Dans les sociétés modernes, la vie de la Cité coïncide avec la vie du droit. Cette dernière est une lutte perpétuelle pour la justice et l’égalité : lutte collective et individuelle des peuples, de l'Etat, des classes96, des groupes, des individus. Les personnes en situation de lèpre sociale s’inscrivent dans une dynamique universelle de lutte pour l’existence et la (sur)vie. L’histoire de l’Humanité (r)enseigne que les droits fondamentaux, qu’ils soient individuels ou collectifs, ont été acquis en luttant. Cela est valable dans tous les cieux et pour tous les peuples, seules les formes et les moments varient. Tout droit, droit d'un peuple ou droit d'un particulier, suppose que l'on soit constamment prêt à le brandir, à le sauvegarder et à le soutenir. Le droit n'est pas une pure théorie, mais une force vive et c’est cela qui est compris, du moins pratiqué par les personnes en situation de lèpre sociale face aux administrations et au pouvoir politique.
Nous ne voulons pas nous faire les apôtres de la discorde, des querelles, de l'esprit batailleur et procédurier. Nous ne préconisons nullement la lutte pour le droit dans toutes les contestations, mais seulement là où l'atteinte au droit implique en même temps une mésestime de la personne. La condescendance, la mansuétude, la douceur et l'amour de la paix, la transaction et la renonciation à faire valoir son droit trouvent aussi, dans notre écrit, toute la place qui leur revient. Cela repousse uniquement l'indigne tolérance de l'injustice qui semble faire effet de mode dans les sociétés contemporaines.
Un autre désir que nous avons pu repérer, c'est que les personnes en situation de lèpre sociale essaient d'opposer à la formule positive de conduite pratique et conformiste une autre formule positive. Que doivent-elles faire alors, lorsque leurs droits sont bafoués? La voie qu’elles proposent va dans le sens soutenable avec la conciliation du maintien de l'ordre juridique et de l'idée de justice sociale. Car, dans l’analyse purement juridique des dispositions légales et règlementaires, on peut réfuter simplement l'erreur, même lorsqu'on n'est pas en mesure de mettre à la place la vérité positive; mais dans les questions pratiques, où il est certain qu'ily a quelque chose à faire et où il ne s'agit que de savoir quoi, il ne suffit pas de rejeter systématiquement les lois de la République.
En réalité, ce sont des dispositions qui condamnent les lépreux (et d’autres aussi) à devenir des « moins qu’hommes »97. Cette exigence est condamnable à notre sens, et elle est contraire à la liberté des lépreux-citoyens, au respect de leur dignité, mais elle répond à la marche de l'histoire postcoloniale qui a jeté des milliers d'hommes dans les liens d'une croyance erronée du développement en Afrique. Ces personnes humaines en situation de souffrance et de méconnaissance sociale ont appris, dans les moments difficiles de mépris, de sgrégation et d’exclusion, à connaître leur force dynamique dans la contestation et le rejet des normes injustes posées par les gouvernants.
C'est ainsi que le règne de la marge semble triompher des puissances de la loi injuste.Onjette à bas le droit existant et on vit selon une sorte « d’instinct de survie ». Nous ne voulons pas cacher celte intéressante découverte à nos lecteurs. C'est le comble du droit africain avec ses deux faces indissociablement liés comme celles d’une pièce de monnaie. Ce droit paradoxal en lui-même. D’une part, sous prétexte de modernité, il imite sur le fond et la forme le droit occidental et notamment français. D’autre part, il ne tient aucunement compte de la réalité sociale des peuples africains. Or, le droit ne saurait être une pure théorie, mais une force vive calquée sur des dynamiques et des réalités politiques, sociologiques, historiques et anthropologiques.
