La situation de pauvreté et de sous-développement de l’Afrique ne saurait s’expliquer par le seul manque de capitaux. Axelle Kabou (1991) se pose la question, à savoir : « Et si l'Afrique refusait le développement ? ». Elle nous entraîne ainsi dans les représentations, les mentalités et les interprétations. En effet, « Ces comportements et attitudes … trop hâtivement assimilés à des persistances de cultures traditionnelles constituent un nouveau système idéologique implicitement revendiqué par une élite africaine honteuse de son « occidentalité », qui a besoin de « se laver du péché de toubabisation »182. C'est bien des mentalités actuelles des classes dominantes que parle Axelle Kabou.
Elle affirme que l'Afrique n'a pas su dépasser son « sanglot de l'homme noir », qu’elle s'est construit une image d'elle-même en éternelle victime, où la traite, la colonisation, puis les termes de l'échange sont les seules causes des difficultés. « Les Africains restent largement persuadés que leur destin doit être pris en charge par des étrangers, que les prétentions civilisatrices de l'Occident ne s'arrêtent pas avec les indépendances » (Ibid.).
Dès lors, l'Afrique n'est pas loin de ressentir le développement comme une injonction, les efforts de développement sont perçus comme des aveux d'impuissance, d'infériorité culturelle. Elle reste « profondément humiliée par l'idée même de développement, considérant que c'est une tâche qui relève légitimement des obligations du colonisateur » (Ibid.).
La modernité et la technique sont perçues comme « la chose du blanc », qu'on utilise plus ou moins dédaigneusement, sans chercher à s'en emparer. Pourtant, « les Africains qui ressentent leur retard comme une accusation implicite d'arriération par rapport à l'Occident et qui se barricadent derrière leurs valeurs culturelles doivent savoir qu'ils se tendent là un piège dont ils sont les seuls à pâtir » (Ibid.).
Pour Axelle Kabou, ce refus du développement découle directement du système idéologique post‑indépendances, basé sur ce qu'elle appelle le "vendredisme" : dans le roman de Daniel Defoe (Robinson Crusoë, 1719), Vendredi symbolise à la fois le bon sauvage noir et le complexe de dépendance du primitif à l'égard de l'homme blanc. Le relativisme culturel achève l'inversion symbolique du rapport de dépendance. Il permet d'invoquer un droit à la différence qui « se manifeste par une sorte de détermination altière à n'être que soi et rien d'autre, et surtout à n'y voir aucun inconvénient, quand bien même le plus grand exploit en matière d'auto‑réhabilitation ne consisterait qu'à diaboliser les idées nouvelles, à ériger la mendicité en principe de développement et à liquider les gêneurs » (Ibid.).

L'Occident a lui aussi sa part de responsabilité. Le « vendredisme » des élites africaines a rencontré un soutien, explicite ou implicite de la part des pays occidentaux, à travers le sanglot de l'homme blanc. Mais le sanglot de l'homme blanc est passé. L'Afrique a t’elle retenu que le tiers-mondisme répond essentiellement à un besoin de liquider les contentieux issus de la décolonisation, pour permettre à l’Europe d'aborder le XXIe siècle avec des habits neufs ? Tout porte à croire que non. Très en retard, l'Afrique ne semble pas comprendre les implications profondes de la bourrasque qui secoue l'Occident en ce moment, et s'obstine à lancer des appels à l'aide en direction de l'Europe occidentale, non seulement déterminée à tiers‑mondiser une Europe centrale sortant des cendres du communisme, mais aussi décidée à considérer désormais l'aide au développement comme un simple geste de charité. La question est clairement posée : l'Afrique est enfin condamnée à se débrouiller.
La crise actuelle montre que « les mythes post‑coloniaux créés par la génération des indépendances ont désormais atteint leur rendement maximum en tant que facteurs de régulation sociale. La liste des ruptures socio‑économiques actuellement perceptibles en Afrique est longue. L'effondrement des supports économiques installe partout une angoisse polymorphe, pesante, lourde de menaces pour l'avenir immédiat.
