La lèpre sociale concerne donc tous les sujets en situation de mépris social, de grande précarité et d'exclusion. Mais, de quoi sont-ils exclus ? Les situations d'exclusion connaissent bien des évolutions, du village à la ville et d’un régime politique à un autre (selon les dires des lépreux). C'est alors ce qui reste du pouvoir de lutte sociale, culturelle et individuelle au sein des groupes en exclusion qui retient l'attention : comment entendre et favoriser ces forces de refus et de subjectivation ?
Les personnes en situation de lèpre sociale dépendent de la mendicité, elles vivent sous le seuil de pauvreté, elles souffrent du mal logement, et, elles n’espèrent aucunement intégrer le marché du travail parce que classées dans les catégories « inemployables ». Les Etats africains développent des politiques sociales avec des programmes de lutte contre l'exclusion. Des réformes importantes, comme la création de structures sociales et sanitaires de proximité, ont apporté de nouveaux droits (ne serait-ce que sur un plan formel) à ceux qui n'en avaient pas ou plus. La cohésion sociale et la lutte contre les inégalités sociales sont devenues des objectifs de politique publique. Mais pour faire valoir ses droits, encore faut-il les connaître. Pour les personnes en situation de lèpre sociale, la lutte contre l'exclusion repose sur des dispositifs parfois complexes et dispersés dans de nombreux textes : Constitution, code civil, code du travail, code de l'action sociale... Tous ces instruments sont écrits en français, ils ne sont pas encore traduits dans les langues nationales.
Dès lors, un travail de clarification et d’illustration (conscientisation au sens de Paolo Freire) autour de certaines questions de fond telles que : Qui peut bénéficier de l’aide d’Etat et comment ? Quels sont les recours en cas de manquement ? Peut-on obtenir gratuitement l'assistance d'un avocat ? Quelles sont les sanctions contre la discrimination ? Quelles démarches entreprendre pour obtenir une prestation sociale ?... Ce travail répond, ainsi, aux questions concrètes que peuvent se poser les personnes en situation d'exclusion, mais aussi chaque individu soucieux de connaître ses droits. Il est un travail collectif à réaliser par des professionnels du droit et des praticiens de terrain (travailleurs sociaux, militants associatifs, etc.), qui vont unir leurs compétences pour que les droits de l’homme et les instruments qui les édictent deviennent des réalités et des outils de lutte contre les exclusions.
Après avoir passé du temps avec les lépreux (7 ans) et analysé avec eux leur situation, il nous restait un point majeur à éclaircir , à savoir quelle est la direction ou l’optique politique du Gouvernement vis-à-vis des lépreux et de tous ces hommes et femmes en situation de lèpre sociale dans les rues de Dakar et celles des autres grandes villes du pays ?
Nous avons pu collecter un certain nombre de réponses issues des discours et des actes des autorités, mais aussi des interprétations des personnes en situation de lèpre sociale en plus de nos lectures et de nos propres analyses. Les Autorités politiques et administratives nous conduisent aux textes de loi (décrets, arrêtés, etc.), lesquels tentent d’éloigner les personnes en situation de lèpre sociale du centre urbain et de les maintenir ainsi en milieu rural ou, au meilleur des cas dans les banlieues. Il appartient dès lors aux fonctionnaires de police et aux agents municipaux de veiller à l’application de ces directives d’interdiction et de sanction à tout contrevenant. Cependant, il faut le (re)souligner, ces mesures ne restent pas lettre morte, mais leur application souffre de limites paradoxales : corruption des fonctionnaires, rythme de l’évènementiel dans la gouvernance postcoloniale80 et les aspects socioculturels du traitement de la mendicité.
Nous notons un certain paternalisme du gouvernement qui élabore des textes de loi qui ne tiennent pas compte des réalités socio-anthropologiques du pays, de la nation et des terroirs. Les hommes politiques se défendent de cette accusation et expliquent leurs pratiques par la nécessité de brancher l’Afrique sur la modernité et sur les idéaux universels du développement et de la bonne gouvernance. Nous pensons que les politiques sont loin de trouver la solution au développement du continent qui doit faire face d’abord et avant tout à comment conduire l’Afrique et le monde entier à une véritable justice pour les personnes en situation de lèpre sociale dont les rangs grossissent de jour en jour. Comment arrêter cette machine infernale de production de lèpre sociale, c'est-à-dire de mépris, de souffrance, d’exclusion et de pauvreté, dans des sociétés de plus en plus riches ?
