.

Quand ils doivent se déplacer en urgence (maladie ou décès dans la famille) ou s’ils transportent des bagages très lourds (comme des sacs de riz), ils prennent les taxis à plusieurs pour retourner dans leur village. Cette forme de transport est utilisée très exceptionnellement.

La durée et la fréquence du séjour varient. Leur rythme est généralement similaire à celui des travailleurs habitant l’intérieur du pays et travaillant à Dakar. Pour la plupart, ils rentrent à chaque fin du mois ou tous les deux ou trois mois dans leur village. La fréquence des séjours est fonction de facteurs liés à l’état physique de la personne, au budget mis en place et à la possibilité d’activités de remplacement des revenus de mendicité au village (culture, commerce, pêche…). Leur durée de séjour à Dakar est globalement de deux à trois mois.

Mais lorsque la charge de famille est très lourde, certains font des aller et retour souvent (jusqu’à une fois par semaine si nécessaire). Dès qu’ils ont ramassé suffisamment d’argent, ils le portent à leur famille. Certains, dont la charge de chef de ménage est très lourde, sont obligés de revenir travailler dès le lendemain, sans même pouvoir se reposer et profiter de la famille.

D’autres enfin vivent définitivement dans la rue à Dakar, avec des séjours très épisodiques et courts dans leur famille, ou sans visite du tout. Quelques uns renoncent à visiter et à demeurer avec leurs proches pour les protéger des risques de stigmatisation comme « famille de lépreux », avec les répercussions sociales que cela engendre. Spécialement si leurs enfants, qui ont quitté le village de reclassement social pour la ville, ont réussi à se faire une place sociale importante (médecin, directeur, etc.).

D’une certaine façon, leur vie à Dakar est une parenthèse : leur vie véritable se joue dans leur village où le cadre s’y prête. L’organisation sociale au niveau du village est telle que les fêtes, les cérémonies existent et sont organisées comme dans le reste du pays.