Les modes de mépris personnel forment le deuxième type d’expériences d'humiliation. Structurellement exclue de certains droits au sein de la société, la victime se trouve affectée au niveau du respect moral qu'elle se porte. La honte morale s'empare d'elle. Or la reconnaissance d'autrui est constitutive de sa propre reconnaissance.
Membres à part entière d'une communauté et participant de plein droit à son ordre institutionnel en tant que citoyens, les lépreux se voient refuser certains droits, ce qui signifie implicitement qu'on ne les reconnaît pas. Ils s’attendent à ce que la société satisfasse certaines de leurs exigences légitimes. L’exigence principale qu’ils mettent en avant est celle de l’accès à un emploi adapté ou du soutien à un projet de création d’activité. A défaut, ils demandent une allocation qui leur permette de vivre avec leur handicap.
Ces formes de mépris, qui se manifestent dans la privation de droits et dans l'exclusion sociale (Ibid., 2006), résident certes dans la limitation brutale de l'autonomie personnelle, mais surtout dans le sentiment de ne pas avoir le statut d'un partenaire d'interaction à part entière, assorti des mêmes droits moraux que ses semblables.
Les lépreux se voient déboutés d'exigences juridiques socialement admises. Ils sont blessés dans leur attente intersubjective d'être reconnus comme sujets capables de former un jugement moral. Cette expérience de privation de droits s’accompagne d’une perte de respect de soi.
Pourtant, ensemble ils s'envisagent comme partenaires d'interaction susceptibles de traiter d'égal à égal avec tous leurs semblables. Ils attendent leur reconnaissance, dont le mépris les a privés, avec la prise en considération cognitive de leur responsabilité morale. Conscient de l'humiliation qu’ils subissent, ils refusent de juger négativement la valeur sociale de chacun d’entre eux et de leurs groupes.
A l’encontre des formes évaluatives revêtues par le mépris, avec les regards de dénigrement portés sur leurs modes de vie individuels et collectifs, ils revendiquent leur égale dignité et demande le respect de leur honneur. Ils cherchent à obtenir un statut social de personnes handicapées, en plaçant cette démarche dans l’horizon culturel d'une société démocratique. Car le mode de vie de mendiant leur interdit de se voir attribuer une quelconque valeur sociale à leurs capacités personnelles. Ils ne récoltent au regard des autres que dépréciation et mésestime de soi.
Pour sortir de l'expérience d'un tel déclassement social, ils veulent l'approbation sociale d'une forme d'autoréalisation, qui dépasse celle obtenue à travers la solidarité du groupe de lépreux en s’ouvrant à l’échelle de la société toute entière. C’est pourquoi ils effectuent de temps en temps le passage de la simple passivité à l'action.
Beaucoup parmi eux sont engagés politiquement (ce qui est une tendance globale de la société sénégalaise). Ils militent et font pression sur leurs partis politiques. Mais, s’ils reçoivent quelques considérations lors des campagnes électorales précédant les élections, ils constatent que plus personne ne semble s’intéresser à eux après. Sans se décourager, ils continuent à faire entendre leurs voix.
Depuis une dizaine d’années, ils ont organisé plusieurs marches de protestation pour être reconnus comme « handicapés ». Dans le paysage sociopolitique sénégalais, ce mouvement a pour objectif la prise de conscience des habitants sur leur situation et leur reconnaissance juridico sociale à travers des actions d’insertion ou bien des allocations. Ces marches ont été la plupart du temps réprimées dès leur démarrage le matin, à grand renfort de cars de police, de façon à ce que ça ne se sache pas publiquement.
Cette évolution montre que le motif déterminant d'une lutte pour la reconnaissance peut émerger de l'expérience du mépris. En retrouvant une possibilité d'action, les lépreux parviennent à se libérer de la tension affective provoquée en eux par les expériences humiliantes. Une nouvelle praxis de résistance politique se construit à partir du potentiel de discernement moral issu du contenu cognitif de leurs sentiments négatifs. Réagissant aux blessures sociales – tels que la violence physique, la privation de droits et l'atteinte à la dignité humaine - les modèles normatifs de la reconnaissance mutuelle se réalisent au sein de leur vécu collectif. La réalité sociale offre un point d’appui pratique à la dynamique des expériences morales. La logique du développement des mouvements collectifs liés à la lèpre sociale prend forme dans la réalité, là où naissent les convictions politico morales de ceux qui réagissent aux injustices générées par la société du mépris.
L’art ouvre à une perception fine, au-delà des mots, de cette lutte politique menée pour la reconnaissance des personnes vulnérables. Le sculpteur sénégalais Ousmane Sow rend hommage à ces femmes, ces enfants et ces hommes devenus objet de la lèpre sociale, à travers l’histoire, à travers tous les continents. Il le fait en malaxant la matière organique de sa terre africaine, à la fois terreuse et synthétique : magma, treillis de paille, racines rouillées, jute récupérée, etc. A partir de la terre humanisée par l’artiste, ses sculptures laissent apparaître son empreinte tactile et sensuelle.
Pétris et levés à main d’homme, ces corps expriment puissamment l’humain, par leurs lignes courbes et dansantes jusque dans le combat pour résister à l’oppresseur, jusqu’au sacrifice de la mort. Ils parlent, de cette parole de silence qui interroge et qu’aucun mot ni concept ne peut épuiser. De cette texture singulière à la fois indestructible et fragile, avec ces corps façonnés qu’on aimerait toucher comme on touche un être vivant, ces êtres avec lesquels on désirerait rentrer en contact tant leur regard semble porteurs d’une puissance de vie indicible.
Nous avons choisi de laisser Ousmane Sow (1999, 7) ouvrir le champ de cette réflexion sur la mêmeté77 du genre humain, sur la lutte politique pour la reconnaissance de ceux qui portent la lèpre sociale :
Nous utilisons ici le mot mêmeté dans le sens que lui donne Lévinas dans Totalité et Infini : comme une reconnaissance de l’appartenance solidaire du soi et de l’autre à une vie qui se dévoile et à travers laquelle l’un et l’autre passent. C’est un mode d’approche d’autrui dans la transcendance du soi, à travers la sensibilité qui met le soi dans la proximité de l’autre.