Les politiques publiques doivent tenir compte des besoins et des désirs des personnes en situation de lèpre sociale. Les problèmes les plus importants sont ceux du travail, du logement, de la santé et de l’alimentation. Nous voyons donc le paradoxe de la volonté de l’Etat d’assigner les lépreux à résidence dans les villages de dé-classement. Comment ces derniers vont-ils faire pour subvenir à leurs besoins s’ils ne travaillent pas, sachant que les membres valides de leurs familles n’y parviennent déjà pas ? Comment peuvent-ils travailler si l’Etat ne prend pas en charge une politique d’insertion socioprofessionnelle adaptée et durable à leur profit ? Mais, comment réussir une telle politique d’insertion socioprofessionnelle dans un espace économique où la chose la plus rare et la moins partagée reste le travail ?
Autant de questions pour rendre compte de la difficulté de reconnaissance et de participation des personnes en situation de lèpre sociale dans le tissu socioéconomique national et méta-national. Mais, il n’est pas de la vision des lépreux que l’Etat leur vienne en aide à ce point, ils refusent d’être les éternels assistés des institutions et organisations nationales et internationales. Ils veulent être reconnus comme des citoyens à part entière qui possèdent les mêmes droits et les mêmes devoirs vis-à- vis de la Nation et de l’Etat. A leurs yeux, cela passe par la reconnaissance de la mendicité comme une valeur essentielle des sociétés africaines et par conséquent de la reconnaître aussi comme une activité licite productrice de revenus pour les personnes en situation de lèpre sociale qui la pratiquent. Cela semble plus intelligent que de copier de manière veule des législations pensées et conçues pour d’autres pays et d’autres réalités sociales et culturelles. Là où la mendicité est interdite, c’est parce qu’il y a des dispositifs sociaux de prise en charge qui remplacent d’une certaine manière l’activité de manche (C’est le cas en France, où il existe des minima sociaux tels que le RMI (Revenu minimum d’insertion), l’AAH (Allocation d’adulte handicapé), l’API (Allocation de parent isolé), l’Allocation vieillesse, etc.), la sécurité sociale ou la CMU (couverture médicale universelle).
Une analyse intéressante des lépreux du groupe d’Aïssatou consistait à dire que si l’Etat pouvait accordait, sur son budget global, un revenu annuel garanti de Un million deux cent mille francs CFA à chaque lépreux, on pourrait à la limite compenser leur handicap et l’activité de mendicité qui leur permet de vivre et de faire vivre leur famille. Les intéressés pensent que la seule manière de lutter contre la pauvreté, c’est, soit de créer des emplois suffisants, garantis, durables et adaptés ; soit, de trouver des stratégies de compensation (minimas sociaux, etc.) ; soit, de laisser les personnes en situation de lèpre sociale utiliser les canaux et les réseaux traditionnels telle que la mendicité.
L’Etat africain postcolonial ne présente pas, pour l’instant, les garanties d’un Etat en mesure de faire face à la demande sociale des citoyens, surtout ceux qui se démènent dans l’interstice de l’exclusion sociale. Ces derniers veulent résoudre leurs problèmes de pauvreté et d’exclusion sans trop attendre l’Etat, les institutions et les collectivités. Est-ce utopique ? Le pouvoir politique en Afrique est encore dans la toute puissance pour qu’une simple interpellation de groupes (marginaux) de citoyens puisse décider d’une orientation nouvelle allant dans le sens de la reconnaissance sociale de la lèpre d’une part, et de l’autre, de dépassement de l’idée de paternalisme pour le respect des droits fondamentaux des couches les plus fragilisées.
Le problème de la toute puissance des Autorités étatiques passe par la violence institutionnelle, diffuse ou pas, exercée au quotidien sur les personnes en situation de lèpre sociale, en ville et à la campagne, mais particulièrement dans la ville de Dakar, leur lieu de travail par excellence81. Nous voyons qu’il y a une politique d’établie à ce sujet et que sa persistance se heurte au refus de l’arbitraire des lépreux-mendiants. Il est donc probable que les personnes en situation de lèpre sociale se montrent plus radicales dans leurs stratégies qui sont restées jusque-là pacifiques et sans grand danger pour les pouvoirs publics.
