Quand un individu ou un groupe voit ses droits bafouer, il peut avoir au moins deux positions ; soit, se résoudre à laisser faire, soit faire face et lutter pour recouvrer ses droits. Dans cette dernière figure, il y a aussi plusieurs manières de procéder, de résister et de régler la question. Les personnes en situation de lèpre sociale et leurs groupes ont choisi une forme de résistance qui n’est pas légale mais légitime, qui n’est pas violente mais pacifique, qui n’est pas médiatisée et connue mais diffuse et efficace. C’est une véritable révolution dans la mesure où depuis les années 1960 (Indépendance du Sénégal et de la plupart des Etats de l’Afrique), cette forme de lutte pour la reconnaissance est utilisée. Les Autorités politiques n’arrivent pas à leur fin, c’est à dire à réaliser leur politique de « désencombrement humain » des villes africaines.
Or donc, les Etats-nations postcoloniaux ont ainsi sacrifié l’éthique du droit à l’idéal du développement. La paix sociale, l’harmonie et le respect de la dignité humaine sont sacrifiés par le droit de la modernité. La question semble dès lors se réduire en définitive à savoir quel est le sacrifice le plus supportable entre un hypothétique développement et le respect de la dignité de l’homme. Le politique renoncera dans l'intérêt du développement au montant du respect des droits humains qui serait insignifiant pour lui99. Quant aux personnes en situation de lèpre sociale, au contraire, pour qui le respect de leur dignité est crucial, elles renoncent plutôtà la légalité. La question de la lutte pour le droit se réduit ainsi à un affrontement entre un politique suspendu entre le ciel et la terre et des citoyens en mal de droit, humiliés et méprisés. Chacune des parties sait qu'en réalité il en va ainsi. L'expérience de tous les jours nous montre des courses-poursuites, des stratégies, des points de discorde mais également, et assez souvent, des rencontres, des retrouvailles (au moment des campagnes électorales, etc.), des expériences multiples de séduction, etc.
Comment expliquer pareille façon d'agir franchement absurde au point de vue du gouvernement des humains ?La réponse que l'on entend faire habituellement est connue : c'est le tristemal de l’Etat-nation en Afrique postcoloniale. Mais, que vaut le développement d’un pays sans le respect de la dignité de l’homme, de chaque homme et de tous les hommes partageant le même espace national ? Qu'est-ce donc que cette forme de développement qui sèmera la souffrance, le mépris, le chagrin et la misère dans les villes comme dans les campagnes où l’on cherche visiblement à enfermer les personnes en situation de lèpre sociale ? En définitive, est-ce que cela ne menace pas l'existence de l'État-nation?N’est-ce pas là une folie que de faire de pareils sacrifices pour un pareil enjeu ?
Mais si un peuple doit se défendre pour recouvrer sa liberté et sa dignité (ce qui était le cas des peuples africains pendant l’esclavage et la colonisation), pourquoi les personnes en situation de lèpre sociale ne se défendraient-elles pas également contre l’injustice, le mépris, la ségrégation et l’exclusion sociale dont elles sont victimes? De même que les peuples ont lutté non point pour la seule valeur-indépendance mais pour eux-mêmes et pour leur honneur, de même, les personnes en situation de lèpre sociale résistent à une outrageante mésestime de leur droit. Elles ne luttent pas pour la misérable présence dans les capitales et les villes100, mais pour un but idéal : la défense de leur personne même et de leur sentiment du droit. Vis-à-vis de ce but, tous les sacrifices, les désagréments et l’illégalité qui sont la suitedu litige n'entrent plus en balance pour les intéressés;le but justifie les moyens. Ce n'est point le prosaïque intérêt matériel ou pécuniaire issu de la manche qui pousse les personnes en situation de lèpre sociale à entamer la résistance, mais la douleur morale que leurcause l'injustice.
Néanmoins l'expérience nous apprend qued'autres individus se trouvant dans la même positionprennent une décision touteopposée ; ils aiment mieux la paix qu'un droit péniblement soutenu. C’est le cas des charretiers de Dakar à qui il est interdit de circuler en centre-ville et qui respectent les dispositions règlementaires. Que devons-nous penser de ces personnes? Nous bornerons-nous à dire que c’est une question de convenance, de goût et de tempérament, que les lépreux et autres mendiants sont plus batailleurs, que les charretiers sont plus pacifiques, etc. ? Et au pointde vue de la philosophie du droit, les deux manières peuvent également se justifier, car tout intéressé a le choix de faire valoir son droit ou de l'abandonner ?
