7.3.2. Ethique et paradoxe du mépris social

Les communautés humaines se sont organisées autour de règles morales envisageant leur propre survie. Les règles morales existent parce que les êtres humains sont porteurs de violence, mais en tant qu’êtres raisonnables c'est-à-dire capables de choisir la raison. Le choix de la raison est ce qui constitue le monde humain comme monde sensé. La violence et le mépris sont la négation du sens. Ainsi, l’élimination progressive du mépris est, en même temps, le secret des morales et le critère de toute action politique qui se veut morale

Le mépris génère de la violence et elle est source d’exclusion pour les personnes en situation de lèpre sociale, c’est un phénomène exclusif de l’homme et de l’homme moderne. Comme l’a remarqué Aristote, articuler la voix pour signifier, au delà des sensations de plaisir et de douleur, ce qui est utile et nuisible, juste et injuste, le bien et le mal (Aristote, Politique, A 2, 1252 b, 27ss). En définissant l’homme de cette manière, Aristote nous permet de comprendre que le monde humain se constitue comme l’espace du sens qui se révèle dans le langage et qui se traduit dans le discours raisonnable. Si cela s’avère être vrai, nous avons déjà ici le paradoxe du mépris.

Le mépris entre dans le monde humain lorsqu’il entre dans le langage, c’est à dire, lorsqu’il est dit, reconnu, signifié comme négation ou exclusion de ce qui constitue le monde humain comme monde sensé ou comme monde du sens. Autrement dit, le mépris n’existe que pour le sens et, dans son sens plus original, il est la négation du sens, ce qui n’a pas de sens, l’insensé. Ou encore, pour l’exprimer avec une formule d’Eric Weil : « il n’y a de l’insensé que du point de vue du sens » (1968, 20).

Le paradoxe du mépris nous renvoie à une compréhension philosophique de l’être humain comme un être violent, mais qui n’est pas pure violence, justement parce qu’il peut reconnaître, signifier, dire, comprendre le mépris. En tant qu’être naturel, l’être humain est violent et agit comme les forces naturelles, poussé par des tendances, instincts, besoins. Cependant, ce même être est capable de distinguer ce qui est utile et nuisible, juste et injuste, le bien et le mal, ce qui veut dire que l’être humain peut comprendre le mépris et se comprendre comme violent, parce qu’il n’est pas que cela. Bref, l’être humain est violent et raisonnable (Eric Weil, ibid., 18ss).

Deux corollaires découlent de cette compréhension philosophique. Le premier affirme que la raison, ou plutôt la raisonnabilité de l’être humain n’est pas une donnée de la nature comme, par exemple, les branchies constituent la donnée de la nature qui permet aux poissons de respirer dans l’eau. La raison n’est pas une donnée, mais une possibilité ou un devoir-être qui, tout en étant inscrite dans la nature, elle suppose un choix pour qu’elle soit actualisée. Pour Aristote (Politique, ibid.), la capacité de signifier l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste, le bien et le mal, est naturel à l’homme, vu que « la nature ne fait rien en vain ». Par contre, pour Eric Weil, « le choix de la raison est un choix, non pas déraisonnable (car le raisonnable et le déraisonnable s’opposent à l’intérieur des limites de la raison), mais un choix a-raisonnable ou, dans un sens autre que temporel, pré-raisonnable » (1974, 18). Il affirme que c’est en tant que violent que l’être humain constitue sa moralité, ou, ce qui revient au même, c’est en tant que transgresseur qu’il arrive à avoir la conscience des règles.

En se penchant sur certaines conséquences qui découlent du second corollaire, nous remarquons qu’il aide à approfondir la compréhension philosophique de l’être humain énoncée ci-dessus, en même temps qu’elle nous fraye la voie pour ce que le titre de ce travail exige, c’est-à-dire, donner une interprétation éthique du phénomène du mépris et de l’exclusion des lépreux et de toutes les personnes en situation de lèpre sociale. Comme nous l’avons affirmé, l’être humain est violent et raisonnable. Dans les conditions établies par le second corollaire, cela veut dire qu’il n’y a que lui à avoir besoin de règles pour vivre et il n’y a que lui à en avoir conscience, parce qu’il est le seul être à pouvoir les transgresser. Par conséquent, l’être humain est moral parce qu’il est violent, il est violent parce qu’il n’est pas pure violence, mais il est raisonnable aussi. Pour dire que la morale n’existe que parce que l’être humain est capable d’être immoral.

Présenter les choses de cette façon nous fait immédiatement reconnaître un rapport radical entre le mépris et la morale: la morale existe parce que l’être humain est capable de violence et de mépris à l’égard d’autrui. Cette violence existe parce que l’être humain est capable de distinguer l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste, le bien et le mal. La morale et la violence surgissent dans un espace de signification ou de sens institué par le langage, par le discours raisonnable, en un mot, par la raison.

[Un bébé en situation de lèpre sociale]
[Un bébé en situation de lèpre sociale]

Toutefois, le mépris et la morale ne partagent pas l’espace de l’humanité au même titre. La morale est un espace de reconnaissance, d’inclusion et c’est la condition de survie des groupes humains et des individus dans leur intérieur. Même si dans ses origines, la morale exclut ceux qui se trouvent à l’extérieur du groupe qu’elle a constitué, le principe de l’universalité qui réside dans n’importe quelle morale est un principe d’inclusion : toute morale a l’intention d’être une morale pour tous. La violence et le mépris, au contraire, entrent dans l’espace humain comme rupture, comme menace à la survie et comme exclusion d’autrui. La condition de possibilité de la vie en commun réside dans la non-violence, dans le non-mépris ou au moins dans leur contention à l’intérieur du groupe social en question. Or, il se trouve que la morale, toute morale, n’est justement que cela.