Les attitudes et les comportements des fonctionnaires des services sociaux du Ministère de l’Action sociale semblent avoir indisposé plus d’une fois les personnes en situation de lèpre sociale. En effet, la simple visite des locaux qui abritent leurs bureaux donne largement une idée sur leur manque de moyens : vieux bâtiments aux murs lézardés, logistiques presqu’inexistantes, locaux lugubres mal éclairés avec une tristesse qui traduit la situation de parent pauvre que constitue le social (comme l’éducation et la santé) dans les politiques d’ajustement structurel imposés aux Etats africains par les institutions de Breton Woods (Fond monétaire international et Banque mondial).
Les personnes en situation de lèpre sociale déplorent le fait que, non seulement les fonctionnaires des services sociaux ne s’occupent pas de leurs problèmes, mais ils se permettent de raconter qu’il y aurait des mendiants très riches qui possèdent des immeubles et qui font de la spéculation immobilière. Ou bien encore, ils affirment qu’il y a des mendiants qui gagnent plus que des fonctionnaires de la hiérarchie B (deux cent cinquante à quatre cent mille francs CFA par mois).
A Mbaling où nous l’avons trouvée, Aïssatou (très amère) nous disait : « Mais, pourquoi alors, ils n’abandonneraient pas leur poste de fonctionnaire pour venir faire la manche ? Cela prouve simplement qu’ils ne disent pas la vérité. Ils cherchent à faire plaisir à leurs chefs et aux organisations qui nous ont tournés le dos, telle que la DAHW. Nous ne répondons pas à leurs provocations ».
Les personnes en situation de lèpre sociale sont conscientes qu’elles vivent une situation de précarité extrêmement grave qui demande une sortie de crise rapide et cohérente. Que pour cela, il ne s’agit pas seulement de faire la critique du paternalisme et de la bureaucratie étatiques mais, de coopérer avec les pouvoirs publics pour la mise en place de politiques adaptées prenant en compte leurs besoins de formation et d’insertion professionnelle.
Avant d’aller plus loin avec ces arguments d’insertion, nous signalons la nécessité d’arrêter d’entraver les efforts des personnes en situation de lèpre sociale qui désirent assurer leur autonomie et se débarrasser de l’aide et de l’autorité paternaliste qui l’accompagne exercée par les fonctionnaires.
La question essentielle du débat est que les pouvoirs publics comprennent qu’il s’agit de la reconnaissance sociale de personnes en situation de mépris social, de souffrance et d’exclusion. Et qu’il s’agit d’en arriver à un certain but : qu’elles se sentent considérées et acceptées comme des sujets de droits, des citoyens ayant les capacités de participer à la délibération et aux prises de décisions, surtout pour des questions qui les concernent au premier chef.
Pierre Bourdieu a coordonné l’ouvrage La misère du monde 82. C’est une enquête collective qui veut faire émerger « l'expérience du monde social » que peuvent avoir, chacun à sa manière, tous ceux qui occupent une position inférieure et obscure à l'intérieur d'un univers prestigieux et privilégié. La misère sociale qui y apparaît n'est pas forcément (ou pas seulement), selon Bourdieu, une « misère de condition », liée à l'insuffisance de ressources et à la pauvreté matérielle. Il s'agit plutôt ici d'une « misère de position », dans laquelle les aspirations légitimes de tout individu au bonheur et à l'épanouissement personnel se heurtent sans cesse à des contraintes et des lois qui lui échappent : cette violence cachée est produite à travers « les verdicts du marché scolaire », « les contraintes impitoyables du marché du travail ou du logement », « les agressions insidieuses de la vie professionnelle »...
Si le constat n'est pas très gai, il n'a pourtant, selon Bourdieu, rien de désespéré, car, affirmait-il dans la conclusion, « ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire ».