C’est un devoir de résister à l'injustice outrageante qui provoque la personne même, c'est-à-dire, à la lésion du droit qui, d'après la manière dont elle est commise porte le caractère d'unemésestime du droit, d'unelésion personnelle. C'est un devoir de l'intéressé envers lui-même, car c'est un commandement de la conservation morale de soi. C’est aussi un devoir envers la société, car cette résistance est nécessaire pour que le droit se réalise. La question se rapporte à une injustice objective, elle prend psychologiquement la même physionomie que dans le cas d'une violation publique de droits fondamentaux des personnes en situation de lèpre sociale. La ténacité avec laquelle ces dernières repoussent l'atteinte à leurs droits est, à leur point de vue, tout aussi bien motivée et moralement justifiée que celle dont elles font preuve à l’égard de la loi (anti-vagabondage et anti-mendicité).
Dans ce cas, vouloir limiter la question à l’illégalisme constitue une méprise psychologique et sociale ; car il ne s'agit pas pour les personnes en situation de lèpre socialed'une question de cadre légal mais de la lésion de leur sentiment juridique. Le seul point sur lequel on puisse appuyer avec succès, c'est la supposition de la mauvaise intention chez le politique par laquelle ces personnes se laissent conduire. Si l'on réussit à réfuter cette supposition, le véritable nerf de la compréhension est coupé et l'on peut amener les personnes en situation de lèpre sociale à examiner la question au point de vue de leur intérêt.
Si les conditions de vie particulières d’un individu ou d’un groupe d’individus peuvent amener l’Etat de droit à user de ses prérogatives pour légiférer dans un sens qui dépasse ses limites, c’est connu, les victimes peuvent légitimement ne pas s’en référer et passer outre. La lutte du droit contre l'injustice n'est pas restreinte aux inter-relations individuelles. Les rapports entre les citoyens et l’Etat y prennent la plus large part. L’Etat qui doit sauvegarder et faire la promotion des droits de l’homme est ici juge et partie. Il punit en principe toutes les infractions graves contre le droit des individus, contre leur vie, leur personne et leur dignité. Pour cela, il dispose de juridictions (tribunaux), de police et de prisons, avec la faveur de la force et de la violence légitimes. Mais, quand c’est lui qui commet les infractions et les délits, les victimes sont coincés dans la mesure où il leur est presqu’impossible101 de saisir une juridiction, encore moins de gagner un procès contre l’Etat.
C’est, peut-être, pourquoi les personnes en situation de lèpre sociale n’abandonnent pas la lutte pour la reconnaissance dans les formes qu’elles lui impriment depuis plus d’un demi-siècle. En présence de l'arbitraire de l’Etat qui lève le bras contre le droit, qu'est-ce donc qui produit toutes ces merveilles? Ce n'est pas l'expérience, ni l'éducation, mais le simple sentiment de la douleur. La douleur est le cri d'alarme et l'appel au secours de l’humanité menacée. Ainsi, nous le rappelons, le droit n'existe pas pour lui-même. Son existence ne se justifie que par le besoin de règles d'organisation sociale et de principes destinés à réaliser un idéal de justice. En un certain sens, le droit rejoint la morale « car le droit doit réaliser la justice, et l'idée du juste est une idée morale » 102.
Mais la recherche de l'idéal de justice passe par la réalisation d'instruments pratiques parmi lesquels les règles de droit ont une importance majeure parce qu'elles fixent un cadre qui doit être accepté par tous, et aussi parce que le droit légitime, organise et limite ce monopole de la contrainte exercé par l'État sur les citoyens qui est la caractéristique des nations modernes dans lesquelles la prééminence du droit l'emporte sur la violence et la tyrannie. Il est justement révélateur que, de tous côtés, on se tourne aujourd'hui vers le législateur et vers le juge pour lui demander des règles de conduite, des codes, des principes pour résoudre les questions du moment, questions éthiques, règles internationales cherchant à résoudre les conflits et les exactions qui peuvent en résulter par des juridictions internationales fondées sur les principes communs aux nations modernes.