‘« Face à un Occident débarrassé de sa mauvaise conscience à l'égard des sous‑développés, l'Afrique a peut‑être une chance de comprendre que le droit à n'être que soi est la rançon d'un long et patient effort de vitalisation et de revitalisation du patrimoine culturel par l'intégration intelligente d'éléments nouveaux, étrangers ou non ». ’Axelle Kabou prône une Afrique qui s'assume elle‑même, qui pratique largement et sans complexe les emprunts à l'Occident avec un opportunisme scientifique. Axelle Kabou se veut le porte‑parole « d'une génération objectivement privée d'avenir, qui a tout intérêt à travailler à l'effondrement des nationalismes étroits des indépendances et à l'avenir d'une Afrique large, forte et digne » (Ibid.). Son ouvrage risque deux hypothèses : - et si le refus du développement était encore l'idéologie la mieux partagée en Afrique noire ? - et si le développement était perçu, à tous les échelons, comme reposant sur des diktats post-coloniaux que supporteraient mal des sociétés déjà fragilisées par l'histoire ? Il se propose de contribuer au renforcement de tout mouvement de pensée visant à rechercher les causes des malheurs de l'Afrique en son sein, et s'assigne trois objectifs : - montrer pourquoi le refus du développement n'est pas reconnu, - en démonter les mécanismes idéologiques, - mettre en évidence les points d'eau où les consciences africaines post-indépendantistes s'abreuvent.
Cette dynamique a été tracée par René Dumont dans ces ouvrages : L'Afrique noire est mal partie ; Paysans écrasés, Terres massacrées ; L'Afrique étranglée ; Les Raisons de la colère ; Pour l'Afrique, j'accuse ; Agronome de la faim ; Nous allons à la famine ; etc. Car que disait René Dumont ? En gros, qu'il ne suffit pas d'importer les costumes et les bagnoles fabriqués à Paris ou ailleurs dans le Nord pour accéder au développement. Le développement, le vrai, doit passer par un retour des Africains sur leur patrimoine précolonial ; une redéfinition de leur vision du monde par eux-mêmes, en fonction de leur sensibilité et de leurs potentialités. Il demandait aussi, et même surtout, aux Africains de sortir de la mainmise paternaliste, notamment de la France, afin de « se mettre au travail » ! Il estimait également que la formation des élites africaines, très peu adaptée aux exigences du développement, les préparait essentiellement à prendre la place des colons et à faire comme eux, c'est-à-dire à dominer, voire écraser leurs concitoyens183.
Les idées d'un Ernest Renan faisaient office d'évidence : « La nature a fait une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre ; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne »184. Aux indépendances octroyées et acceptées avec joie et bonheur, les nouveaux maîtres ont alors confié un peu partout des compagnies de monopole à des « nationaux » incompétents, adeptes du costard-cravate, bénéficiant souvent d'une impunité totale. Le résultat appartient désormais à l'histoire du continent. René Dumont dit : « Nombre d'Africains aiment se gargariser de socialisme et de démocratie, qui paraissent consacrer une évolution poussée, dans les domaines économique et politique. Les chances de développement africain s'accroîtraient si ce continent savait mesurer plus exactement son degré actuel d'évolution, et choisir les institutions économiques et politiques qui s'y adaptent. Copier l'Europe actuelle plus développée [...] serait une erreur. Que de concepts socialistes sont à revoir ! » ( Ibid.). L'Afrique n'a pas fini de payer cher le mimétisme de ses élites !
A lui seul, le continent noir concentre tous les fléaux de la planète: famine, sécheresse, désertification, guerres, génocides, épidémies, etc. Dans cette faillite générale, il existe toutefois une catégorie d'Africains qui prospère: les “rois nègres”, despotes corrompus installés au pouvoir par des puissances coloniales soucieuses de conserver un pied dans leurs anciens empires. C'est l'histoire de l'un de ces pantins sanguinaires que l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma nous narre dans son ouvrage En attendant le vote des bêtes sauvages. Le roman est bâti à l'africaine: au cours d'une cérémonie purificatoire en six veillées, un griot raconte la vie édifiante et drolatique du général Koyaga, maître chasseur d'une tribu paléonégritique (celle des « hommes nus « ) devenu président de la République du Golfe.
L'aventure du général-président commence en Indochine, où ce caporal tirailleur s'illustre en cassant du Viet. De retour au pays, grâce aux pouvoirs surnaturels que lui confèrent les gris-gris de sa maman et le Coran magique de son marabout préféré, le caporal Koyaga prend (brutalement) le pouvoir laissé vacant par les Français. On le devine: le règne de Koyaga sera riche en émasculations, celle du président Santos n'étant que la première d'une longue série. Mais la sorcellerie est une chose, l'expérience en est une autre. Aussi Koyaga va-t-il prendre des leçons de tyrannie chez ses collègues africains: on reconnaîtra au passage (les pseudonymes sont transparents) Houphouët-Boigny, Sékou Touré, Mobutu, Bokassa...
