L’humanitaire et l’esprit de corps des lépreux
Que ce soit dans les villages de reclassement ou dans les rues de Dakar, la plupart des lépreux vit de façon très organisée, au sein de leurs propres groupes d’appartenance.
A propos De la division du travail social, Emile Durkheim (1967) observe que lorsque des individus ayant des intérêts communs se réunissent, ce n'est pas seulement pour défendre leurs intérêts. C'est pour s'associer, ne plus se sentir perdus au milieu d'adversaires, avoir le plaisir de communier, de ne faire qu'un avec plusieurs. En définitive, c’est pour mener ensemble une même vie morale. « L’appartenance à un même corps, à une même communauté entraîne des solidarités morales et matérielles (Marie-Christine Kessler, 2005, 282). » Il faut effectivement que l’individu, qui occupe une place centrale, puisse venir en aide aux membres du groupe ou à la communauté.
Liée au fondement démocratique de nos sociétés occidentales, la question du corps politique a d’abord été posée par Emile Rousseau. Selon lui, la personne publique, formée par l'union de toutes les autres (appelée Cité autrefois) prend nom de République ou de corps politique. Composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, l’acte d'association produit un corps moral et collectif qui reçoit de cet acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté (Gilles J. Guglielmi et Claudine Haroche, 2005)
Plus insaisissable et relevant d’un système de pensée particulier aux processus de socialisation, l’esprit de corps137 assure une certaine cohérence des idées relatives à la conservation, la transmission et à l’institution. Il favorise l'ancrage et l'inscription dans un groupe, donnant à l’individu la possibilité de se situer lui-même et de situer l'autre dans un cadre psychologique, social et matériel. Portant les choix et les grands principes constitutifs, le groupe répond à un profond besoin d'identification. Il manifeste l’appartenance à une communauté, traduit le sentiment d'existence, favorise le réconfort ou le bien-être. L'esprit de corps trouve sa source dans l’impératif de reconnaissance et prend des formes diverses de solidarité (Didier Anzieu et Jean-Yves. Martin, 1968, 28 et s.).
Il nous parait intéressant de reprendre l’étude de Pierre Bourdieu (1989) sur la Noblesse d’Etat, comme dans une figure inversée du corps social des lépreux : d’un côté la grandeur au sein de la société, de l’autre le rebut. L’esprit de corps a son véritable fondement dans l'amour de soi en l’autre et dans le groupe tout entier. Le rassemblement prolongé des semblables favorise la relation subjective nécessaire à l’étonnant ajustement de chacun des membres à ce corps, de telle façon que le corps social est incorporé dans le corps biologique. Si cela est vrai à propos de la Noblesse (parfois jusqu’au mysticisme), cela l’est d’autant plus pour le lépreux, tant l’esprit de corps généré par l’expérience sociale autour de la lèpre et la réalité biologique ne font qu’un.
Cérémonial, formes, signes, gestes, postures, positions, rituels, théâtralité, insignes, costumes, uniformes : ces représentations du corps sont des composantes intrinsèques qui expriment l’esprit de corps. De telles caractéristiques portent en elles le germe de comportements profondément paradoxaux. L'esprit de corps peut encourager le conformisme ou le corporatisme. Il peut aussi générer des sentiments d'exclusion ou d'inclusion, voire d’exclure un membre.
Dans l'expression « esprit de corps », une constante apparaît. L'utilisation du terme « corps » fonctionne comme une métaphore :
Croyance et mécanisme de défense dans les communautés lépreuses
« Non seulement la doxa doit être présente dans la vie politique, mais encore la pistis (la croyance, la confiance, l'acte de faire crédit à) est indispensable à la création d'une vie sociale (Eugène Enriquez, ibid. 30) ». En effet, si l’on se méfiait les uns des autres (par exemple en refusant de croire un enseignant, un médecin, etc.), la vie sociale serait impossible entre les habitants de la cité. Facilitant l'établissement d'un narcissisme groupal et répondant au besoin de narcissisme individuel, la croyance en l'existence d'un corps social solide est indispensable dansla vie en commun.
