Chapitre 9 : État postcolonial, universalisme et mondialisation humaniste

9.1. Culture et fracture postcoloniales en Afrique

9.1. 1. L’État faible en Afrique postcoloniale

Nous nous proposons ici de réfléchir sur la situation actuelle de l’Afrique et notamment de l’Afrique occidentale à partir des notions d’État faible et d’Etat postcolonial. La notion d’Etat faible est utilisée en Science politique pour définir « un État auquel manque la capacité structurelle ou institutionnelle d’imposer des décisions politiques visant à façonner la société selon ses choix et dans le cadre d’une perspective nationale. L’État faible résulterait alors du mode de développement des sociétés rurales dans les périodes précoloniales et coloniales. Le corollaire en est que les gens investissent leur énergie, leur temps, leurs ressources et leur loyauté politique dans des institutions rurales demeurant à la racine du pouvoir social et de la politique nationale »165.

Dans le cas des Etats africains, l’espace politique précolonial et la rencontre afro-européenne constituent des éléments essentiels de l’analyse situationnelle, avec la période de la colonisation, la libération « apaisée » et l’État postcolonial. L’identité politique se construit de manière hybride avec une forte dose de valeurs exogènes (venant de la culture de l’ex-colonisateur) au détriment, parfois, des valeurs culturelles locales et des identités ethnico-culturelles des terroirs existant avant l’arrivée des Européens. Il n’empêche que dans les terroirs un peu négligés par le colonisateur parce que présentant peu d’intérêt d’exploitation, des groupes humains ont appris à défendre leur autonomie tout en se montrant capables de constituer d’importants réseaux culturels transcendant le temps colonial.

Egalement, dans les royaumes africains confrontés à l’agression coloniale, la construction de l’empire colonial a été perçue comme dangereuse par les chefferies traditionnelles et les populations. D’où les nombreuses résistances locales à la pénétration de la culture occidentale : c’est le cas de l’attitude hostile envers l’école française, portugaise ou anglaise. Sous la contrainte, les chefs coutumiers envoyaient les enfants des castes dites inférieures (griots, cordonniers, etc.), les enfants des castes dites supérieures allaient plutôt à l’école coranique. Cette situation a fini par créer, au moment des indépendances, une très grande révolution sociale et culturelle, à savoir que ceux qui étaient allés à l’école sont devenus les nouveaux dirigeants des jeunes Etats africains. Avec le pouvoir et l’argent, ils ont aidé les mentalités à évoluer dans le sens de transcender les barrières liées aux castes166.

La fragilisation de l’Etat en Afrique trouve une explication dans sa formation précipitée (indépendance octroyée) mais également dans le fait de ne pas disposer de fondement endogène. Nous ne voulons pas dire qu’il fallait asseoir l’Etat sur les castes, loin de là notre idée. Nous soulignons simplement le fait que les nouveaux dirigeants ne soient pas élus par leur peuple mais désignés et choisis par l’ex-colonisateur, sur la base de leur culture non pas africaine mais occidentale. Ainsi, il ya eu césure ou rupture entre les peuples et leurs dirigeants. En plus, les formations sociales rurales et traditionnelles ont réussi à conserver leur autonomie et à rester en dehors d’une autorité perçue comme extérieure, centralisatrice, opaque et étrangère. L’autonomie et la capacité de résistance du local s’enracinent dans cette tradition de lutte pour la reconnaissance face à la domination et à l’exploitation occidentales et arabes.

Mais les populations africaines n’ont pas seulement « inhibé la pénétration politico-administrative coloniale »167, elles ont aussi développé un intense réseau commercial informel qui s’étend aujourd’hui au-delà des frontières africaines. On retrouve les marchands ambulants (les modou-modou sénégalais en particulier) dans toutes les grandes villes européennes et Nord-américaines. Sur le plan économique, l’informel fragilise l’Etat postcolonial africain dans la mesure où il le prive de ressources financières importantes.

Comme durant la période coloniale, l’Etat postcolonial a encouragé (imposé même) la production agricole de rente (coton, arachide, cacao, etc.) au détriment de l’agriculture vivrière de base qui est restée entre les mains des femmes (Toolou djiguène). Cette expression wolof « Toolou djiguène » qui signifie littéralement « champ de femme » montre combien ont été délaissées les cultures vivrières et combien les cultures commerciales commandées par l’ex-colonisateur ont été mises en avant. La famine qui sévit en Afrique trouverait une bonne raison dans ce paradoxe, ce choix politique d’affamer les peuples au profit d’intérêts financiers et diplomatiques.

Dans certaines zones en Afrique de culture du coton (Mali, Tchad), de la canne à sucre (Sénégal) et du café (Côte d’Ivoire), on observe une contradiction majeure, à savoir, d’une part, la spoliation des terres des paysans et d’autre part, la transformation des agriculteurs dépossédés de leurs terres en salariés agricoles.

La décentralisation procède d’un vaste mouvement de réformes et de modernisation des jeunes Etats postcoloniaux. Les communautés rurales jouissent d’une relative autonomie qui ne permet de s’engager dans une politique agraire de type endogène. D’où la recrudescence de des relations heurtées entre pasteurs et paysans d’une part, et de l’autre, entre administrations locales et administrés : les enjeux agraires sont de plus en plus difficiles à gérer en Afrique.

