6.3.1. Les solidarités à l’épreuve de la mort en ville

Quand une personne en situation de handicap du fait de la lèpre et vivant à la rue à Dakar décède, le groupe des pairs s’organise pour le rapatriement du corps au village. Pour cela plusieurs systèmes existent. Le plus courant, c’est qu’il se mobilise et se cotise pour le rapatriement du corps au village. Une voiture est louée (un corbillard ou une voiture normale) ainsi qu’un cercueil dans lequel on met de la glace pour conserver le corps. Le cercueil est appelé « caisse ». Il sert juste à rapatrier le corps au village. Les amis et les proches accompagnent le défunt dans ce moyen de transport au village.

Dans la conception africaine, la mort a cette fonction de consacrer, de sceller définitivement le caractère sans retour de l’âme. Elle renvoie à la conception de la vie qui n’existe pas seulement dans le moment présent de l’existence sur terre. Elle s’accomplit dans la perspective d’un futur en dehors du visible, en passant par la réconciliation avec soi-même, avec un soi cohérent.

[Nuit dakaroise]
[Nuit dakaroise]

Cheikh Hamidou Kane développe l’histoire de cet itinéraire spirituel dans son livre « l’aventure ambigüe » (1961). L’auteur y confronte la pensée technique de l’Occident et la pensée de l’Islam au Sénégal à travers l’épopée de Samba Diallo. Samba a été éduqué tout d’abord par un maître dans un dara (école coranique). Il y a expérimenté le dur apprentissage de la sagesse islamique ainsi que la mendicité rituelle. Puis, en passant par l’école française suivie des études en France, il vit un exil tant physique que psychologique et culturel. La rupture avec la tradition et l’acquisition d’une autre culture le plonge dans un exil identitaire qui ne se résoudra qu’à sa mort.

Poignardé par le fou de son maître, Samba retrouve enfin « son frère d’ombre et de paix ». La grande réconciliation s’opère. Il oublie l’apparence, dépasse les antagonismes et quitte le domaine de l’ombre. Il se laisse pénétrer par la « lumière singulière des profondeurs » et par l’amour qui dissout la haine. Sa pensée, qui allait et venait auparavant comme un oiseau blessé, se déploie. «Sois attentif, car voici la vérité : tu n’es pas ce rien qu’enferment tes sens. Tu es l’infini qu’à peine arrête ce qu’enferment tes sens. Non, tu n’es pas cette inquiétude close qui crie parmi l’exil. »

Il est enfin parvenu à la fin de l’exil. Il retrouve son double et ne fait plus qu’un avec lui. Il entre dans l’instant présent et déborde comme un fleuve qui le mène à la mer.

‘«  Vie de l’instant, vie sans âge de l’instant qui dure, dans l’envolée de ton élan indéfiniment l’homme se crée. Au cœur de l’instant, voici que l’homme est immortel, car l’instant est infini, quand il est. La pureté de l’instant est faite de l’absence du temps. Vie de l’instant, vie sans âge de l’instant qui règne, dans l’arène lumineuse de ta durée, infiniment l’homme se déploie.
La mer ! Voici la mer ! Salut à toi, sagesse retrouvée, ma victoire ! La limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu durcis mon être. Je n’ai pas de limite. Mer, la limpidité de ton flot est attente de mon regard. Je te regarde, et tu reluis sans limite. Je te veux pour l’éternité. » (Ibid., 190)’

Cependant, jusque dans et après la mort, le lépreux porte la malédiction transmise depuis l’ancêtre éponyme N’galka, le père de Tounka. Homme hybride, victime de la maladie qui ne guérit pas, il est le lieu du combat entre les génies du clan et ceux de la mer, dont la mort marque le triomphe.

C’est au village que la personne décédée sera enterrée. Des funérailles seront organisées selon les rites et les coutumes de la culture du défunt.

