7.2.3. Ordre juridique postcolonial

C'est bien que ces principes ne sont pas seulement le fruit de la seule législation républicaine, comme si celle-ci était la seule source du droit. Les principes généraux du droit ont des racines bien plus profondes, dans les règles naturelles de la vie en société, dans les rapports humains les plus fondamentaux. Qu'on pense par exemple au principe de liberté, à celui d'égalité, au principe de sécurité juridique, ceux-ci ne sont pas rattachables seulement à la loi républicaine. Il ne faut donc pas considérer que les principes généraux du droit constitueraient seulement une source datée du droit, liée à l'évolution de la situation du législateur africain. Leur fondement doit être recherché dans la succession des ordres juridiques, dont l'historien rejoint le juriste pour montrer plus la continuité que la rupture. (Alexis de Tocqueville en fait par exemple la démonstration dans L’Ancien régime et la révolution, 1856).

Que faire des principes généraux du droit ? Si on les énonce, c'est qu'ils ont une fonction précise dans le traitement des conflits et des contentieux qui vont faire surface. Ils permettent au juge une sortie du conflit «par le haut», c'est-à-dire par le recours aux règles générales. Mais c'est aussi qu'il n'y a pas de principe général sans rapport avec les sujets de droit. Le principe vaut donc par ses destinataires, les citoyens. Ce qui frappe l'observateur de cet univers des principes généraux est à la fois leur permanence et leur inadaptation.

Nous prenons à titre d’exemple la question de la mendicité en Afrique occidentale. Dans sa problématique actuelle (interdiction législative et règlementaire avec des lois anti-mendicité), elle n’est pas pensable avant la colonisation et sans le postcolonialisme actuellement en pratique politique et sociale chez les ex-colonisés. Car, elle était intégrée dans le système social, économique, politique et culturel en Afrique. Les stratégies d’interdiction ont ouvert une faille entre deux systèmes que rien ne peut concilier. Hier, elle était pensée comme une chose normale et acceptée par tous : elle participait à l’équilibre de la société dans une dynamique de partage, de redistribution et de solidarité agissante. Aujourd’hui, elle participe de ce que Michel Foucault (1997) appelle la stratégie d’enfermement avec l’amorce de ce qu’il nomme la société disciplinaire.

Une question récurrente est de savoir comment les sociétés africaines sont passées d’une expérience sur la mendicité relevant du système social à une norme radicale d’interdiction législative et règlementaire ? On assiste à quelque chose de paradoxale que le cinéaste Sembène Ousmane décrit bien dans son film Xala et que la romancière Aminata Sow Fall retrace dans son roman La grève des Bàttu. Le paradoxe est que les Autorités de la République (Ministres, Députés, etc.) et les grands cadres de l’Administration (Patrons d’entreprise, Chefs de services, Directeurs nationaux, etc.) consultent régulièrement leurs Marabouts et féticheurs, lesquels leur demandent de sortir des aumônes à distribuer aux mendiants. Ainsi, Aminata Sow Fall imagine un scénario où les mendiants et tous les mendiants ont décidé de faire grève et de ne pas apparaître toute une journée dans les rues de Dakar. Le résultat s’est fait sans attendre puisque les patrons et autres chefs ont circulé toute la journée dans leurs rutilantes voitures remplies de « cadeaux » à la recherche des mendiants. C’est certes un roman mais il est tiré de la réalité sénégalaise voire africaine.

Le recours généralisé aux principes généraux du droit oblige à une réflexion sur les perspectives de ceux-ci. On ne peut se satisfaire de «principes à tout faire», dont la souplesse deviendrait la seule qualité, au détriment du contenu. Or, le recours à ces principes pose des questions majeures qui sont inquiétantes.

La première question concerne la perte de substance des principes généraux du droit. En effet, plus on monte dans la hiérarchie des normes juridiques, plus le principe est nécessairement général dans son contenu et son énoncé. Ainsi, le principe d'égalité qui connaît de multiples expressions (égal traitement dans le droit à concourir, égalité de traitement lorsqu'on est placé dans une même situation, etc.), devient nécessairement l'égalité «tout court» quand il est inscrit dans un texte solennel telle que la Constitution.

