8.3.3. Politique néolibérale et mission civilisatrice de l’humanitaire

Dans le courant humaniste de la colonisation, celle-ci devait être source de bienfaisance et d’élévation du fait de la supériorité des mœurs de la société colonisatrice – et au nom de la modernisation - vis-à-vis des peuplades concernées. Plusieurs siècles auparavant lors de la conquête de l’Amérique, le pouvoir conquérant insistait sur les bienfaits apportés par les Espagnols – et au nom de la christianisation - aux « contrées sauvages », supprimant ainsi leurs « pratiques barbares ».

Il n’y avait pas de contradictions entre aspirations humanitaires et projet colonial, et cela même lors de l’invention de l’action humanitaire moderne avec la fondation de la Croix-Rouge161. Aujourd’hui, si l’impérialisme colonial a disparu, l’esprit de la « mission civilisatrice » perdure dans l’esprit des membres des ONG et des acteurs de l’aide internationale, sous la forme de deux paradigmes qui forment leur socle de légitimation : le « paradigme altruiste » et le « paradigme modernisateur » (Jean-Pierre Olivier de Sardan, 1997).

Selon les besoins du marché de l’aide et en proportions variables, ces paradigmes ré instituent les catégories hiérarchiques héritées du passé, sous le couvert de la solidarité. Les acteurs multiples, des ONG à la Banque mondiale jusqu’aux Nations unies, y fondent leurs pratiques et leurs discours.

Pour de nobles raisons, la relation de domination est ainsi entérinée, comme un euphémisme162 – politiquement correct – qui adoucit les déclinaisons dévalorisantes de l’opposition du type « développé/sous-développé ».

Dans son article sur « Mission civilisatrices, ingérence humanitaire » (2005), Rony Brauman analyse les relations entretenues par les acteurs de l’humanitaire :

« Les critères économiques qui définissent les « pays les moins avancés » comme les critères anthropologiques qui donnent à voir des « peuples attardés » appartiennent les uns et les autres au vocabulaire du dominant. On y retrouve l’opposition entre société « traditionnelle » et société « moderne », recouvrant les dichotomies communauté/individu, routine/innovation, solidarité/concurrence, relations clientélistes/relations bureaucratiques chères à la pensée coloniale. »

Il épingle le schéma « communauté », sur lequel se fondent depuis des décennies les innombrables programmes d’aide, recherchant la participation et la mobilisation des habitants sans tenir compte de leurs cultures.

Comme les représentations coloniales, ce schéma marque l’opposition entre eux /nous, attardés/avancés, groupes indigènes (pauvres, carencés, etc.)/objectifs des programmes d’aide, communauté en danger/ organismes d’aide (sauveurs). Avec cette sollicitude envahissante matérialisée dans les programmes dits de santé, les organismes spécialisés de l’ONU (Unicef, OMS et ONG spécialisées) répandent la croyance hygiéniste163, faisant de la maladie une sanction causée par un comportement mauvais. La confusion entre propre, sain, normal, d’une part, sale, malsain et pathologique, d’autre part, est la marque des campagnes d’évangélisation sanitaire, version actualisée de la mission civilisatrice de l’Europe.

L’intrusion de volontaires d’ONG au domicile de familles s’en trouve justifiée, au nom de l’intérêt supérieur de la communauté. Se posant comme « instituteurs de l’intime », ces nouveaux « passeurs de bien-être et de progrès » apportent le savoir libérateur, sans percevoir le caractère offensant de la situation qu’ils créent.

Or seules les traditions, avec leurs règles de politesse et d’hospitalité, protègent ces nouveaux intrus contre des réactions brutales provoquées par ces nouvelles formes du mépris social.

Cependant, au-delà de ce côté pervers lié à la vision humanitaire d’une société moralement juste (qui stigmatise les bénéficiaires de l’aise internationale), Rony Brauman reconnait également la contribution des ONG et de l’ONU en termes de régulations dans l’espace politique mondial et leur rôle dans le débat public. Exprimant un mouvement participatif de fond, elles sont un véritable enrichissement pour la démocratie, à l’heure où l’on assiste à l’essoufflement de ses formes traditionnelles électives.

Cette légitimité, soutenue par leur popularité, ne sont pas sans risque de récupération par l’administration américaine. Celles-ci sont présentées comme

‘« un tel multiplicateur de forces pour nous, une part si importante de notre équipe de combat (…) aider l’humanité, aider chaque homme et chaque femme dans le monde qui est dans le besoin, qui a faim (...), donner à tous la possibilité de rêver à un avenir qui sera plus radieux» ’

par M. Colin Powell dans sa conférence à Washington le 26 octobre 2001, après les attentats du 11-Septembre.