Le droit est un travail « local » incessant, non seulement du pouvoir public, mais du peuple tout entier. La vie entière du droit, considérée dans son ensemble, doit plonger dans la vie sociale, économique, culturelle et politique. Elle doit être le reflet de tout cela et non la copie conforme d’un droit étranger qui reflète d’autres réalités sociales, économiques, culturelles et politiques, représentant le même spectacle de la lutte et du travail sans trêve de toute une nation, que nous offre l'activité des peuples dans le domaine de la production économique et intellectuelle. Chaque citoyen, obligé de soutenir son droit, prend sa part à ce travail national, et apporte son obole à la réalisation de l'idée du droit et c’est cela que dictent l’attitude et les comportements des personnes en situation de lèpre sociale.
Sans doute, cette nécessité ne s'impose pas à tous dans la même mesure et les mêmes conditions, mais elle garde son caractère universel et populaire. S’il est vrai qu’en Afrique postcoloniale (et ailleurs), la vie de milliers d'individus s'écoule inattaquée et sans obstacles dans les voies réglées du droit, il est aussi évident que pour des couches importantes et de plus en plus importantes de la population, le droit est une lutte permanente, un refus, une contestation, pour leur reconnaissance sociale. Ces populations ne connaissent pas le droit que comme l'état de la paix et de l'ordre, comme il est défini le plus souvent. Au contraire, au point de vue de leur expérience personnelle, le droit constitue pour elles une illusion parce qu’il est subjectivement un attribut de puissance, de jouissance et d’ordre pour certains et, pour d’autres dont les personnes en situation de lèpre sociale, un levier de la lutte pour la reconnaissance sociale.
Le droit serait-il la tête de Janus au double visage; aux uns elle montre exclusivement celui-ci, aux autres celui-là avec là la diversité complète de l'image qu'ils en reçoivent de part et d'autre ? Par rapport au droit, cela est vrai non seulement pour les personnes en situation de lèpre sociale en particulier, mais pour leurs familles et leurs descendances. Cela divise d’une certaine façon la vie des peuples et des individus : celle des uns est la « guerre », la violence institutionnelle et diffuse, et celle des autres est faite de « paix » et d’ordre. Cette diversité dans la répartition subjective expose aussi bien les peuples et les collectivités à la même illusion que les individus et les citoyens.
Nous développons ici l’idée selon laquelle la lutte pour la reconnaissance sociale que mènent les personnes en situation de lèpre sociale est partie intégrante du travail du droit, et que sous le rapport de la nécessité pratique comme de l'importance éthique, elle est, pour le droit, ce que le travail est pour la propriété. L’intérêt de cette approche populaire du droit nous fournit des éléments de réponses aux reproches faits au droit africain dit « moderne » qui n’est rien d’autre qu’un placage, une reprise du droit colonial (nous y reviendrons).
En règle générale, le mot droit s'emploie dans un double sens : dans le sens objectif, et dans le sens subjectif. Le droit, dans le sens objectif, est la somme des principes juridiquesappliqués par l'État,l'ordre légal de la vie. Dans le sens subjectif, il est la transfusion de la règle abstraitedans le droit concret de la personne intéressée. Dans l'une comme dans l'autre direction, le droit rencontre la résistance;dans l'une comme dans l'autre,il doitla surmonter, c'est-à-dire conquérir ou maintenir son existence en luttant.C'est la luttepour le droitsubjectif, quenous avonschoisie comme le véritable objet de notre étude, mais nous ne pouvons omettre l'exactitudede l’assertionde la luttepour la reconnaissance et la justice.
Quant à la réalisation du droit de la part de l'État,c'est unevérité incontestéeet qui n'a pas besoin, dès lors, de plusample démonstration. Le maintien de l'ordre juridique, de la part de l'État, n'estautrechose qu'unelutteincessante contre l'anarchie quil'attaque. Mais il en va de même de la part de citoyens (pas tous évidemment) pour qui le droit ne constitue pas un rempart mais plutôt une menace et un instrument de mépris social.