Georges Bataille (1946)note que, quelques soient leurs appartenances (famille, mosquée, entreprise, nation, etc.), les hommes n’épuisent pas leur désir de nouer un lien social avec leurs semblables. Ils sont attirés par des communautés secondes dont les fins aient en eux-mêmes le total assentiment de leur être, de façon à ne plus se sentir mutilés ou dérisoires à leurs propres yeux. Porté par son imaginaire, chaque membre ou chaque groupe peut y jouer son désir d'affiliation et de reconnaissance. Certaines communautés, plus ou moins subversives, inavouables ou génératrices de leurre, exercent aussi un pouvoir de fascination.
En l’accueillant, le groupe – qui possède le pouvoir d’effacer l’arbitraire de la vie de ses membres - légitime l’individu qui y trouve son épanouissement. Chacun voit soi-même comme un autre et reçoit le visage de l’autre comme un appel (Ricœur et Levinas). Réassurant ses membres, calmant leurs angoisses, les rassemblant en un grand corps homogène, le groupe énonce ses normes.
La norme essentielle prônée dans le groupe des lépreux lève la barrière qui est (im)posée entre eux - « gana » et les autres - « sain » et « normal ». En réaction au mépris social, c’est l’affirmation de cette croyance en eux comme « humains » et citoyens à part entière qui est première. Ce leit motif du « nous sommes comme tout le monde ! », si souvent exprimé, le dit bien. Selon René Kaès (ibid, 40), on retrouve là une sorte de « contrat narcissique » qui contient les idéaux du groupe, ainsi que ses valeurs. Chaque sujet est tenu de reprendre la culture transmise par le groupe.
La mystique, comme caractéristique de toute communauté, est particulièrement renforcée dans le groupe des lépreux. Du fait de la place d’intermédiaire entre Dieu et les hommes qui leur est assignée, ils parlent de leur état de lépreux comme d’une expérience initiatique qui leur permet de voir, de se situer dans la proximité et sous la bénédiction divine, de comprendre ce que les non lépreux ne peuvent comprendre. Comme une sorte de caste bénie et exceptionnelle, ils entendent – ensemble et individuellement - le même appel et sont les hérauts du bien qui transmettent la bénédiction divine. En contact avec le sacré, ils se voient et se savent purs, cette connaissance jaillissant de leur cœur lumineux et de la profondeur de leur regard ; ce cœur pourtant méprisé (« cœur de gana ») par beaucoup de non lépreux. « Ce sont eux qui sont impurs, avec leur comportement malsain, leurs insultes et leurs regards méprisants » nous disent ils.
Avec la puissance de leur esprit de corps, ils inversent ainsi la catégorisation pur / impur, humain / non humain. Ces mécanismes de défense, mus par leur croyance positive en eux-mêmes en tant que personnes humaines et que groupe stigmatisé, leur permettent d’exorciser les démons que la croyance populaire colle à leur peau lépreuse. Ils puisent ainsi la force de résister à l’injustice sociale.
Tout en redonnant une vision d’un monde à l’envers (comme dans le carnaval) et en retournant le stigmate, ils manient l’humour et l’ironie, signes de la consistance de leur groupe. Selon l’aphorisme de Nietzsche : « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».
Les nouvelles victimes de la lèpre sociale
C’est à cause de l’image de la lèpre que les nouvelles victimes de la lèpre sociale dissimulent autant que possible leur maladie afin de ne pas subir les attitudes de ségrégation de leur entourage.
Aujourd’hui la lèpre est considérée comme une maladie comme les autres, puisqu’il est possible d’en guérir sur le plan thérapeutique. Il n’y a donc plus de traitement social particulier, tel que le village de reclassement ou de soutien de projet professionnel. Comment les nouveaux malades vivent ils la maladie ? Comment est elle vécue par leur environnement ?