La mort à Dakar rappelle le caractère d’expatrié du défunt (au sens de loin de sa terre natale, que ce soit son village ou son pays). C’est une mort qui, à vrai dire, n’a pas sa place dans la ville. C’est une mort déplacée au sens propre comme au figuré, au sens physique et au sens moral du terme. Elle est déplacée comme on dit qu’un mot est déplacé, c’est à dire grossier, incorrect, impoli. Une mort quasiment indécente, incongrue qui se plait à faire un pied de nez à tout le monde. C’est quelque chose d’inconvenant et par là difficilement concevable. C’est une deuxième mort en quelque sorte, la mort première étant la vie à la rue en tant que personne lépreuse. A cela elle est au fond d’elle-même une mort physique qui se rajoute à cette autre mort sociale qui l’a précédée.

La mort d’un lépreux à la rue est pour tous quelque chose de fascinant et de terrifiant.

Car le lépreux était habité par le mal du pays et des siens, par la nostalgie des origines. Le souhait du mort était de retourner au milieu des siens pour y être enterré. C’est cette dernière volonté qui va être respectée par ses pairs. Le rapatriement du corps s’impose. Ce corps étranger à la ville, ce corps dont la ville n’a pas besoin, ce corps encombrant.

La conscience nostalgique se donne alors comme l’expression la plus émotionnelle, mélancolique et dramatique.

Le témoignage du défunt, recueilli auprès de ses compagnons, montre qu’il a toujours demandé à ce que son corps ne reste pas à Dakar. Une femme nous raconte :

‘« Avec mon mari nous faisions ensemble la manche à Dakar. Je me rappelle que de temps en temps, la nuit, quand on était tout seuls dans notre cloison, il ne cessait de me répéter :« Fatou, le jour que je décède, fais en sorte que mon corps soit rapatrié au village. C’est là, c’est là seulement ou je pourrais me réaliser et vivre ma seconde vie. Dakar n’est pas pour nous »’

La mobilisation des lépreux à Dakar souligne la force de leur appartenance au groupe et interroge sur la place du membre défunt. La nostalgie de l’absent demeure et on regrette son absence. Cette conscience nostalgique montre le type de lien que le groupe entretient avec chacun de ses membres, présent ou absent, vivant ou mort, et en fin de compte avec lui-même. C’est le groupe qui qualifie l’absence de ces membres selon son propre degré d’intégration, selon la force de sa cohésion. C’est lui qui décide du sort dernier de celui qui ne reviendra plus. C’est encore lui qui prévient la famille du défunt.

La mort a toujours partie liée avec la religion, ou plus exactement avec le religieux. Le groupe, dans le respect de la volonté du défunt, ordonne le rapatriement. Ce rapatriement se présente comme un impératif et une obligation morale. Car une obligation contractuelle, non formalisée officiellement mais qui a la force de la coutume, lie chacun des membres du groupe : chacun sait que, s’il venait à décéder en terre « étrangère », c’est à dire à Dakar, il doit revenir parmi les siens même à titre posthume.

Une solidarité s’organise autour du mort en vue du rapatriement de la dépouille. Chacun verse sa participation financière. Il s’agit de réconcilier le mort avec lui-même pour organiser son retour après sa mort, avec la certitude intime que ce sera pour sa plus grande satisfaction. Cela va de soi pour tous, car on ne saurait imaginer qu’il en aille autrement. C’est là une affaire de foi, non pas seulement de foi religieuse, mais une affaire où foi et croyance en l’appartenance à un environnement invisible sont mêlées. La primauté du groupe sur chacun de ses membres individuellement est une fonction qui s’impose, d’où l’impératif du rapatriement. C’est à cette occasion que le village récupère son mort et se réconcilie avec lui et avec lui-même, malgré la douleur de l’absence. Cette mort dans la rue à Dakar est perçue comme une mort maligne, satanique, anarchique, voire même subversive car elle s’accomplit en dehors de son lieu naturel et de son moment adéquat ; si tant est qu’il y ait un moment adéquat avec un lieu de la mort.