L'utilisation des principes généraux du droit par les juridictions africaines conduit aussi à une perte de substance de ces principes, pour d'autres raisons. L'énoncé d'un droit national et d’un droit communautaire (Charte africaine des droits de l’homme et des peuples) comportant des principes généraux communs aux Etats membres de l'Union africaine (en plus d’un droit international) conduit à adopter des standards conceptuels de caractère minimum qui puissent convenir à tous les ordres juridiques considérés, même s’il faut souligner le caractère nécessairement autonome du droit national et communautaire.

On ajoutera que les deux ordres juridiques (communautaire et international) manifestent aussi la domination des concepts du droit occidental, des systèmes romano-germaniques en particulier, au détriment des coutumes africaines (à ne pas confondre avec la loi islamique et les coutumes arabes dans les pays africains fortement islamisés tels que le Sénégal, le Niger, etc.). La fonction des principes généraux dans l'ordre juridique n'y est pas la même, parce que la formation du droit y est différente. Enfin, la dernière perspective qu'on voudrait souligner ici est celle d'une possible «guerre des principes». Utilisés par tous, dans tous les ordres juridiques dont certains s'imposent à d'autres (l'ordre juridique communautaire sur les ordres juridiques nationaux par exemple), à des niveaux différents de la hiérarchie des nonnes, ils ne peuvent que conduire non seulement à leur propre disper­sion, mais à l'opposition entre eux, à raison de leur différence tant en terme de contenu que de champ d'application.

Il faut donc aujourd'hui revenir à la raison et limiter le recours aux principes dans les ordres juridiques internationaux, sous peine de ne plus pouvoir bientôt les utiliser efficacement. Il faut maintenir les organisations internationales dans les limites strictes de leurs compétences normatives, et s'en remettre à la sagesse des instruments nationaux pour adopter (et adapter au besoin) des principes généraux du droit répondant aux besoins les plus proches de leurs concitoyens. Les principes généraux doivent être des principes de proximité, pas ceux de ces nouveaux «monstres froids» que sont les institutions supranationales. Si le principe est général, il l'est d'abord avec l’autre, « le prochain ». Ceci n'est en rien incompatible avec son universalité, il en est seulement l'expression vivante.

La lèpre sociale est le résultat d'une interaction entre un malade (ou un ex-malade) de la lèpre et la société dans laquelle il vit. Il n’est pas possible de résoudre le problème de la lèpre uniquement avec des réponses médicales visant à guérir la maladie. IL faut aussi une adaptation de la société aux besoins et aux désirs des lépreux même blanchis. Il est essentiel qu’ils puissent participer activement à la vie de leur environnement en tant que des citoyens à part entière. Ils ne pas tant handicapés par leurs déficiences, avec lesquelles ils ont appris d’ailleurs à vivre. Mais ils le sont plus par les contraintes, les barrières et les attitudes négatives que leur impose leur environnement social.

Un exemple simple est que, la plupart des lépreux ont des handicaps physiques qui ne sont pas compensés. Ils vivent un fort désavantage vis-à-vis des membres de leur communauté. La lèpre est ainsi une question sociale et non une question uniquement médicale. La « norme » internationale qui existe est celle de Droits de l'Homme : Est désavantagé, tout individu qui n'a pas accès aux droits fondamentaux de l'être humain.

Les réponses à apporter pour que les lépreux accèdent à une égalité de droits vis à vis de leurs concitoyens concernent tous les secteurs de la société et à tous les âges la vie, de l'éducation au travail, en passant par le logement, l’alimentation, la santé, etc.

Si nous cherchons à classifier les éléments des processus handicapants, l'élaboration des normes ne peut rester sous la seule autorité nationale, il faut aussi faire appel à la touche internationale multilatérale et transversale des Etats, de l'ONU et des peuples. Si des acteurs de la vie collective (firmes, etc.) envisagent de s'appuyer sur les institutions internationales pour élaborer ou justifier leurs politiques, des garanties doivent être prises et un code éthique d'utilisation imposé.

A partir de quels critères mesurer le développement d'un pays ? Pendant très longtemps seuls les résultats économiques étaient pris en compte, en particulier le revenu par habitant, les résultats commerciaux globaux, les performances financières. Cette approche purement économiciste est corrigée par les Programmes des Nations unies pour le développement (PNUD) qui élaborèrent un index de développement humain tenant compte du taux d'alphabétisation, de la longévité moyenne de la population, du partage réel des richesses, de la non-discrimination hommes-femmes, de la mortalité infantile, du montant des investissements militaires dans le budget global, etc.