Les jeunes
La maladie est vécue très différemment par les jeunes. Les stratégies d’information ou de dissimulation qu’ils adoptent ont des effets différents sur leur entourage. Car, s’ils savent que la maladie est rapidement soignable et qu’il y a peu de risque de contagion, ils savent aussi la terreur que l’annonce provoque dans leur environnement. L’un d’eux, fils de malade au village de reclassement social, connaît la maladie et la soigne sans en être profondément affecté. Un autre jeune, lycéen, se soigne en la dissimulant aux yeux de tous ses proches. Un autre jeune encore, qui a informé les siens de la maladie, vit le rejet des siens au plein cœur de la ville de Dakar.
Nous relatons ici une situation pendant laquelle un jeune dakarois nous a manifesté ce qu’il ressent. Autour de Khady et de nous, sur le trottoir à proximité de la petite mosquée, le groupe des lépreux ne cesse de s’agrandir. Tous viennent nous voir et nous saluer. Un jeune homme se faufile au milieu de la quinzaine de personnes qui nous entourent pour saluer Khady. Elle nous le présente : « C’est Mamadou. Il est jeune et il vient d’attraper la lèpre. Il est allé à l’hôpital, mais il n’a rien pour payer ses médicaments. Il souffre. Moi, ça me fait mal de le voir comme ça ! ».
Khady, restée assise par terre, fait une grimace qui semble exprimer de la pitié et de la révolte à la fois. Le soleil est tombé, mettant fin au drame vespéral. L’éclat rougeâtre de l’air s’est peu à peu dissipé devant l’invasion imposante de l’ombre de la nuit. Les voitures continuent à circuler dans tous les sens, les phares allumés. Le trafic, peu dense à cette heure tardive, rend la rue moins stressante. Le vacarme diurne des cris des vendeurs à la sauvette, des klaxons et des véhicules rafistolés s’amenuise lentement.
Mamadou nous explique qu’il est malade et que sa vie est devenue difficile. Il ne trouve plus de travail et il sait qu’il ne peut plus effectuer de travaux physiques et pénibles sans risques pour sa santé. Du coup, il est devenu dépendant des dons qu’on lui fait. Il le supporte mal. Ses amis ont pris de la distance avec lui. « Surtout les filles ! »
C’est alors que sa voix se met à trembler. Un frémissement secoue tout son corps et se transforme en sanglots. Submergé par la douleur, il nous dit : « Comment voulez-vous que je me marie ? Quelle fille voudra de moi ? Ma vie est foutue ! »
En pleurs, il baisse la tête et il se recroqueville sur lui-même. Il se met en retrait du groupe en reculant dans une zone plus ténébreuse, à distance du lampadaire qui éclaire d’une lumière blafarde la portion de rue dans laquelle nous échangeons. Il ne nous est plus possible de scruter le visage d’ombre de ce jeune homme, devenu d’abord immobile, comme statufié, Puis il disparait furtivement dans la nuit profonde.
La violence de cette situation sociale fait hurler de tristesse ce jeune atteint par la lèpre, ce jeune pour qui l’horizon semble sans espoir… Sa famille l’écarte et aucun village de reclassement n’ouvre plus ses portes aux nouveaux malades. Il s’en retrouve d’autant plus isolé, dans l’entre-deux.
Nous avons rencontré également le fils de Khady qui est atteint par la lèpre depuis plus d’un an. Celui-ci vit sa situation de personne lépreuse très différemment parce qu’il connait la maladie et sait comment la soigner et éviter les évolutions dramatiques. Il est aussi intégré dans le village de reclassement social dans lequel son réseau est suffisamment étoffé pour qu’il puisse fonder une famille. Il bénéficie également des soutiens spécifiques du village. De plus, il est parfaitement à l’aise dans le groupe de Dakar lorsqu’il vient pratiquer la mendicité.