C’est d’ailleurs pour éviter la surprise d’une mort abrupte que la personne est aussitôt accompagnée au village lorsqu’elle est trop malade. Par conséquent une mort en ville est toujours une mort qui surprend, et le défunt et ses compagnons. Mais, ne dit-on pas partir c’est mourir un peu ? C’est ce que ne saurait démentir la morale de tout groupe fortement intégré et par conséquent la morale individuelle. Mais mourir après être parti sans être revenu au préalable, c’est mourir beaucoup. Aussi, ne reste-t-il plus qu’à espérer que le rapatriement des dépouilles mortuaires, que ce retour du mort serve à atténuer le trop plein de souffrance du « mourir beaucoup » qu’il a connu auparavant.

Mourir chez soi, entouré des siens, apparaît comme la plus belle des morts. Une mort apaisée, apaisante, une mort connue parce qu’elle est en pays de connaissance, une mort maîtrisée, assistée, accompagnée. Tout cela fait partie de la domestication de la mort.

La mort du lépreux, la mort pas chez soi mais à l’étranger, la mort non pas du citoyen mais de l’étranger, c’est une mort cruelle. Mort obscure, secrète, sans sépulture par définition parce que c’est une mort en pays étranger, une mort ailleurs qu’au village. La mort d’un étranger, c’est une mort sans tombe, sans souvenir. Aussi quoi de plus réconfortant, de plus accueillant dans ces conditions que d’être enterré sur sa terre, sur la terre de ses amis.

‘« Que Dieu fasse que tu sois enterré dans la terre de tes proches,
Où que tu ailles et où que tu sois,
Que la mort te rattrape sur la terre natale,
Sinon que la mort te ramène au pays. »’

Pour les lépreux, le questionnement est double : où est la terre natale ? Est-ce la terre où ils sont nés ou est-ce la terre qui les a accueillies après qu’ils aient été rejetés ? Si les temps où les « lépreux », étaient enterrés en dehors du village dans des lieux clos (comme les griots à l’intérieur des baobabs) ou pendus à un arbre en brousse est révolu, la peur de la contamination est loin d’avoir disparue. Leur inhumation à l’intérieur du cimetière commun à tous n’est pas sans poser de problèmes. C’est pourquoi, d’une manière habituelle, les funérailles se font dans le village de reclassement.

Les funérailles constituent un moment important du deuil. Quant le corps arrive de Dakar, les rites s’effectuent selon que le défunt soit une femme ou un homme, que le défunt soit de la religion musulmane ou catholique.

Les humeurs corporelles des cadavres sont contaminantes. Le choix des personnes plus âgées pour faire la toilette mortuaire relève d’un choix de la communauté qui peut s’expliquer de plusieurs façons : protéger les plus jeunes du risque de contamination en leur imposant des conduites d’évitement pour les protéger d’une atteinte possible de leur force vitale, choisir les anciens à cause de leur « état de pureté », notamment pour les femmes qui sont ménopausées (avec l’âge, elles ne présentent plus les dangers liés aux menstrues).

Pour une défunte, les femmes d’âge mûr (la cinquantaine révolue) vont s’occuper de la préparation du corps pour l’enterrement. Selon le rite musulman, ces femmes vont pratiquer le rite de lavage du corps, de l’habillement avant de s’éclipser pour laisser le soin aux hommes de faire l’enterrement. On remarque ici le rôle imparti selon la différenciation sexuelle. Après l’enterrement les hommes reviennent dans la maison mortuaire où les imams et les notables, ainsi que les proches parents, prennent la parole pour faire des témoignages, des éloges sur la personne qui est disparue. Tout le groupe va manger dans la maison mortuaire. Selon la situation sociale de la défunte et de la famille, cette fête peut se prolonger sur plusieurs jours. Le troisième jour et le huitième jour sont l’occasion de fêtes particulières, ainsi que le troisième mois de la mort de la personne.

