7.1.2. Des origines aux explications

Bernard Perret, quoique centrant les origines de la crise des liens sociaux sur l’aspect économique, reconnaît la nécessité de les articuler à des dimensions culturelles, ou encore, à l’impact des questions de nature ethnique présentes dans la société. Selon lui, « on n’ignore pas la complexité ni l’ambivalence qui caractérisent l’état actuel du social…, on ne peut ignorer non plus l’inadéquation des politiques en vigueur face aux menaces qui pèsent aujourd´hui sur la cohésion sociale » (Perret, 1991, p. 120). L’auteur souligne également les problèmes qui découlent de la crise syndicale qui ne constitue plus un niveau important de médiation de conflits, ce qui a comme conséquence une sorte de «mort» de l’ouvrier en tant qu’acteur collectif. La conséquence en serait une porte ouverte pour l’atomisation du social (Perret, 1991).

Robert Castel (1991) débute son analyse par une longue liste des « laissés-pour-compte de la croissance et blessés de la civilisation » (p. 137). Il concentre sa réflexion sur le constat de la double condition de précarité du travail et de la vulnérabilité relationnelle qui caractérise la question sociale actuelle et certaines catégories situées entre l’indigence et l’exclusion ; celles-ci font face à la désaffiliation sociale. Ce concept exprime «un mode particulier de dissociation du lien social » (Castel, 1991, p. 138) et rend commun le destin de ceux qui sont les oubliés du processus de civilisation. L’auteur insiste sur la nécessité de penser à la situation de désaffiliation en tant qu’« effet de la conjugaison de deux vecteurs : un axe d’intégration/non-intégration par le travail ; un axe d’insertion/non-insertion dans une sociabilité sociale-familiale » (Castel, 1991, p. 139). « La dimension économique, loin d’être négligeable, n’est pourtant pas fondamentalement déterminante. Autrement dit, la pauvreté comme telle compte moins que ce couplage rapport au travail-coefficient d’insertion sociale » (1991, p. 148). Quant à François Dubet (1987), il analyse le contexte de ce qu’il appelle la galère. Celle-ci est davantage pensée comme une expérience qui caractérise un « état » plutôt que comme une catégorie d’analyse ou un groupe, même si celle-ci est le fait de jeunes gens des classes moyennes.

Enfin, pour Marcel Gauchet (1991), il insiste à son tour sur l’idée de la société moderne en tant que productrice d’individualisme. Dans la mesure où l’internationalisation, les transformations dans le contexte du travail, la fin de la stabilité de l’emploi, etc., provoquent des changements dans la structure des relations de classes, ce sont les formes traditionnelles d’institutionnalisation et de solidarité qui sont remises en cause. «C’est la dimension même de l’acteur collectif qui est tendanciellement en train de s’évanouir avec la crise de cette figure symbolique de la classe des producteurs. Il n’y a plus d’acteur collectif. Il y a des individus qui utilisent la dimension collective» (1991, p. 174). Il s’agit d’une réalité qui caractérise l’ensemble de la société. L’auteur est alors tenté de parler d’une démocratisation de comportements individualistes et d’un individualisme de masse.

Il est à noter que deux formes d’exclusion co-existent dans la lèpre sociale : l’exclusion par excès et l’exclusion par défaut. En fait, pour les personnes en situation de lèpre sociale, l’inclusion et l’exclusion sont comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. Elles sont l’expression d’une fracture chez un même individu empêché de se construire en tant que sujet. Le caractère dynamique du processus d’inclusion/exclusion montre que des individus inclus dans certaines dimensions de la vie sociale (l’exutoire de l’aumône) se retrouvent exclus dans d’autres (désencombrements humains).

Une utilisation adéquate du concept d’exclusion sociale permet de percevoir, entre autres, l’autonomie des sphères économique, sociopolitique et culturelle. Cela permet de saisir les contextes, les contenus et les modalités de l’exclusion/inclusion en tant que trait caractéristique des sociétés africaines postcoloniales. En effet, l’analyse en termes d’exclusion sociale, lorsqu’il se rapporte à ce qui est culturel plutôt qu’à ce qui est économique, permet d’expliciter la double condition d’inclusion et d’exclusion des personnes en situation de lèpre sociale dans des substrats culturels où l’on a encore besoin des mendiants.

Ce double mouvement permet également que l’on réfléchisse aux sociétés africaines postcoloniales à partir de particularités et de singularités culturelles et sociales qui s’éloignent des explications fondées sur des présupposés exogènes. Au contraire, l’approche doit permettre de penser le caractère pluriel des sociétés et des valeurs qui coexistent et occupent des positions différentes dans le monde. Enfin elle doit permettre, pour les sociétés africaines, de mieux saisir les mécanismes de production et de reproduction des inégalités caractéristiques des sociétés contemporaines et de revoir les liens de solidarité qui construisent le social.

Le concept d’exclusion sert à penser la nature des relations sociales dans les sociétés modernes et sécularisées, où la raison instrumentale commanderait, pour ainsi dire, les structures, les ordres juridiques et l’organisation sociale. L’égalité démocratique « ramène l’individu vers lui-même et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur» (Alexis de Tocqueville, 1981, 385). Pour Charles Taylor, les individus du monde moderne seraient « repliés sur leur individualité » (1992, 14). La raison instrumentale, articulée aux processus de sécularisation et de désenchantement du monde fournirait le ton, pour ainsi dire, de la vie moderne. Dans ce cadre de rationalisations sécularisées : tout peut être repensé en fonction de la quête du bonheur et du bien-être des individus…

Parallèlement, une fois que les créatures qui nous entourent perdent la signification que leur assignait leur place dans la chaîne des êtres, elles se dégradent en matières premières ou en moyens assujettis à nos fins (Taylor, 1992, 15-16). Comme conséquence possible, bien que non exclusive, la lèpre sociale serait transformée en moyen, ou, dans les termes de l’argumentation développée ici, en réponse possible à ces fins, qu’ils arrivent ou pas au seuil de conscience de la part des pouvoirs publics qui les traitent de cette manière. Une réponse dont le présupposé serait tant l’impossibilité de la personne en situation de lèpre sociale de construire son identité que la négation de l’autre en tant que sujet.

Ainsi, l’exclusion cristallise aujourd'hui l'ensemble des peurs et se présente comme le « problème social » à traiter. Discours politiques, actions militantes et productions académiques fleurissent sur ce « terrain » (Cédric Frétigné, 2000).

Les politiques de lutte contre la pauvreté sont devenues lutte contre l'exclusion. Derrière ce glissement sémantique, une volonté : prendre en compte non seulement la pauvreté conçue comme une absence ou une faiblesse de revenus, mais aussi l'isolement, le mépris, la souffrance, le besoin, ou encore la ségrégation. On explique ce que signifie raisonner et agir en termes d'exclusion. On décrit et évalue les politiques publiques de lutte contre l'exclusion. Enfin, on invite à des politiques sociales plus rationnelles (Julien Damon, 2008).