8.3.1. Devoir d’assistance et droit d’ingérence

Mario Bettati et Bernard Kouchner ont créé l’expression de «droit» ou de «devoir d’ingérence» à la fin des années 80 afin de s’opposer à «la théorie archaïque de la souveraineté des Etats, sacralisée en protection des massacres157». Le qualificatif d’«humanitaire» y a été rapidement accolé.

Secourir les populations en détresse est devenu une nécessité imposée à chacun, notamment un «devoir d’assistance à peuple en danger». Le droit d’ingérence transcenderait alors les règles juridiques du système juridique traditionnel.

Ce droit, basé sur des idées généreuses, a suscité bien des critiques. S’agit-il d’un droit d’ordre moral ou doit il être incorporé dans l’ordre juridique international existant ? Dans ce cas, il en remet en cause l’axiome séculaire : celui de la souveraineté des Etats. Car les Etats ne sont liés par une règle de droit, telle celle qui protège les droits de l’homme, que s’ils ont ratifié un traité. Chaque Etat a son droit interne, appelé droit positif lorsqu’il est en vigueur. Il est pourvu d’un appareil juridique et d’un appareil de coercition avec l’armée, la police, la gendarmerie, la prison, etc. L’Etat est également détenteur de la violence légitime.

Sur le plan juridique, les droits de l’homme n’ont pas la même étendue à l’échelle universelle. Certains Etats protègent les personnes mieux que d’autres. Ils n’ont pas non plus les mêmes moyens pour (faire) respecter les droits de l’homme.

Lorsqu’un Etat a violé les droits de la personne, il ne pourra être traduit en justice que s’il a accepté la compétence d’un juge. Même si certains mécanismes régionaux existent (comme la Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour interaméricaine des droits de l’homme) et même si une juridiction internationale condamnait un Etat violateur des droits humains, l’exécution du jugement ne serait pas garantie. Car il y a incompatibilité entre la souveraineté et l’existence d’une police internationale à l’échelle mondiale.

Au nom d’une «morale de l’extrême urgence» qui assure une protection minimale des droits de la personne, le pouvoir de l’Etat doit plier. Si le principe de souveraineté est remis en cause, l’assistance humanitaire peut être mise en œuvre sans contrainte de frontières. Selon Bernard Kouchner, cela permettrait de ne plus se contenter d’un formalisme juridique qui couvrirait de façon licite le massacre exécuté par un Etat contre sa propre population.


Des juristes ont critiqué la conception développée par les auteurs favorables au droit d’ingérence. S’appuyant sur le droit international traditionnel, ils soulignent que les droits fondamentaux – comme le respect de l’intégrité physique, le droit à la vie ou l’interdiction du génocide – ont été formellement reconnus par la totalité des Etats. Ceux-ci se sont engagés «souverainement» et ils se doivent de respecter leurs obligations.


Lorsqu’il y a des violations massives, des représailles sont et ont été faites, tant sur le plan politique ou diplomatique, économique ou financier. C’est le cas de l’embargo à l’égard d’un Etat ou d’un groupe qui contrevient aux droits les plus élémentaires de la population ; ou de l’intervention armée (article 42 de la Charte des Nations unies) lorsque les violations massives des droits de la personne sont qualifiées de «menace contre la paix et la sécurité internationales» par le Conseil de sécurité158 .

Pour ces juristes, il s’agit d’améliorer l’application des mécanismes juridiques existants et l’utilisation des règles actuelles dans le cadre du droit international traditionnel, afin de parvenir à une protection efficace des droits de la personne. La plupart des opérations présentées comme des réalisations du «droit d’ingérence humanitaire».


Car les obstacles sont plutôt d’ordre politique (en particulier l’utilisation du droit de veto au sein du Conseil de sécurité). Un système qui intégrerait la généralisation d’un droit d’ingérence humanitaire remettrait en question le principe de non intervention. Or ce principe est le fruit d’un combat historique. Et ce combat a été remporté par les Etats les plus faibles, eux qui ont subi un colonialisme et un impérialisme dont la prétention était d’apporter la «civilisation».

Revenir à un droit d’ingérence, c’est risquer de soumettre le droit à la force. C’est laisser les Etats les plus puissants se faire juges de ce qu’exige l’humanité et contourner une décision de l’ONU. C’est de nouveau soumettre le droit à la force. Les Etats attaqués ne pourraient plus invoquer le droit pour s’opposer à la force (cf : la Charte des Nations unies).

La séduisante théorie du droit d’ingérence ouvre la porte, en pratique, à de nombreux abus. La justification des actions militaires par l’argument « humanitaire » – qui prive, par sa finalité, l’intervention de l’illicéité - a été souvent invoqué (par exemple les Etats occidentaux à l’encontre de l’Empire ottoman, en Afrique ou en Extrême-Orient). Dépourvue de tout contenu juridique, l’expression “droit d’ingérence” n’a aucune définition précise. Selon Mario Bettati (1996), l’expression « droit d’assistance humanitaire » serait plus finalisée. Elle serait moins en confrontation subjective et implicite avec les principes de “non intervention” et de “non ingérence”, qui sont intégrées dans les normes de l’anticolonialisme.

Notes
157.

Mario Bettati est professeur de droit international public à l’Université Paris II et Bernard Kouchner, homme politique français qui fut l’un des fondateurs de Médecins sans frontières. Ils ont écrit conjointement Le Devoir d’ingérence (1987) et lancé cette formule qui a vite fait recette. Olivier Corten (Maître de conférences au Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international, à l’Université Libre de Bruxelles) analyse ici les ambigüités du droit d’ingérence. http://www.unesco.org/courier/1999_08/fr/ethique/txt1.htm , le 18 mai 2008.

158.

« Cette possibilité, loin d’être négligeable, a été choisie à l’encontre de certains Etats, comme l’Argentine au moment de la guerre des Malouines, l’URSS à la suite de l’intervention militaire en Afghanistan ou, plus récemment, Haïti ou le Burundi en réaction aux coups d’Etats survenus dans ces pays. (…) Le récent exemple du Kosovo concentre sans doute en lui toute l’ambiguïté d’un «droit d’ingérence» mené, au nom de la communauté internationale, par une coalition des plus grandes puissances militaires mondiales.» http://www.unesco.org/courier/1999_08/fr/ethique/txt1.htm , le 18 mai 2008