On peut dire que les nouveaux malades, ne bénéficiant d’aucune aide sociale spécifique, vivent dans une situation paradoxale. De plus si les soins n’ont pas été suffisamment précoces, ils souffrent du stigmate « lépreux » dans la société et ils doivent tout faire pour éviter les amputations des doigts. Pour cela, ils sont obligés de restreindre leur champ d’activité pour ne pas prendre de risques.
Or, le type de travail professionnel que l’on trouve est généralement très physique pour des personnes majoritairement illettrées. Ou bien il est inexistant, d’où la panique devant l’impossibilité de développer un projet de vie « normal ». Ils survivent dans la dépendance aux « autres » charitables. Si la maladie est connue, ils sont d’autant plus discrédités qu’ils éprouvent davantage de difficultés pour trouver une activité pour survivre en ville. N’ayant pas la culture des habitants des villages de reclassement, de stigmate visible de la lèpre, ils ne pratiqueront peut être pas la mendicité, sauf s’ils sont acculés à le faire. Comment réagira alors le groupe des anciens malades déjà en poste sur les lieux de mendicité ? Y seront-ils acceptés ?
Nous ne faisons que percevoir comment se passe (ou ne se passe pas) leur mise à l’écart au sein de leur famille, de leur communauté et de leur réseau social. Le processus d’atomisation de l’individu semble contaminer les grandes capitales africaines, dont Dakar. Il est un des signes des mutations socio-économico-culturelles du Sénégal. L’individu qui a subi la perte des liens familiaux et le rejet de l’environnement se retrouve isolé et éprouve beaucoup de difficulté à recréer du lien social.
Lorsque la maladie est diagnostiquée précocement, elle ne laisse pas de séquelles graves. Mais elle peut avoir un effet de stigmatisation de l’individu par son environnement. C’est pourquoi des stratégies de dissimulations sont utilisées. Il faut souligner que la lèpre, grâce aux progrès de la médecine, est aujourd’hui une maladie comme les autres. Mais cette maladie, perçue par la majorité de la population comme porteuse de l’impureté, n’est pas bonne à crier sur les toits. Les personnes qui la contractent préfèrent rester discréditables, en la gardant cachée, plutôt que d’être discréditées. Elles peuvent alors vivre leur stigmate en poursuivant leur vie quotidienne à Dakar.
Lorsque le médecin a appris à un jeune de quinze ans qu’il avait la lèpre, celui-ci s’est effondré, désespéré. Complètement perdu, il a pris des vertiges. Le médecin l’a calmé en lui disant que la lèpre est une maladie comme les autres qui se soigne facilement. Le jeune a caché sa lèpre et ses traitements tant dans sa famille qu’au lycée. Il a poursuivi les consultations mensuelles de sa « maladie de peau ». Les lésions ont disparu et la peau est redevenue normale. Il a continué à porter les amulettes et à prendre les décoctions. Il croit que sa guérison est due à la fois aux thérapeutiques biomédicales et traditionnelles.
Ainsi, dans le contexte socioculturel sénégalais actuel, même si la lèpre est détectée de façon précoce, elle reste un facteur de discrimination qui peut aller jusqu’à la marginalisation des personnes qu’elle atteint.
Les personnes âgées
Un certain nombre de personnes âgées, femmes ou hommes, mendient à Dakar. Elles sont entourées d’un certain respect et font l’objet de gestes de prévenance du réseau social de leur quartier. La personne la plus âgée que nous ayons rencontrée dans la rue avait quatre vingt quinze ans. Comment expliquer ce processus ? Les témoignages des personnes concordent tous. A l’origine de leur situation, il y a une précarité économique extrême. La plupart du temps, le veuvage l’accompagne.