Rony Brauman relève l’unité de principe  qui existe « entre l’intrusion dans des foyers familiaux au nom de la santé et l’ingérence armée au nom des valeurs supérieures de l’humanité (...) l’une et l’autre se rejoignent en une position d’avant-garde œuvrant à l’émancipation d’autres peuples prisonniers de traditions ou de systèmes politiques archaïques » (Ibid.).

Secourir les populations les minorités et les personnes en situation de lèpre sociale (dont les lépreux) et faire respecter leurs droits demeure une nécessité. Ce « devoir d’assistance à peuple en danger» transcende les systèmes juridiques, qu’ils soient de l’ordre du droit interne des Etats, de l’ordre juridique international ou du droit d’ingérence humanitaire.

Secourir les minorités, c’est un des projets que portait le jeune médecin Ernesto Che Guevara. Son engagement dans l’humanitaire, et en particulier dans une léproserie en Amérique latine, l’a conduit à prendre des positionnements politiques. C’est à cette période de découverte de la pauvreté et de l’exploitation des peuples d’Amérique latine, cette période fondatrice pendant laquelle le jeune Ernesto découvre les processus d’exclusion qui touchent les populations atteintes par la lèpre sociale, que s’intéresse le cinéaste Walter Salles.

Walter Salles (2004) tire le scenario de son film des Carnets de voyage d'Ernesto Che Guevara et de ses lettres à sa mère pendant son voyage initiatique. Il montre la complicité et la dimension humaine des deux amis : Alberto le joyeux luron et Ernesto l’homme un peu introverti qui dit toujours la vérité, même si elle n'est pas bonne à dire.

Deux jeunes Argentins, passionnés de médecine, partent en 1952 découvrir l’Amérique du Sud au guidon de leur valeureuse Norton Pédarosa. Ce périple de plus de huit mille kilomètres en quatre mois leur fait traverser des paysages magnifiques, du désert aux routes et cimes enneigées. C’est en poursuivant leur voyage à pied, en radeau et en stop (leur moto ayant fini par rendre l’âme) que le jeune Ernesto Guevara – asthmatique, avec sa ventoline en poche – accompagné de son ami Ernesto Granado découvrent les injustices faites au peuple d’Amérique latine : les Indiens spoliés de leur terre au Chili, les conditions sociales terribles de leurs compatriotes dont certains ont été chassés par les communistes, l’exploitation des chiliens dans une mine de cuivre, les paysans expulsés de leurs terres, la ségrégation des lépreux dans une île…

La variété des paysages se conjugue avec la diversité des cultures, des voix et des visages. Touché par la misère et la pauvreté, les systèmes érigés en moyens de produire du profit avec la réification des ouvriers (sans respect des droits de l’homme et des peuples), Ernesto pose son regard sur les ruines incas. Comme pour Jean-Daniel Pollet, ces murs lépreux font résonnance avec la réalité sociale qui l’atteint et il s’interroge : « Comment une civilisation aussi riche que celle des Incas a-t-elle pu disparaitre ? "

Ayant franchi la cordillère des Andes et traversé le Chili, la Bolivie, le Pérou et en Amazonie, ils débarquent dans la léproserie de San Pablo au Venezuela. Si, dans un premier temps du film, on voit les deux amis supporter les épreuves avec humour, c’est à partir de ce contact avec les lépreux qu’on assiste à leur transformation, en particulier celle d'Ernesto.

La vie dans la léproserie va révéler à Ernesto, ce futur médecin, à la fois l’horreur de la ségrégation sociale - avec des femmes, des enfants, des hommes parqués sur une île parce qu’ils sont lépreux - et l’humanité des lépreux, avec leur joie de vivre malgré leurs souffrances, leur solidarité, leur tendresse et leur force spirituelle. La partie de football sur l’île montre, à travers le jeu, la force de la cohésion sociale des lépreux. Cette force de résilience, Ernesto va la vivre au quotidien, en soignant les malades, profondément choqué qu'on les exclue. Il va montrer toute son humanité, en cherchant à soulager leurs maux et en participant à leurs activités collectives et à leurs fêtes.

Ces deux médecins ont été considérés comme des « êtres quasi surnaturels qui ne portaient pas de gants, leur serraient la main et jouaient au football avec eux » par les Indiens lépreux qui se souviennent encore d’eux plus de quarante ans après164. Les lépreux leur ont construit un radeau pour qu'ils puissent continuer leur voyage sur le fleuve Amazone, exprimant ainsi leur reconnaissance. Rentré en Argentine finir ses études, le "docteur" Guevara termine ses études, puis quitte définitivement l'Argentine pour parcourir l’Amérique latine.