Les citoyens du monde rural ne veulent plus continuer à être les derniers de la Nation, ils veulent compter, ils s’affirment. Dans une capitale comme Dakar, on assiste à une ruralisation de la ville avec l’arrivée massive des ruraux (exode rural) qui dictent « leur loi » c'est-à-dire la culture rurale (leur langue, leurs us et coutumes). Les banlieues de Dakar nous en donnent des images de villages bidonvillisés. Les ruraux ne passent plus inaperçus, ils ne sont plus neutres, ils demandent que les gouvernants composent avec eux, comme forces politiques, économiques, électorales et sociales168.

On assiste depuis quelques années à un mouvement renversant en Afrique. A savoir qu’on était habitué à voir les mouvements politiques, culturels et sociaux émergeant au sein des intellectuels francisés urbains pour se répandre ensuite dans les campagnes. Ce schéma est de plus en plus abandonné au profit d’une dynamique partant de pôles religieux et commerciaux non intellectuels francisés, lesquels pôles sont issus des banlieues et des villages.

Dans cette même dynamique, l’État postcolonial s’ouvre à ces nouvelles forces politiques et culturelles. Des hommes et des femmes sont nommés ou élus à l’Assemblée nationale ou au Sénat sans qu’ils ne remplissent les critères classiques de diplômés pour être gouvernants ou de représentants du peuple. La plupart ne savent ni lire ni écrire dans la langue officielle du pays qu’ils ne parlent pas aussi. Et, nous sommes à un tournant qui est aux antipodes des perceptions et des représentations des indépendances africaines.

L’État faible post-indépendance survit dans de pareilles contradictions. Des enthousiasmes sont retombés certes, mais des espoirs renaissent aussi. C’est cela, et tout cela qui fait l’Afrique postcoloniale. Les années 1960-1970 sont celles des coups d’Etat et de la violence politique extrême, et les années 1980-1990 celles des apprentissages et des stabilisations démocratiques. Mais, il demeure un handicap majeur pour l’État postcolonial, c’est celui de comment surmonter sa faiblesse structurelle ?

L’école héritée de la colonisation garde la même organisation et le même fonctionnement mais avec des moyens de plus en plus manquants eu égard à la demande massive d’éducation et de formation. Des écoles de type nouveau font jour et elles sont la plupart du temps d’obédience religieuse (écoles catholiques, écoles coraniques, etc.). Le taux de scolarisation reste encore très faible en Afrique de l’Ouest (un peu plus de 50% des enfants en âge d’aller à l’école sont concernés), avec par contre, un taux de déperdition scolaire » très élevé dû au fait que les Etats n’arrivent pas à répondre convenablement à la demande de construction d’infrastructures au niveau des collèges et des lycées.

La langue de l’ex-colonisateur reste la langue officielle dans l’Etat postcolonial. On y voit des avantages certains, car il n’y a pas d’imposition par un groupe au pouvoir de sa langue maternelle à l’ensemble de la population d’un pays ou d’une région. La langue française (pour ne prendre que l’exemple des pays francophones), même si elle imposée, elle met toutes les ethnies et tous les groupes à équidistance et ainsi, il y a moins de frustrations et de contestations. Il est vrai qu’au début des indépendances, les partis politiques (extrême gauche : marxistes, léninistes, maoïstes, trotskystes, etc.) et les mouvements citoyens mettaient au premier de leur lutte pour l’indépendance (réelle), la question linguistique à côté de la question agraire et diplomatique.

L’Etat postcolonial est en général absent lors des dynamiques renouvelant le monde social. Au Sénégal, c’est le cas du mouvement des quartiers appelé « Navétane »169, également les mouvements religieux dénommés « Dahiras ». Il y a là une forme d’autonomie populaire que l’Etat tente de récupérer politiquement, ce qui explique les subventions et autres libéralités accordées aux leaders et aux instances élues. Sur le plan des relations internationales, deux faits demeurent : la demande d’aide matérielle et financière d’une part, et d’autre part, la demande d’intervention militaire en cas de crise interne.

L’Etat postcolonial a besoin de l’armée de l’ex-colonisateur, c’est pourquoi les bases militaires françaises sont encore maintenues en Afrique170. Les américains y installent également des bases pour la lutte contre le terrorisme (islamiste en particulier). Les guerres intra-étatiques (il ya de moins en moins de guerre inter-étatique, ceci partout dans le monde) sont légion et les fractions ainsi que les milices sont armées par les fabricants d’armes occidentaux et les firmes qui exploitent le sous-sol africain (pétrole notamment). Depuis les indépendances africaines, les guerres inter-étatiques (de type ethniciste) sont localisées dans les pays dont le sous-sol est riche en pétrole ou autres ressources minières : c’est le cas du Congo, du Libéria, etc. Les pays pauvres tels que le Sénégal sont montrés comme des démocraties apaisées.