Ce sont ainsi autant de droits économiques et sociaux énoncés dans le pacte de 1966 consacré aux droits économiques, sociaux et culturels. Le développement d'une société se mesure aussi à l'aune de la satisfaction de certains de ces droits non économiques. Il est plus difficile de faire admettre un index complémentaire plus étroitement lié aux Droits de l'homme : l'index des libertés humaines retiendrait comme critère d'évaluation du développement la participation politique, la liberté d'expression, la non-discrimination, l'égalité de chances, l'indépendance du système judiciaire et le respect de l'intégrité de la personne. De nombreux pays sont contre de telles innovations, sans doute de crainte de voir baisser nettement leur moyenne de développement, mais aussi de se voir épinglés comme des Etats ne respectant pas les droits de l’homme.

Et pourtant, la conjonction de l'action des citoyens, des associations, des organisations non gouvernementales et des institutions internationales peut éviter des régressions dans le domaine du respect des droits économiques et sociaux. Que va devenir le dossier des « clauses sociales » ouvert dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ?103 Cette préoccupation répond à deux questions : comment empêcher certains pays de tirer un trop large profit commercial du non-respect des règles sociales minimales dans la fabrication et la vente de leurs produits ? Comment encadrer le mouvement de libéralisation des échanges commerciaux internationaux par un code minimal de protection sociale en faveur des travailleurs ?

La DUDH (Déclaration universelle des droits de l’homme) n'a-t-elle pas été proclamée en 1948 par la Communauté internationale comme «l'idéal commun a atteindre par tous les peuples [...] afin que [...] tous les organes de la Société s'efforcent [...] de développer le respect de ses droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives » (Préambule de la DUDH).

Les progrès accomplis dans le domaine des libertés et de la participation démocratique des populations sont des facteurs positifs pour le développement économique. La thèse, souvent défendue, selon laquelle il serait nécessaire de mettre entre parenthèses les Droits de l'homme pour permettre un certain décollage économique se révèle techniquement fausse, surtout en Afrique. De plus, il serait dangereux de laisser se développer l’économie nationale, continentale et mondiale sans lui imposer, entre autres objectifs et règles de fonctionnement, le respect effectif de la dignité humaine.

Alors que l'outil économique semble dominer ceux qu'il devrait servir, il n'est pas inutile de redire universellement que le programme commun est de permettre à chaque personne humaine, sans aucune discrimination, de se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer, etc. Il y a cependant un risque, c’est celui de « nous habituer facilement à fermer les yeux ou à passer au compte de pertes et profits les drames » (Rapport du PNUD104, 1997).

Le rôle de la dynamique des Droits de l'homme est de rappeler que la paix mondiale ne se limite pas à une absence de guerre ou à des équilibres monétaires. Elle exige le développement à long terme de stratégies collectives qui éviteront des inégalités sociales, des injustices sociales, du mépris, de la souffrance et de l’exclusion, sources de révolte, et qui interdiront les atteintes les plus graves à la dignité humaine. Cet effort s'impose face à la réalité inéluctable de la mondialisation qui doit relever trois défis majeurs, à savoir :

Le respect des droits économiques et sociaux n'est-il pas résumé dans ces trois objectifs ? Une démocratie ne serait pas digne de ce nom si elle ne protégeait pas l'ensemble des Droits de l'homme, qu'ils soient économiques, sociaux, civils ou politiques.

Notes
103.

Lors de la naissance de l'OMC en 1994, il fut impossible de créer un groupe de travail sur ce sujet. En mars 1995, au sommet mondial de Copenhague, sur le développement social et l'exclusion, aucun consensus ne se dégagea pour élaborer de véritables clauses sociales. La nécessité de respecter les conventions de l'OIT fut réaffirmée et l'OMC fut invitée à prendre sa place dans la mise en œuvre des résolutions du sommet. Lors de son assemblée à Singapour, en 1996, l'assemblée de l'OMC considéra que ce problème incombait à l'OIT. Cependant, certains pays européens et les Etats-Unis maintiennent la réflexion à ce sujet au sein de l'OMC.

104.

Le PNUD est le programme des Nations unies pour le développement. Il sort annuellement un rapport sur la situation sociale, économique et culturelle du monde, à travers les Etats membres ou non de l’ONU.