6.3.2. Les différentes formes de lutte

Quand le citoyen refuse de se laisser appeler « gana »

Colloque sur le handicap au centre socio-culturel de Hann en avril 2007
Colloque sur le handicap au centre socio-culturel de Hann en avril 2007

Cette impossibilité d’exister avec une identité de « gana » collée à la peau, c’est ce qu’elle criera plusieurs fois lors du colloque sur le handicap à Hann en avril 2006.

Aïssatou venait de raconter son histoire, d’expliquer comment – faute de travail adapté aux déficiences physiques générées par la lèpre – elle était réduite à la mendicité pour nourrir sa famille. Dans sa colère elle remarquait que ni l’Etat, ni aucun organisme ne soutient les lépreux pour qu’ils puissent gagner leur vie dans la dignité, ou avoir une allocation quand ils ne peuvent plus travailler. Dans son cri ressortait cette souffrance aiguë qu’elle ne cesse d’endurer depuis l’annonce de la maladie : elle se sent étouffer, habitée par le roulement assourdissant et incessant du « gana » qui retentit au plus profond d’elle même. Elle n’était plus que « gana ». Elle n’existait plus.

« Quand je suis partie, toute seule, c’était la mort. Le soleil s’est éteint et je suis restée dans la nuit pendant des années » nous disait cette femme lépreuse âgée d’une soixantaine d’années, en décrivant son exode de jeune fille. Cet effet de sidération s’est accentué davantage quand elle est entrée dans le village de reclassement. La vue des lépreux mutilés par « la maladie » a semé la terreur en elle. Elle ne pouvait plus parler et pleurait tout le temps : détresse, défaite et dégradation s’entremêlaient jusque dans son propre corps. Elle se sentait étouffer, habitée par le roulement assourdissant et incessant du « gana » qui, quarante cinq ans après, ne cesse de retentir au plus profond d’elle même. Son cri avait la couleur de l’isolement, du rejet et de la honte collée à la peau.

Mais « aujourd’hui », elle osait regarder en face les autres et affirmer, avec un des patriarches du groupe des lépreux à ses côtés : « Nous sommes comme vous, respectez nous ! » Un silence à découper au couteau était descendu, telle une chape, sur les hommes et les femmes rassemblés ici, ceux là même qui avaient coutume de donner la « zakat ». « Et Dieu est avec nous ! Lui, Il sait et Il juge ! » Aïssatou, désignant la pitié comme dégradante, en appelait à la justice sociale, à l’engagement de tous pour changer le fonctionnement de la société.

Le sujet est à la fois du côté de l'affect et du concept. « Il engage dans des actes de langage (langage verbal mais aussi non verbal, langage conscient mais aussi inconscient) la totalité de la sensibilité et de l'intelligence (François Laplantine, 2005, 64). »

Aïssatou se situait bien loin des discours incantatoires, mus par un sentimentalisme qui se répandrait de façon pathétique. Son intervention était action et connaissance, affection et réflexion. Elle se situait délibérément comme actrice, mettant le doigt sur toute la complexité de la reconnaissance sociale. « La personne handicapée ne saurait être enfermée dans l’identité de « vulnérable », ou de « personne à aider », ou encore dans celle de « sujets de droits » écrit Francine Saillant, tout en rappelant l’indivisibilité des droits sociaux (2007, 112).

La lèpre sociale ne cesse de menacer le sujet, renvoyé par les autres à l’inexistence, voire la mort sociale. Présente en tant que sujet, Aïssatou s’exprimait dans sa langue, sa langue intégralement apprise et sociale qu’est la wolof. C’est cette langue qui la constitue en grande partie comme sujet. En tant que sujet, elle constitue ce langage et, dans cette activité singulière de parole, elle se forme dans une histoire. Elle forge une posture du « lépreux » comme sujet, comme être pensant et acteur collectif.

Il ne s’agissait pas moins que d’une révolution, d’un bouleversement culturel : ceux qui étaient d’habitude écartés, mendiant assis ou rampant sur le sol, réduits au silence se trouvaient là, debout, interrogeant les conduites et les représentations que tout un chacun développe sur la lèpre sociale. Et chacun savait que ces représentations plongeaient loin, dans les croyances transmises depuis la nuit des temps.