De toutes les formes d'exclusion et d'injustice sociale qu’il a connues tout au long de son périple, cette rencontre avec les lépreux sera déterminante de par le témoignage des lépreux : celui de la résistance face au mépris social et de la sauvegarde de leur dignité de personne humaine malgré la lèpre qui leur colle à la peau. Il dira à la fin : " Mon errance m'a transformé plus que je croyais. Je ne suis plus le même qu'avant. "

C’est par ces expériences que s’éveille la vocation et le désir de justice sociale de celui qui deviendra le Che, symbole de la révolte contre l'injustice sociale. Communiste convaincu, il reste pour une partie de la jeunesse d’hier et d’aujourd’hui un symbole, une idole, une image mythique du révolutionnaire en lutte pour les plus faibles contre l’impérialisme américain.

Nous reprenons cette figure du Che comme symbole de résistance et de lutte pour la défense des droits des personnes en situation de lèpre sociale. Cette figure nous parait d’autant plus intéressante que la vocation du Che a été d’une certaine manière insufflée par ces rencontres avec les personnes touchées par la lèpre sociale : visages multiples de ces femmes et de ces hommes rencontrés dans des situations d’exclusion différentes et sous des régimes politiques divers.

[Lutte pour la libération et l’abolition de l’esclavage]
[Lutte pour la libération et l’abolition de l’esclavage]
Notes
161.

Le premier président de la Croix-Rouge, Gustave Moynier, considérait les peuples colonisés comme étant le contretype des nations civilisées.  Selon lui, les nations civilisées (la race blanche), dont la compassion était inspirée par une morale évangélique, cherchaient à humaniser les tribus sauvages (la race noire, cannibale, incapable de penser, faisant la guerre à outrance, cédant à ses instincts brutaux) ainsi qu’à améliorer le sort de l’Afrique en lui faisant bénéficier des moyens propres à la civilisation moderne.

162.

La figure rhétorique de l'euphémisme (du grec Euphemismos : « emploi d'un mot favorable ») vise à atténuer une idée déplaisante. En dévalorisant un mot à l'encontre d'autres bien précis, elle sème la confusion. Omniprésente dans l'expression du «  politiquement correct  », est une composante de la propagande  utilisée en temps de guerre. Diminuant l'impact d'une information sur le moral de la population, l'euphémisme a pour effet de conserver son soutien.

163.

Selon la croyance du monde occidental, le manque de propreté est la cause de la plupart des pathologies rencontrées dans le tiers-monde. Rony Brauman reprend l’épidémiologie anglo-saxonne dominante qui distingue les water-based diseases (maladies dues à l’eau souille et contamine) et les water-washed diseases (maladies soignées par l’eau qui lave et purifie). Pour les puritains anglais du XVIIe siècle, l’hygiénisation du peuple allait de pair avec le principe de restauration morale. Prenant la forme de « pastorales de la misère », l’hygiénisme français du XIXe siècle visait à transformer les mœurs des plus démunis vis-à-vis de leur « malpropreté pourvoyeuse de vice ». Depuis les années 1980, les ONG dans le tiers-monde font des campagnes d’« éducation sanitaire » vantant les mérites des usages domestiques de l’eau, du savon, des ablutions régulières avec de l’eau bouillie, des latrines (etc.) convaincus de prévenir ainsi la majorité des maladies contagieuses. Tels des passeurs de bien-être et de progrès, ils sauvaient ces peuples « sous-développés » du « péril fécal » et les guidaient vers la maturité sociale (Rony Brauman, Le monde diplomatique, sept. 2005).

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/09/BRAUMAN/12578 , le 21 mai 2008.

164.

L'un d'eux, Silvio Lozano, aujourd'hui propriétaire d'un bar appelé Che, témoigne: " En 1952, j'étais un de ces nombreux lépreux condamnés à mourir à brève échéance [...]. Il était assis à même le sol. J'étais tellement affaibli que la force me manquait pour lui tendre la main. Il la saisit, la tâta longuement et me dit : "Votre nerf est touché, il faut opérer."[...] Je criais comme un dément lorsqu'on me glissa deux aiguilles dans la plaie, puis je cherchais son regard et je m'évanouis. Il m'a sauvé. Ce fut le début d'une ère nouvelle à la léproserie, les instruments chirurgicaux n'eurent pas le temps de rouiller!"

http://pagesperso-orange.fr/once.upon.a.dream/Histoire_du_Che/Adolescent.htm , le 22 mai 2008.