Le concept d’indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) est principalement fondé sur les travaux de Amartya Sen83 qui sont souvent associés à ceux de John Rawls sur La Théorie de la justice, dont ils constitueraient une sorte de pendant économique, une « théorie économique de la justice » en quelque sorte. D'autant plus que Amartya Sen84 lui-même n'hésite pas à en rajouter dans la veine de l'économiste humaniste. Dans une conférence de presse à l'Onu au lendemain de l'attribution du prix Nobel, il raconte :
‘« En apprenant que je suis économiste, les gens me demandent des conseils pour investir leur argent. Je leur dis que je n'en ai aucune idée et que, de plus, ce qui m'intéresse ce sont les gens qui n'ont pas d'argent à investir» 85 ’Développant largement son raisonnement et ses études empiriques, il propose une réflexion d'ensemble s'appuyant sur une analyse de quatre grandes famines (Bengale en 1943, Ethiopie entre 1972 et 1974, Sahel entre 1968 et 1973 et Bangladesh en 1974), et surtout sur une réflexion sur les critères de la pauvreté, il conclut « qu'il est possible que de graves famines puissent se développer pour des raisons qui n'ont rien à voir du tout avec les productions agricoles » 86 .
En fin de compte, il dit que c'est la restriction des « capacités d'accès » aux marchés des produits alimentaires d'une partie de la population qui fut à l'origine de la famine. Ces recherches d’Amartya Sen vont être incroyablement fécondes. Aucune des analyses et des politiques menées aujourd'hui contre la faim, par les ONG et par les gouvernements, ne peut se penser sans cette affirmation terrible de l'économiste indien : « La prévention des famines met en jeu des mesures si faciles que la véritable énigme tient à ce qu'elles continuent à sévir» 87
La théorie du choix social est une branche des sciences économiques organisée autour de questions fondamentales que Amartya Sen décrit ainsi :
‘« Comment est-il possible de parvenir à des jugements intégrés et incontestables au niveau de la société (par exemple au sujet du "bien-être social" ou de "l'intérêt public" ou "du taux de pauvreté"), étant donné la diversité des préférences, des préoccupations et des difficultés des différents individus qui composent la société ? (...) Un choix social est-il même possible, puisque, comme Horace le constatait il y a longtemps, il peut y avoir autant de préférence que de gens» 88 .’Les capabilités sont les « possibilités réelles de choix social » permettant « l'accomplissement » d'un individu : « le niveau de satisfaction des besoins humains permettant de se comporter en homme ». Les biens économiques prennent alors une autre signification : « L'attention se porte, dans cette analyse, sur les libertés qui résultent des biens, et non sur les biens considérés en eux-mêmes » 89 .
Contestant la focalisation des analyses de la croissance sur le PNB (global ou par habitant), Amartya Sen propose de voir le développement humain :
‘« comme le processus d'élargissement des choix des individus (...). Le développement humain possède deux faces : la formation des capabilités humaines - telles que l'amélioration de la santé, du savoir, des compétences - et l'usage que les individus peuvent faire de ces capacités - à la fois dans les loisirs, pour les activités productives ou pour leurs activités dans les affaires politiques sociales et culturelles » 90 . ’Amartya Sen91 développe l'idée que :
‘« le soutien à la cause du pluralisme, à la diversité et aux libertés fondamentales se retrouve dans l'histoire de nombreuses sociétés. Les longues traditions consistant à encourager et à pratiquer le débat public sur les problèmes politiques, sociaux et culturels dans des pays tels que l'Inde, la Chine, le Japon, la Corée, l'Iran, le monde arabe et dans de nombreuses parties de l'Afrique, exigent une reconnaissance beaucoup plus complète de l'histoire des idées de la démocratie » 92 .’En insistant ainsi sur les origines mondiales de la démocratie, il a deux objectifs. D'abord rappeler l'importance du débat public dans la construction des capabilités : il dit que c'est grâce à la démocratie que l'Inde a pu avoir un taux de croissance de l'espérance de vie trois fois plus rapide que la Chine, car « le fait que tout le monde soit si bien informé des inadéquations de la politique de santé en Inde, grâce aux critiques de la presse, est en soi une contribution importante à l'amélioration de l'état des choses »93.
Ensuite montrer que la démocratie n'est pas réservée à certains lieux du monde, mais qu'au contraire l'universalisation des valeurs démocratiques peut s'appuyer sur un ensemble de traditions protodémocratiques.