Les personnes atteintes par la lèpre sociale connaissent la même précarité économique que les autres personnes âgées qui mendient. Se rajoutent pour elles les conséquences de leur mise à l’écart. N’étant acceptées dans aucune famille à Dakar, elles ne parviennent pas à obtenir de chambres en location et sont contraintes de survivre dans la rue. « Je suis veuve. Il n’y a plus personne pour s’occuper de moi. Alors, je suis là ! »
Certains le font pour ne pas être à charge de leur famille. C’est ce que dit cet homme, âgé de soixante dix ans, qui s’est installé devant les cimetières des abattoirs situés sur la corniche ouest de Dakar. Il y règne un silence de mort, complètement inhabituel à Dakar. Il nous explique pourquoi il « mendie par habitude » afin de ne pas trop « gêner » ses enfants à « vouloir l’aider ».
‘« Je ne veux pas loger avec mes enfants. Eux sont sains et moi je suis amputé. Je deviens une sorte de honte et de gène pour eux. Voilà pourquoi je me mets à l’écart. Pourtant de temps en temps ils viennent me voir et moi je vais leur rendre de courtes visites. »’Certains vivent dans la rue pour ne pas être à charge de leur famille. Ils ont intériorisé sous forme de honte le fait d’être perçus comme contagieux. Ils protègent leur famille en réduisant leurs relations avec leurs enfants, de façon à ne pas risquer de provoquer leur propre mise à l’écart (comme enfants de « lépreux ») de leur réseau social.
La majorité des personnes âgées pratiquent la mendicité pour leurs enfants et leurs petits enfants. Souvent pour leurs filles qui se retrouvent seules, chargées de famille, après un divorce ou une répudiation. Les femmes développent une motivation plus importante que les hommes pour assurer ce rôle au soir de leur vie.
Vers la gare ferroviaire de Dakar, il règne un brouhaha immense. Les trains klaxonnent pour faire dégager les voies. Les taxis essayent de se frayer des passages parmi les véhicules et les passants. Les voyageurs se bousculent pour acheter des billets. Assise à même le sol, une femme de quatre vingt quinze ans, amputée des doigts de la main et des pieds, tend la main pour demander l’aumône. Veuve depuis vingt ans, elle affirme « être obligée de mendier pour vivre » et faire vivre ses trois filles avec leurs enfants. Quelque soit la dureté de ses conditions de vie, elle ne se plaint pas. Au contraire, elle affiche un dynamisme à toute épreuve : « Quand on n’a pas le choix, on ne regrette rien. Dieu, merci beaucoup pour la vie ! »
A l’heure où la famille élargie craque de par les mutations sociologiques, les personnes âgées cherchent à ne pas peser davantage sur les revenus gagnés difficilement par leurs enfants en période de crise économique. La conscience honteuse liée au stigmate de la lèpre se surajoute à cette situation difficile. Mais la mendicité est malgré tout un acte valorisant pour ces personnes âgées qui investissent un rôle indispensable pour la survie de leur famille.
Les femmes
La nuit tombe doucement et le vent, qui s’enfile dans les rues de Dakar, est devenu frais. Une femme d’une quarantaine d’années s’approche, laissant percevoir un grand visage altier. Elle est emmitouflée d’un foulard multicolore qui lui entoure la tête, protège son cou des courants d’air et retombe sur son épaule droite : le foulard offre la signification d’un symbole de l’Islam, symbole accentué par la conduite réservée qu’elle adopte et la distance qu’elle tient vis-à-vis de nous. Elle porte un grand boubou bleu qui traîne jusqu’à ses pieds. Sa prestance est accentuée par sa forme frêle et élancée, ainsi que par sa taille (environ un mètre quatre vingt) qui fait d’elle le plus grand personnage du groupe. Ses traits sont gracieux, tout en longueur. Tout disparaît devant son regard, étonnamment lumineux, qui répand sur son visage comme un éclat impérieux. A ses côtés, parfois cachée derrière, une petite fille d’environ sept ans se dissimule. Maigre, vêtue d’une robe en coton fin, elle grelotte de froid, silencieusement, sans plainte. De temps à autre, le vent souffle doucement sur les manches du boubou de la mère, laissant se dévoiler des mains mutilées par la lèpre.