Le constituant et le législateur africains ont voulu, depuis les indépendances, inscrire dans des textes solennels les principes dont ils souhaitaient former les bases de l'ordre juridique des jeunes Etats-nations. Et, au vrai, ils n'ont pas fait table rase du passé colonial : la Déclaration des droits de l'homme de 1789, les Préambules et les contenus de la Constitutions française de 1946 et surtout celle de 1958, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République française sont formellement intégrés dans le «bloc de constitutionnalité» formé de ces textes fondateurs et du corps même de la Loi fondamentale de chaque Etat francophone. Différents codes sont élaborés pour répondre à toutes les questions : celles de la vie familiale, de la vie de l'entreprise, du comportement privé des hommes politiques, celles mêmes des principes autant éthiques que biologiques de la vie humaine.
Où placer les principes généraux du droit africain dans cette description et quel est leur valeur ? Il faut d'abord dire ce qu'ils sont. Pour une bonne part, ce sont des sources de droit issues de la jurisprudence française. Des principes généraux du droit, on dit que le législateur les recueille plus qu'il ne les crée. Il faut comprendre que, comme c'est normal, le législateur a la préoccupation de consacrer des principes qui soient en accord avec l'état général et l'esprit de la législation. Les principes généraux du droit ne sauraient ne pas avoir de sources sociales, politiques, économiques et culturelles. Le législateur va chercher son inspiration dans le peuple, ses aspirations, ses besoins, ses désirs et sa demande. Il est ainsi sensible aux exigences de la conscience juridique du temps et à celles de l'État de droit; et il ne saurait être indifférent à l’attente qui anime un peuple dans sa recherche de cohésion, de paix, de justice et de développement partagé.
Les principes généraux du droit sont donc des principes «inspirés», non d'un au-delà que ne reconnaît pas le peuple, mais d'un ensemble normatif, constitutionnel, législatif, jurisprudentiel, qui forme l'esprit d’un « commun vouloir de vie commune » comme disait Ernest Renan. Le rôle du peuple doit donc demeurer essentiel. C'est lui, qu'il s'agisse de Constitution, de code civil ou pénal, ou d’un autre instrument juridique, qui dicte les principes, qui les fait naître, par et pour lui-même.
Or pourtant, le peuple africain n’a pas cette reconnaissance de tout-puissant en ce qui concerne sa législation. Cette dernière lui est dictée, elle lui est opaque, extérieure et presque imposée, par la force des choses. Sa fonction constitutionnelle et plus largement législative ne lui est pas reconnue malgré l’existence de parlementaires (sénateurs et députés) parlant et agissant en son nom et à sa place. Ces derniers, issus des appareils politiques, lui enlèvent toute souveraineté sur toutes les questions, et ils jouent le rôle de traducteurs d'une volonté qui lui échappe, celle de légiférer, en tant que peuple souverain.
Le paradoxe étant que tous les pays africains, sans exception, ont ratifié la Charte de l’ONU de 1945 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Cette dernière est rappelée dans les différentes Lois fondamentales de ces pays comme référence en matière de protection et de promotion des droits des cvitoyens.
Aïssatou et son groupe nous racontent qu’il leur arrive de venir des fois à Dakar sans savoir pourquoi. Ils ne viennent pas pour travailler (la mendicité) mais ils sont tout simplement contents d’être à Dakar comme tout le monde. Ils se sentent libres de leurs mouvements et de ne pas être l’objet d’interdiction et de ségrégation urbaine. Une autre manière de braver l’interdiction et les normes injustes à leur égard.
En Europe, les mécanismes de saisine de la Cour européenne des droits de l’homme sont simplifiés et les citoyens européens gagnent le plus souvent leur procès contre les Etats. Ce n’est pas encore le cas en Afrique où la seule saisine pose encore problème. En plus de l’analphabétisme et de l’ignorance des textes fondateurs des droits humains.
RIPERT Georges, La règle morale dans les obligations civiles, Paris, Revue LGDJ, 4è édition, n°6, 1949