‘« Tout au long du XIXè siècle, les théoriciens de la démocratie trouvèrent tout à fait naturel de débattre de la question de savoir si tel ou tel pays était « mûr » pour la démocratie. Ce n'est qu'au XXè siècle (...) qu'il fut reconnu que la question était mal posée : un pays ne doit pas être déclaré "mûr" pour la démocratie, mais il doit (...) parvenir à la maturité par la démocratie» 94 . ’Longtemps analysées sous l'angle économique, les inégalités s'appréhendent aujourd'hui selon une multitude de critères comme le sexe, l'âge, la santé ou le territoire... Ces nouvelles sensibilités aux inégalités ont transformé le regard des sociologues. C'est indéniable, la lutte contre les inégalités est devenue l'un des leitmotive des démocraties modernes. Dans les médias, les discours politiques, les publications des économistes, des anthropologues et des sociologues, les débats citoyens ou les conversations de tous les jours, l'inégalité est un thème récurrent comme si nos sociétés postmodernes étaient devenues allergiques à tout ce qui pourrait suggérer que nous ne vivons pas dans un monde juste.
Quelle est la participation politique des personnes en situation de lèpre sociale ? Officiellement, la pauvreté a depuis longtemps cessé d'être un obstacle à la citoyenneté. Etre électeur ne suppose plus comme au XIXè siècle le paiement du cens (l'impôt). Les seules conditions exigées sont la nationalité, la majorité (18 ans presque tous les pays francophones d’Afrique occidentale) et un domicile.
De nombreux partis politiques et les élus font leur campagne électoral jusque dans les villages de lépreux, avec des promesses d’amélioration des conditions de vie qu’ils ne tiennent jamais même quand ils gagnent les élections. Néanmoins, de nombreux obstacles demeurent qui empêchent l'accès effectif des pauvres à la citoyenneté. En effet, avoir le droit de voter est une chose, être éligible en est une autre. Or, on constate que les populations relevant de la précarité ou de la grande pauvreté sont également celles qui sont les plus inscrites sur les listes électorales, les plus courtisées, et adhérant le plus aux associations et aux partis politiques. Les plus démunis sont donc toujours absents des espaces de représentation – assemblée nationale, sénat, municipalité, communauté rurale, gouvernement - où ils pourraient se faire entendre.
Pour Serge Paugam, l'assistance ne peut constituer une solution à la pauvreté95. D'un point de vue sociologique, il est préférable de distinguer la pauvreté comme faiblesse économique de la pauvreté comme statut social, ce qui consiste à se demander, comme le faisait déjà Georg Simmel au début du XXe siècle, quelles sont les personnes qui, dans une société, ne peuvent être définies autrement que comme pauvres. Or, toutes les sociétés modernes définissent leurs pauvres à travers des catégories d'assistance qui renvoient à des personnes en situation de dépendance.
L'assistance, aussi généreuse soit-elle, ne peut constituer une solution et, en plus, il y a risque de pérennisation des dispositifs et des situations d'assistance. En même temps, on renonce à l'idée d'une solidarité globale, d'une protection sociale plus fiable pour tous les citoyens. La pauvreté est toujours l'expression d'une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu tolérable. Davantage encore dans une société globalement riche et démocratique où l'on recherche de manière prioritaire l'égalité réelle et non plus seulement l'égalité formelle des individus-citoyens. La sociologie de la pauvreté vise à étudier simultanément la pauvreté comme expérience vécue par des hommes et des femmes situés au bas de l'échelle sociale, et la pauvreté comme un élément de la conscience que les sociétés modernes ont d'elles-mêmes et qu'elles cherchent le plus souvent à combattre.
Les analyses du Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) tendent depuis quelques années à aborder la pauvreté comme un fléau mondial qui touche les individus et pas seulement certains pays. L'amplitude des écarts de revenus n'est plus seulement considérée comme révélatrice de déséquilibres Nord-Sud, mais comme une menace pour la stabilité sociale et politique des sociétés en général.
Les Administrations appliquent les directives selon les grands évènements qui rythment la vie de la Nation, en rapport avec le programme gouvernemental. Pour exemple, la Police va faire un travail au quotidien de rafle et d’éloignement des personnes en situation de lèpre sociale, à chaque fois que le Président doit recevoir en visite officielle un homologue, surtout s »il s’agit d’un Président d’un Etat du Nord (Europe, Amérique du Nord). En cela, nous renvoyons à l’article de René Collignon sur les désencombrements humains à Dakar sous le règne de Léopold Sédar Senghor.