Dans tous les cas où le droit positif ignore les situations de marge et d’exclusion, ce droit ne peut venir à bout de s'introduire qu'au prix d'une lutte qui souvent se prolonge pendant des générations sous des formes violentes, ouvertes ou diffuses. Cela peut atteindre le plus haut degré d'intensité éthique lorsque les intérêts de ceux qui gouvernent et administrent ont pris la forme de droits acquis. Le droit postcolonial (ou le droit tout court) est-il bien Saturne dévorant ses propres enfants ? Il ne peut se rattraper qu'en faisant table rase de son postcolonialisme d’une part, et de l’autre, en devenant un droit concret qui se targue de sa particularité, de sa spécificité et de son originalité.
Pour qu’il soit authentique, ce droit doit s’inscrire dans le mouvement historique de la société pour laquelle elle est édictée, avec un tableau de recherches, de combats, de luttes, bref, de pénibles efforts. Il rencontre de la résistance violente ou pas, mais il n'a pas d'autre ennemi à vaincre que son propre passé et sa propre légitimité. Mais, considéré comme cause finale, il est placé au milieu de l'engrenage chaotique de l’émergence des Etats-nations d’Afrique issus des indépendances des années 1960 et devant prendre en charge les buts, les aspirations, les intérêts des hommes, des femmes et des enfants sortis de plusieurs siècles de domination et d’exploitation occidentales. De là l'aversion contre l'intervention de la législation. De là aussi, la méconnaissance complète de la vraie nature de la coutume, ou du droit coutumier.
Dans nos rencontres avec les lépreux, ces derniers nous enseignent que le droit est instrument de puissance à la disposition de l’Administration pour les combattre, les battre et les « enfermer » dans des espaces lointains (les villages de reclassement en milieu rural). Ils ont payé un lourd tribut dans leur lutte pour la reconnaissance comme citoyens à part entière ayant le droit de se déplacer librement dans leur propre pays et de séjourner dans les villes et notamment à Dakar. Le droit postcolonial relève d’une conception véritablement romantique, c'est-à-dire reposant sur une fausse idéalisation des institutions de l’ex-colonisateur98. Ainsi, il ne peut se vivre sans douleur, sans peine, sans action. La circonstance politico-historique de la colonisation ne peut pas ne pas marquer les jeunes Etats-nations d’Afrique mais, sa page doit être tournée. Le droit français, quelles que soient ses qualités et ses performances en Métropole, ne peut pas être universelle au sens d’une application « en tout lieu et en tout temps ». Car, les réalités de la France de 2008 ne sont pas les réalités du Sénégal de 2008, et ceci, malgré leur passé commun, leurs similitudes et leur appartenance au monde moderne et à la globalisation.
Nous comprenons parfaitement que la lutte pour le droit subjectif ou concret est entamée par les personnes en situation de lèpre sociale du fait que leur droit est lésé et même usurpé par le politique. Et, aucun droit n'est à l'abri de ce danger, ni celui des individus, ni celui des peuples, — car l'intérêt des lépreux (et autres mendiants) à le défendre se heurte toujours à l'intérêt du politique à le mépriser. Il en résulte que cette lutte se représente dans toutes les sphères du droit, dans les basses régions du droit privé aussi bien que sur les hauteurs du droit public et du droit international.
Au sens marxiste du terme, à savoir une société divisée en deux classes antagonistes : celle (la bourgeoisie) possédant les moyens de production d’une part, et de l’autre celle (le prolétariat) ne possédant que sa force de travail.
Voir en annexes les lois du régime du Président de Senghor interdisant d’accès les villes et particulièrement la ville de Dakar aux lépreux, sous peine d’emprisonnement à Koutal qui n’est rien d’autre qu’une prison pour lépreux.
La ville coloniale a toujours été organisée selon des principes ségrégationnistes, à savoir : le centre-ville réservé aux affaires, aux administrations, aux colons et à leurs proches collaborateurs ; ensuite la Médina réservée aux indigènes. La ville postcoloniale garde cet aspect avec la ville et sa banlieue.