Les politiques de désencombrement humain et le mépris social

Comment est-il possible de développer une politique de désencombrement humain ? Si ce n’est en justifiant l’assimilation des catégories « lèpre sociale » et « abject » ? Lépreux et déchets humains ne font alors plus qu’un.

L'abject constitue une catégorie qui englobe tout ce qui dérange l'identité, le système social et plus généralement l'ordre. La présence ou l'intrusion d'un corps étranger serait vécu comme constitutive d’une menace pour l’identité de l'individu, même s’il émane de lui. D’où l'abjection pour désigner cette impossibilité de reconnaître la frontière entre soi et l'autre.Tout ce qui se situe sur la limite imprécise entre le soi et le non-soi - comme la pourriture, la salissure, l'ordure, l'excrément peut devenir objet d'abjection (Dictionnaire du corps, 2007, 1).

Abject vient du latin « abjectus », participe passé du verbe « abicere » composé de « ab » (préfixe marquant l'éloignement, la répulsion) et de « jectus » (rejeté), les termes « abject » et « abjection » renvoient à la fois à ce qui inspire répulsion et dégoût, et à ce qui est méprisable. Ces pourquoi la catégorie de l'abject, proche de celles de l'horreur et de l'épouvante, renvoie directement aux notions de souillure, de déchet, d'impureté. Ces notions sont souvent associées au corps et à ses produits. Par opposition à l'impur et au déchet, le concept de pur désigne en revanche ce qui est propre, sans tâche, impeccable et est associé à l'âme, à la connaissance abstraite, aux idéaux. La notion induit toujours l'idée d'une hiérarchie de valeurs entre le pur (préférable par définition) à l'impur.

[Les racines cachées du mépris social]
[Les racines cachées du mépris social]

En effet, l'idée de pureté – applicable à une société porteuse d’un idéal démocratique par exemple - porte en elle un rejet plus ou moins marqué de tout ce qui est périssable et non insérable selon ses catégories. D'où la tendance à considérer le corps des porteurs (individuels ou collectifs) de la lèpre sociale comme impur par excellence - parce qu'il est promis à la mort et voué à l’invisibilité sociale, à la disparition – décomposition.

‘« Tout en se rapportant toujours aux orifices corporels comme à autant des repères découpant -constituant le territoire du corps, les objets polluants sont, schématiquement, de deux types : excrémentiels et menstruels. [...] L'excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavres, etc.) représentent le danger venu de l'extérieur de l'identité : le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. Le sang menstruel, au contraire, représente le danger venant de l'intérieur de l'identité » (Julia Kristeva, 1980, 86). ’

Le corps social a aussi ses pollutions, des substances marginales dont il faudrait constamment contrôler les déplacements et emplacements, afin qu'elles ne menacent pas la société globale et ses limites. Les lépreux sont également ces ennemis extérieurs, ces ordures qui terrifient, inquiètent et peuvent perturber l'intégrité des autres citoyens. D'où l’instauration de lois et d'une série de règles strictes pour éloigner l'impur, qu'il s'agisse de la nourriture, des maladies, des cadavres ou des lépreux. D’où également la lutte urgente contre « la pollution » que sont ces « déchets » (les mendiants) soulignée par les promoteurs du tourisme depuis 1975, s’appuyant sur la désignation officielle d’ « encombrements humains » par le Président Senghor (1972) et reprise depuis lors des déclarations publiques des autorités sénégalaises (René Collignon, 1984). C’est à cette place que se situe la répression policière, enfermant, verbalisant, éloignant les déchets humains lors des rafles et des « déguerpissements » et répandant le sang impur du lépreux.

  • Expérience du mépris et processus de transformation historique

La lutte pour la reconnaissance passe par cette expérience du mépris qui envahit la vie affective des sujets humains que sont les lépreux. Et cela au point de les jeter dans la résistance, voire l'affrontement social. De l'offense aux humiliations subtiles, des agressions psychiques aux violences physiques, le mépris revêt des formes particulières.

L'expérience du mépris signale le refus ou la privation de reconnaissance. A propos de cette forme de mort sociale, Jean-Paul Sartre écrivait dans L’Etre et le néant : «Etre mort, c'est être en proie aux vivants.»

Nous reprenons la clé théorique d’Axel Honneth en distinguant (dans un registre négatif) les trois modèles de reconnaissance. Liée aux sévices corporels, la première forme de mépris détruit la confiance élémentaire qu'une personne a en elle-même.