Même si les pratiques d’hospitalité demeurent essentielles dans l’art d’accueillir « chez soi » - y compris dans la rue -, la femme africaine n’est plus seulement la femme au foyer. Depuis les années 1970, la crise économique sévit et la femme a dû sortir du foyer pour travailler ou se « débrouiller ». Les hommes ne parviennent plus à faire face aux dépenses du ménage à cause du chômage qui sévit.
Alors, les femmes ont pris le relais. Elles mènent des activités lucratives (petits boulots, commerce…) et entretiennent ainsi la famille élargie. Leur statut social change, déstabilisant le modèle de la relation d’ascendance (voire de domination) de l’homme sur la femme. (Bouchard, 2002). La femme sort peu à peu de sa dépendance à l’homme. La réalité socio-économique dépeinte ici est recouverte par le concept d’ « économie de survivance » développé par Marysse (1994, 173) : des activités qui « essaient d’assurer une survie précaire à la famille, là où le revenu formel ne suffit plus pour couvrir les besoins courants »
Le secteur urbain informel voit se développer des centaines de milliers d’activités. Celles-ci prennent l’aspect misérable de vente d’arachides à même le sol sur un morceau de carton, d’ « eau glacée » et de « crème- glace » locale à base de jus de fruit vendues dans de minuscules sachets, de beignets sur une toile de plastique. On trouve aussi toutes sortes de produits proposés par vente ambulante : de l’eau, du sucre, des produits comestibles en sachets et de multiples produits manufacturés internationaux en provenance du port.
On note depuis les années deux mille la présence des commerçants chinois, avec des marchandises importées de Taïwan à des coûts défiant toute concurrence. Les sénégalais pauvres se ruent vers ces produits, ce qui a multiplié les accès au petit commerce de rue, sur point fixe ou à la mode mobile auprès des piétons et des automobilistes. Ces activités de micro-commerce ou de « subsistance » sont pour la plupart des activités de survie. Dans les mêmes conditions que les autres femmes de milieu populaire, les femmes en situation de handicap du fait de la lèpre vont à Dakar pour pratiquer la mendicité.
Elles portent, comme la plupart des femmes, le désir de pouvoir créer un petit commerce. Ce qui leur permettrait de vivre avec moins d’angoisse pour la survie du lendemain et surtout avec moins de fatigue et plus de dignité.
Devant la montée du nombre de femmes à la rue, dont des femmes avec enfants, les services sociaux et le gouvernement s’inquiète. Le phénomène prend une visibilité aux yeux de toute la population qui est fortement peinée par cette situation. Jeunes, femmes et personnes âgées sans ressources et porteurs de la lèpre sociale : ces populations vulnérables vivent des situations quotidiennes de violation des droits de l’homme. L’Etat et les organisations humanitaires en crise leur offre un soutien quasi inexistant.
Dans les sociétés contemporaines, marquées par la bureaucratisation et les milieux d’intervention axés sur la technique, l’écoute de la « pensée en mouvement » des personnes en situation de lèpre sociale est un moyen de « métamorphose de leur souffrance sociale ». C’est une voie de reconnaissance et de reconstruction du lien mettant en jeu une temporalité au « rythme de l’humain et donc du monde » (Louise Blais, 2008,6). Cette voie s’offre en particulier aux chercheurs que nous sommes pour comprendre la violence/souffrance sociale (Ibid. 2008, 7) produit par le monde et s’interroger sur ce qu’est la justice sociale dans le contexte de production de la lèpre sociale.
Selon Gilles J. Guglielmi et Claudine Haroche (2005, 6), l' « esprit de corps » met « en jeu à la fois les processus d'institutionnalisation sous-jacents aux états, aux statuts, aux corps, et, au-delà, les modalités selon lesquelles les normes s'inscrivent dans les individus et les groupes, instaurant et développant alors des « états d'esprit ». Une telle entreprise implique tout d'abord une conception, une représentation du corps, une généalogie des corps parallèle à une histoire du corps »