Nous rappelons que pour les personnes en situation de lèpre sociale, Dakar est considéré comme « le paradis de la mendicité ».
Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1998.
Récompensés par le prix Nobel 1998, les travaux d'Amartya Sen - sur les famines contemporaines, les inégalités ou la possibilité des choix sociaux - s'inscrivent dans la grande tradition humaniste d'une théorie économique de la justice.
Les travaux les plus célèbres d’Amartya Sen portent sur les famines. Le Monde, faisant là une approximation intéressante, avait titré sur cette partie des recherches d’Amartya Sen en octobre 1998 (« Amartya Sen a été récompensé pour ces travaux sur l'origine de la famine ») alors que le texte de l'Académie Nobel, même s'il évoquait ces travaux sur les famines en fin d'argumentation, insistait bien plus sur la théorie des choix sociaux.
Afnasé Bassir Pour, « Un économiste de la pauvreté distingué par l'Académie Nobel », Le Monde, 16 octobre 1998.
Ibid.
Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté , Odile Jacob, 2000
Amartya Sen, La possibilité du choix social, Revue de l'OFCE, n° 70, juillet 1999
« L'approche alternative d'Amartya Sen », L'Économie politique, n° 27, 3è semestre, 2005
L'IDH est l'indicateur économique et social qui tente de mesurer les capacités des individus à développer leurs choix de vie, à vivre leur vie d'être humain. La richesse, mesurée par le PIB par habitant en parité de pouvoir d'achat (PPA), n'y suffit pas. Il faut y agréger les données de l'espérance de vie à la naissance, les taux d'alphabétisation des adultes et les taux (bruts) de scolarisation combinés. On obtient alors une mesure du développement humain bien plus efficace que par la mesure des revenus.
La dernière facette des recherches d’Amartya Sen est au premier abord plus étonnante, mais c'est celle qui va permettre de faire apparaître la cohérence d'ensemble de ses travaux. Dans une série d'articles et de conférences récents (souvent écrits ou prononcées après l'obtention du Nobel), Amartya Sen montre que les racines de la démocratie ne sont pas spécifiques à l'Europe : d'autres lieux du monde ont aussi été des berceaux de la démocratie et du débat public.
Amartya Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, Paris, Payot, 2005
« L'approche alternative d'Amartya Sen », L'Économie politique, n° 27, 3è semestre, 2005
Ibid.
Serge Paugam, dans son ouvrage, Les Formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005, définit trois formes élémentaires de pauvreté : la pauvreté intégrée, la pauvreté marginale et la pauvreté disqualifiante. Dans le cas de la pauvreté intégrée, les pauvres se distinguent assez peu des autres couches de la population. Ils ne sont pas stigmatisés par ce statut, qui renvoie davantage à l'appartenance à une vaste communauté vivant dans une région ou un pays pauvre. S'ils vivent dans des situations matérielles difficiles, ils ne sont pas pour autant démunis de relations sociales et de solidarités, en particulier familiales. En France, au contraire, les pauvres sont souvent privés de supports sociaux, donc d'autant plus dépendants de la collectivité. La pauvreté intégrée renvoie à ce qui se passe dans les pays préindustriels organisés sur une base rurale avec une économie de survie. Les solidarités familiales et l'économie informelle jouent un rôle important. La pauvreté marginale correspond, elle, à une configuration sociale où les pauvres constituent une fraction résiduelle de la population et sont pris en charge au titre de l'assistance. On la trouve dans des sociétés qui ont un haut niveau de protection sociale, en général corrélé à une situation de plein emploi, comme par exemple dans les pays scandinaves. Les pauvres se distinguent très fortement du reste de la population ; ils sont souvent stigmatisés et considérés comme des « cas sociaux ». Troisième forme de pauvreté, la pauvreté disqualifiante renvoie à des sociétés industrialisées où une part grandissante de la population se voit refoulée du marché de l'emploi ou en situation de grande précarité. L'assistance devient massive et les moyens mis en œuvre toujours trop limités pour faire face à la croissance de cette population. Il y a disqualification sociale parce que les personnes refoulées sont finalement les moins qualifiées et aussi les moins protégées. Cela aboutit à un quasi-dualisme dans le traitement social : d'abord par une protection sociale en théorie générale mais qui conduit de plus en plus de personnes à sa marge, puis par un traitement qui relève de l'assistance.