Lorsqu’on retire à un être humain toute possibilité de disposer librement de son corps, cela constitue le genre le plus élémentaire de l'abaissement personnel. Dans de telles atteintes (celle de la torture ou du viol par exemple), la douleur physique s'accompagne du sentiment d'être soumis sans défense à la volonté d'un autre sujet, au point que la victime développe la sensation de perdre sa propre réalité. Ce type de mépris atteint la personne sur le plan de son intégrité physique. Certaines formes de sévices, vécus dans le quotidien de la rue ou dans les rafles policières, sont de ce niveau. Du fait de leurs déficiences sensori-motrices, les lépreux n’ont souvent aucune possibilité de se défendre. Ce genre d’humiliation détruit la relation pratique à soi de la personne qui, contre sa volonté, n’est plus maître de son corps.

La violence physique blesse durablement la confiance que le sujet a acquise. Grâce à l'expérience de l'amour au cours des expériences affectives dont dépend le processus de socialisation, il a acquis une capacité à coordonner son corps de façon autonome. Cette forme de violence entraîne avec une perte de confiance en soi et dans le monde, qui affecte, jusque dans sa dimension corporelle, la relation pratique de l'individu avec d'autres. Elle s’accompagne d’une sorte de honte sociale.

Devant l’effondrement dramatique de la confiance en soi, en sa propre sécurité et dans le monde social, les lépreux bâtissent un système de légitimation sociale par lequel ils tentent de rendre compte de l’injustice avec laquelle ils sont traités. L'expérience de violence qu’ils ont subie, soit de façon isolée ou collective, est parlée et échangée. Soudant des liens profonds de solidarité, ils recréent des formes de confiance en soi avec des présupposés affectifs qui obéissent à une logique de l'équilibre intersubjectif entre fusion et démarcation psychique. Ils activent ainsi des modèles correspondants de reconnaissance réciproque. Cette expérience du mépris, qui est en partie fonction de l'époque historique et du cadre de référence culturel, participe à la transformation de leur souffrance en une colère légitime et en acte de résistance.

Les lépreux retracent l’historique des rafles qui ont prévalu pendant une vingtaine d’années à partir de 1972. Ils ont connu l’humiliation, les traitements inhumains, les amendes, la prison et les déportations dans les véhicules banalisés de la brigade spéciale. Si, selon eux, elles sont moins fréquentes, elles ne cessent de perdurer. Pourtant la situation familiale des lépreux, poussant les membres mutilés à mendier, ne cesse d’empirer.

Ils critiquent l’instrumentalisation des mendiants pour récupérer des subventions afin de promouvoir des formations ou des créations d’entreprises pour qu’ils puissent s’affranchir de la mendicité. « Quand les organisations internationales visitent Dakar, on nous fait déguerpir pour faire croire que les actions ont été faites. Mais, nous, on ne voit toujours rien venir ! » Les ONG, qui développait massivement des programmes de soin ou d’insertion, ont « détourné » leurs fonds vers d’autres bénéficiaires.

Ils récusent également les politiques de prestige du gouvernement sénégalais qui, au lieu de juguler la pauvreté ou de mettre en place une politique sociale en faveur des personnes handicapées – ce qui est pour eux une des premières obligations d’une véritable démocratie -, préfèrent organiser des manœuvres de « désencombrement humain » de la ville.

Ils se scandalisent devant les comportements violents des forces de l’ordre qui les « coffrent » sans ménagement, leur « soutire » de l’argent pour payer des amendes ou sortir de cachot, leur confisque leurs cannes ou fauteuils roulants, ou les « jettent » littéralement aux frontières du Sénégal, parfois dans des endroits peu habités, pour les éloigner de Dakar. Nul n’a souci de leur état de santé ou de leur appartenance familiale.

Suite aux rafles et amendes (interdiction de mendier sur la voie publique), les lépreux s’organisent pour être défendus devant le tribunal. Ils ont gagné quelques procès, les administrations ayant été déboutées parce que n’assumant pas la prise en charge de la population en situation de handicap. Les procès ont été relayés par la presse privée (radio et journaux). Car une partie des citoyens est choquée par ces traitements inhumains infligés aux lépreux.

Cette jurisprudence constitue une avancée, qui est mise en avant par les associations de lépreux. Les judiciarisassions des conflits sont significatives de la lutte pour la reconnaissance des populations touchées par la lèpre sociale.