Devant l’absence de construction d’un État postmoderne pénétrant les campagnes, les paysans qui disposent de circuits extérieurs aux logiques de l’État, mettent ce dernier dans l’incapacité de contrôler les productions, les flots commerciaux et les exportations. Des circuits parallèles sont dessinés malgré la mise en place dans chaque Etat d’appareils de répression des fraudes.

C’est comme qui dirait que les ruraux refusent à leur façon le pouvoir centralisé et l’État postcolonial qui le secrète. « Leur but, écrit Forrest, n’est pas de redistribuer le pouvoir d’État mais de garder leur autonomie et légitimité »171.

La gouvernance démocratique doit interroger tout particulièrement l’Etat postcolonial. L’objectif n’est plus seulement de faire entrer la problématique de la démocratie dans l’Etat, mais bien d’instituer les mécanismes d’une gouvernance démocratique de l’Etat, au sens large. Car, partant du principe que la démocratie ne peut exister par la seule théorie, mais qu’elle doit surtout se vivre et s’éprouver, l’Etat en Afrique apparaît en effet comme le lieu par excellence dans lequel peut et doit s’exercer cet apprentissage. À l’instar des pays nordiques, déjà bien engagés dans cette démarche, il s’agit donc de mettre en place des instances démocratiques aux différents niveaux de l’organisation mais aussi du pilotage de l’agriculture, en assurant la participation – en nombre significatif – de représentants des paysans, des pêcheurs et des pasteurs.

Les enjeux de la gouvernance démocratique sont pourtant décisifs pour les sociétés africaines puisque de telles pratiques contribuent non seulement à la formation de citoyens actifs mais aussi à une amélioration sensible du développement en Afrique.

Notes
165.

Gérald Gaillard, Forrest Joshua, Cahiers d'études africaines, n°178, 2005

166.

Ce qui n’empêche que dans certaines localités et au niveau de certaines ethnies telles que les Hal Pular du Sénégal, les traditions persistent et les castes sont des réalités culturelles et sociales avec lesquelles il faut compter encore.

167.

Gérald Gaillard, Forrest Joshua, ibid.

168.

Aux élections présidentielles de 2000 au Sénégal, le parti socialiste au pouvoir a fait les frais de la non-reconnaissance de ces forces rurales avec un discours moqueur du Ministre de la Jeunesse (Abdoulaye Makhtar Diop) à l’endroit des ruraux, les « baol-baol » commerçants et marchands ambulants du système économique informel de Dakar. Ces derniers ont tenu à relever le défi et ils sont revenus après la fête de Tabaski (Aïd El Kébir) pour participer aux votes sanctions contre le Président Abdou Diouf. L’actuel gouvernement de Abdoulaye Wade comprend-il peut-être trop l’enjeu, ce qui expliquerait son allégeance à Touba (la ville sainte de la confrérie des Mourides) ?

169.

Le Mouvement « Navétane » est issue des nombreuses initiatives des jeunes des banlieues de Dakar. Il remonte du temps colonial. Aujourd’hui, il est organisé de l’échelon local à l’échelon national. Chaque quartier en milieu urbain et chaque village en milieu rural dispose de son ASC (Association sportive et culturelle). Les ASC d’une même commune d’arrondissement forment une Zone. Les zones d’un même département forment l’ODCAV (Organisme départemental de coordination des activités de vacances) et les ODCAV d’une même région l’ORCAV (Organisme régional de coordination des activités de vacances). L’ensemble des ORCAV constituent l’ONCAV (Organisme national de coordination des activités de vacances). Toutes ces instances organisent des manifestations sportives (football, basket, etc.), culturelles (théâtre, etc.) et sociales (« set sétal » (nettoyage des places publiques), participation aux campagnes de vaccination et à d’autres programmes tels que la lutte contre le sida, etc.) durant les vacances estivales.

170.

Une dépêche de l’Agence de Presse Sénégalaise (APS), Dakar datée du 15 mai 2008 rapporte les propos du Président sénégalais sur la question des bases françaises en Afrique suite à la décision de la France de les supprimer, sauf au Sénégal : « Le retrait des troupes françaises des pays africains non compris le Sénégal peut être un facteur de déstabilisation », a déclaré jeudi le chef de l'Etat du Sénégal, Me Abdoulaye Wade, qui s'est dit cependant favorable à la révision des accords de défense entre la France et des pays du continent. Le retrait de la France « de tous les pays d'Afrique, … je pense que c'est un facteur de déstabilisation », a notamment dit le chef de l'Etat dans un entretien à Radio France internationale (RFI). « Il y a des gouvernements en Afrique qui ont besoin d'avoir des accords visibles avec des puissances extérieures parce que ça dissuade. Le jour où certaines oppositions comprendront qu'en fonçant sur certains gouvernements, rien ne viendra de l'extérieur, on s'engage dans la déstabilisation », a ajouté le président de la République. « C'est dangereux. Beaucoup de pays n'en sont pas au niveau du Sénégal qui n'a que faire des accords militaires stipulant que si l'un des pays est agressé de l'intérieur ou de l'extérieur, l'autre intervient militairement », a souligné le chef de l'Etat.

171.

Gérald Gaillard, Forrest Joshua, ibid.