Jean-Claude Djéréké (2007) analyse les facteurs multiples de la situation actuelle de l’Afrique : il fait une place aux causes endogènes : corruption des élites, régimes à parti unique mais aussi poids de la parenté qui empêche l’épargne sans oublier les causes exogènes qu’il décrit longuement : soutien occidental aux dictateurs, enjeux géopolitiques sur les matières premières et l’énergie, modèle d’une économie néo-libérale, dépendance de l’aide, indépendances politiques des années 60 plus nominales que réelles, phénomène de la dette, etc. Après près d’un demi-siècle d’indépendance, les Etats africains postcoloniaux se présentent sur la scène internationale comme un triptyque :
Georges Balandier (1957) décrit une Afrique nouvelle, entre usages et réinvention de la tradition ; héritage des cadres administratifs et économiques coloniaux, et volonté de transformation et d’indépendance. Cette dialectique jouait à tous les niveaux : l’ambiguïté affectait aussi bien les stratégies de reconstruction sociale ou politique que le statut de la femme, celui de l’individu, celui du groupe. Aujourd’hui, l’ambiguïté a changé de nature (jusqu’à quel point?), mais elle reste de mise. On connaît, ou l’on croit connaître, l’Afrique des désastres, des tueries et des massacres (Rwanda, Congo, Darfour); l’Afrique des États en crise et de la crise de l’État (Côte d’Ivoire, Tchad, Zimbabwe), celle des proclamations et des échecs de la communauté internationale, celle des mortelles pandémies185.
On découvre l’Afrique en mouvement, celle des transitions démocratiques prometteuses (Afrique du Sud, Libéria), celle des taux de croissance économique plus qu’honorables (Botswana, Mozambique, Ouganda, Madagascar), celle d’une créativité et d’une vitalité artistique qui se manifeste ou qui s’expose en Afrique, en Europe, aux États-Unis. On peut donc légitimement parler d’Afrique plurielle186.
Il existe un bilan contrasté, entre l’Afrique des drames, celle du succès, et celle «des situations intermédiaires. « L’Afrique plurielle mal placée dans la course aux Objectifs du Millénaire », qui risquent fort de ne pas être atteints en 2015, mais les avancées obtenues, ici ou là, encouragent la mobilisation. « La question n’est donc pas que faire d’une Afrique en déroute, comme cela est trop souvent posé, mais que peut-on apprendre des succès africains et comment diffuser leurs enseignements?» 187
Pour autant, Afrique plurielle ne veut pas dire Afrique éclatée. Derrière les disparités qui la marquent, il importe de voir aussi comment l’Afrique tout entière est soumise au système économique mondial; comment se mettent en place de nouvelles instances collectives telles que l’Union africaine ou le NEPAD (New Partnership for Africa’s Development) ; comment des réseaux trans-africains se déploient ; comment les crises elles-mêmes ont souvent des dimensions transfrontalières. Afrique ambiguë, Afrique plurielle : et comment combiner les deux volets, celui si criant qui nourrit l’afro-pessimisme ou qui clame comme Stephen Smith que «l’Afrique meurt188 », et celui qui rappelle qu’à maints égards, l’Afrique s’invente, innove et construit ? Quel sens donner à la pluralité, terme commode, mais qui n’efface pas l’ambiguïté de naguère189 ?
Philippe Lavigne Delville, Le bulletin de l'APAD, n° 2
Ibid.
Transcontinentales numéro 2, 1er semestre 2006
Afrique plurielle, Afrique actuelle est d’ailleurs le titre d’un ouvrage collectif publié en hommage à Georges Balandier, Paris, Karthala, 1986.
Kermal Devis et Jean-Michel Severino, «Afrique plurielle», Jeune Afrique, n°2343, décembre 2005.
Stephen Smith, Négrologies, Pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
Dans un compte rendu de l’ouvrage Afrique plurielle, Afrique actuelle, cité plus haut, Bernard Hours s’interrogeait : «d’ambiguë, l’Afrique serait-elle simplement devenue plurielle parce que nous ne disposons pas aujourd’hui des instruments requis pour comprendre ses transformations ? », L’Homme, vol. 28, n° 106-107, 1988, p. 345.