Si c’est un homme, ce sont les hommes d’un certain âge aussi qui s’occupent de la toilette et de l’habillement. Le groupe des hommes également s’occupe de son enterrement. Après l’enterrement, c’est la même pratique que pour les femmes. On se retrouve au niveau da la maison mortuaire et là ce sont les témoignages et les éloges pour le défunt. Si le défunt était un homme marié monogame ou polygame, sa ou ses femmes doivent enlever leurs tresses, se mettent en tenue de deuil pour une période de trois mois et demi selon le rite musulman. Pendant ces trois mois, ces femmes consacrent leur temps à la prière pour leur mari. Elles ne reçoivent pas d’hommes. Elles ne peuvent pas avoir d’activité sexuelle et c’est après ce moment de veuvage que les femmes sont libres de se marier avec un autre homme. Si c’est une femme qui décède, le mari n’a pas de période de veuvage à respecter, si ce n’est qu’une certaine moralité voudrait qu’il en observe une pendant un temps avant de se remarier.

Les funérailles sont des occasions de fête. Qui dit fête dit dépense financière. Il arrive que des bœufs, des moutons ou des chèvres soient tués pour donner à manger aux gens qui viennent pour le deuil (funérailles). Ces moments de chagrin sont aussi des moments de partage et de convivialité, la mort étant un moment particulier de la vie.

Les rites des pleurs font partie des funérailles. Pleurer son mort est une tradition. Lorsque le corps du défunt arrive, tout le village accourt pour témoigner de sa sympathie à la famille. Puis des pleurs fusent de partout, car la mort est triste et il n’y a que les pleurs pour exprimer cette tristesse. Les enfants et les femmes pleurent à chaudes larmes. Toute la communauté également, excepté les hommes qui n’ont pas le droit de pleurer. On attend d’eux qu’ils gèrent leur souffrance d’une manière « masculine », digne : un homme ne pleure pas.

L’homme ne doit pas exprimer bruyamment sa souffrance face à la perte d’un être cher, ni reprendre les rapports sexuels tout de suite après cet événement. Il ne doit pas laisser sortir de son corps les liquides corporels que sont les larmes. La morale sociale exige de lui une maîtrise des pulsions physiques, sexuelles et émotionnelles.

La tristesse quand même se lit sur leurs visages graves, sur leurs attitudes, et leurs comportements. Mais c’est eux qui doivent calmer le jeu, calmer les enfants et les femmes. Les pleurs témoignent dans ces circonstances de la sincérité, de l’amitié avec la personne disparue, avec sa famille, avec le groupe. Il y a également des cris de rages et des chutes hystériques. On dit que les femmes qui font des chutes sont déclarées possédées par le démon. Il faut l’intervention d’un spécialiste, un marabout ou un guérisseur, pour que ces femmes retrouvent leur conscience. Cela fait partie du jeu social.

Avec l’enterrement, les funérailles constituent un événement exceptionnel. L’organisation des cérémonies exige un fort effort financier qui marque le rang social de la famille du défunt, qui peut aussi entraîner l’endettement des plus pauvres. Les invités arrivent de partout. Certains amis et membres de la famille viennent de loin. Pendant toute la durée des funérailles, il faut les faire manger, il faut les faire boire.

Chez les Wolofs, lors de la cérémonie du quarantième jour, on partage le lakh (une bouillie à base de mil et du lait caillé) avec la famille du défunt. Cela se fait dans une atmosphère d’intimité, dans la cour de la maison. Cette coutume est une sorte d’acte de communion avec le défunt qui effectue son voyage initiatique. Il retrouve la saveur du lait maternel, ce lait de la terre originelle.

‘« Salut ! Goût retrouvé du lait maternel, mon frère demeuré au pays de l’ombre et de la paix, je te reconnais. Annonciateur de fin d’exil, je te salue. » (Cheikh Hamidou Kane, 1961,190)’

Les cérémonies funéraires, comme toutes les cérémonies, on les veut comme la vie : riches et dignes. Dans certaines cultures telles que chez les Sérères les funérailles comportent des danses et de la musique. Car bonheur et malheur, joie et peine se fêtent pareillement. Le festin permet de donner aux funérailles un caractère exceptionnel. Dans d’autres cultures il n’y a ni musique ni danses et les membres de la famille, qui sont affectés par la disparition d’un des leurs, affichent leur peine par des signes visibles.

Avant la séparation des convives, l’héritage du défunt est réparti officiellement, selon la tradition.